« La popularité donne le pouvoir et il n’y a pas plus populaire que le football, donc le football donne le pouvoir. » Simple mais pertinente, cette phrase de Jorge Valdano relie politique et football. Le feuilleton footballistique regorge d’accointances entre les gouvernants et le sport roi. Mais rares sont les histoires aussi caricaturales que celle qui a réuni le pouvoir guinéen et le Hafia FC de Conakry, qui fut le plus grand club africain des années 1970.
LIRE AUSSI – Les Léopards de Mobutu, faste et décadence d’un football au service de la politique
Ahmed Sekou Touré, « le père de l’indépendance » guinéenne
L’histoire de la Guinée bascule le 28 septembre 1958, lorsque le peuple répond massivement « NON » au référendum constitutionnel français. Par ce « NON », la Guinée quitte la Communauté Franco-Africaine et opte pour l’indépendance. Cette débâcle électorale est un camouflet pour le Général De Gaulle, qui espérait maintenir toutes les colonies d’Afrique de l’Ouest sous le joug de la France, au mépris du vent de liberté qui soufflait.
Libérée, la Guinée confie son destin à Ahmed Sékou Touré, « l’homme qui a dit non à De Gaulle ». Clamé en présence du grand Charles, son effronté discours a marqué les esprits. Extrait : « Nous avons besoin de notre dignité. Or, il n’y a pas de dignité sans liberté. Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage ».
Le jeune dirigeant, du haut de ses trente-six ans, est progressiste et ambitieux. Il dote le pays de sa propre monnaie, le franc guinéen. Malgré les bâtons dans les roues mis par la France, il fait entrer la Guinée à l’ONU et au FMI. Fin diplomate, il noue des relations avec de nombreux chefs d’Etat, qu’ils soient occidentaux, socialistes ou non alignés.
Panafricanisme et authenticité
Surtout, Sékou Touré incarne le panafricanisme, doctrine de l’émancipation et de l’unification africaines. Il s’agit d’orchestrer un retour aux racines et d’empêcher la balkanisation du continent. Dès 1958, avec Kwame N’krumah et Modibo Keita, présidents du Ghana et du Mali, Sékou Touré crée l’Union des États Africains. En 1963, il est l’un des premiers membres de la toute nouvelle Organisation de l’Unité Africaine (OUA), sorte de CEE à la mode sub-saharienne.
Aux yeux du monde, il est un défenseur de l’africanisme et un charismatique héros tiers-mondiste. Toujours du côté des opprimés en quête de liberté, il apporte son soutien à l’ANC de Nelson Mandela, à Cabral pour l’autonomie de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert, au révolutionnaire camerounais Felix-Roland Moumié et au militant afro-américain Malcom X.
A l’intérieur du pays, Sékou Touré mène une politique économique centralisée, faite de nationalisations et de planifications. Autocratique, il impose un parti unique, le PDG (Parti Démocratique de Guinée). Au service de son idéologie, l’éducation et la culture sont des piliers de sa « Révolution » : « la culture est une arme de domination plus forte que le fusil » assène-t-il. Il s’agit de « ré-africaniser » son peuple, après la vaste entreprise de dépersonnalisation coloniale. Cette authenticité culturelle est soutenue par un mécénat d’États, qui permet l’avènement de nombreux artistes. Essentiellement musiciens et danseurs, ils valorisent la Guinée à l‘international et sont les premiers ambassadeurs de la Révolution.
Le football, sport de masse et atout politique
Et le football dans tout ça ? Il fait partie du plan de Sékou Touré, qui compte dessus pour fédérer le peuple, au-delà des clivages ethniques. Au lendemain de l’indépendance, il fait table rase de l’organisation coloniale et instaure un nouveau maillage footballistique. Il divise le pays en larges zones, les « fédérations », dont la mission est de développer la pratique, sans objectif de performance. Des moyens matériels sont mis à disposition. En retour, le Parti attend de chaque fédération qu’elle ait le maximum de joueurs. Des récompenses sont promises aux plus zélées, dont on loue « la vitalité et le militantisme ». La coupe nationale, nommée Coupe PDG, est créée mais sa part est mineure dans la note que le Parti attribue annuellement à chaque fédération.
Avec son football de masse sans tête d’affiche, Sékou Touré prend le contre-pied de son allié, Kwame N’krumah. Le président du Ghana, lui, ne s’intéresse qu’à l’élite, qu’il entretient avec opportunisme. Et cela fonctionne puisque les Black Stars gagnent les CAN 1963 et 1965, et brillent aux JO 1964. N’krumah tire habilement bénéfice de ces victoires, qui lui offrent une renommée internationale. Il joue de son influence sur la CAF, la Confédération Africaine de Football, qu’il politise, au service du progressisme africain. Il est l’instigateur en 1965 de la Coupe des clubs champions d’Afrique, à laquelle il donne son nom, « la Coupe N’krumah ». Il réalise un gros coup politique en 1966 lorsqu’il parvient à fédérer l’Afrique qui boycotte la Coupe du Monde.
Sekou Touré en échec
Au milieu des années 60, après quelques années d’exercice du pouvoir, Sékou Touré envie l’aura de son ami ghanéen, devenu la figure de proue du panafricanisme. Une aura dont il a besoin, tant il est en difficulté sur le plan politique.
En effet, loin des idéaux du début, il a troqué son boubou de héros de l’indépendance pour le treillis du despote sanguinaire. Dès 1959, il déjoue un coup d’État fomenté par la France, l’opération « Persil » (et oui, pour laver la Guinée, la mission, digne de OSS 117, a le nom d’une lessive !). Cet évènement le fait entrer dans une paranoïa destructrice. Terrifiant, il persécute ses opposants, qui sont exécutés ou incarcérés dans les geôles de la prison d’Etat de Camp Boiro.
Économiquement, le pays est exsangue, miné par la corruption généralisée. Acculé, Sékou Touré sollicite simultanément l’aide financière de pays communistes (URSS et RDA) et les dollars de son principal acheteur de matières premières, les USA. Sa stratégie, illisible, contribue à son isolement, même en Afrique, où le Sénégal et la Côte d’Ivoire, ses « frères » historiques, lui tournent le dos.
Objectif : trois victoires en Coupe d’Afrique
Dans ce contexte désastreux, en 1967, Sékou Touré devient marxiste et rejoint le bloc socialiste. Il impose le Plan Révolutionnaire Local (PRL), qui régente tous les secteurs d’activité. Le football n’échappe pas à la règle et devient un outil de propagande. Sekou Touré suit l’exemple de N’krumah pour redorer son blason. Un objectif est immédiatement fixé : un club doit remporter la Coupe des Clubs Champions à trois reprises, exploit qui en ferait le propriétaire du trophée comme le stipule le règlement. Une barre placée bien haute car les équipes guinéennes ont été rapidement balayées lors des premières éditions de la compétition, dominées par les clubs maliens, camerounais et congolais.
L’objectif fixé, comment procéder pour l’atteindre ? Interventionniste, le pouvoir guinéen concentre les meilleurs joueurs du pays à la capitale, dans les deux fédérations sobrement nommées Conakry 1 et Conakry 2. Renforcées, elles remportent chacune trois championnats de Guinée entre 1966 et 1971. En coupe d’Afrique, elles se frottent aux meilleures et progressent. Parvenues en demi-finale en 1969 (Conakry 2) et en 1970 (Conakry 1), elles sont à chaque fois éliminées par le Tout Puissant Mazembe, club congolais dont les succès profitent au dictateur local, le colonel Mobutu.
Naissance du Hafia FC et de ses virtuoses
Après ces deux défaites vécues comme des humiliations, Sékou Touré, toujours plus autoritaire, impose une seule et unique fédération pour répondre à « l’exigence révolutionnaire ». Il choisit délibérément Conakry 2, qui devient Hafia Football Club, hafia signifiant félicité en langue soussou.
Le Hafia jouit déjà d’une belle popularité, grâce à son jeu spectaculaire et offensif. En 1969, en cinq matchs de coupe d’Afrique, il avait affolé les compteurs en marquant vingt-deux buts. L’entraîneur, « maître » Nabi Camara, utilise à merveille trois superbes joueurs en attaque. L’aile droite est occupée par le virevoltant Ibrahima Sory Keita, dit Petit Sory « le prince du dribble ». Au centre, Chérif Souleymane est le plus complet, à la fois buteur et meneur, considéré comme le meilleur joueur guinéen. Sur l’aile gauche, Maxime Camara fait parler sa vitesse et sa qualité de centre.
Début 1972, le Hafia bénéficie du renfort d’anciens de Conakry 2, dépouillée de ses meilleurs éléments : le gardien Morciré, le défenseur Edenté, le milieu Tolo, le buteur N’Jo Léa. Les joueurs du Hafia sont gâtés avec des emplois protégés et une réussite garantie aux examens universitaires. Pervers, le Parti promet aux joueurs dont les proches sont incarcérés à Camp Boiro, qu’ils seront libérés en cas de succès en Coupe d’Afrique. La Guinée transforme les footballeurs du Hafia en domestiques dédiés à « l’objectif national ».
1972 : Chérif Souleymane et le Hafia au sommet
Chose rare en football, la logique des dirigeants s’accorde avec la vérité du terrain, puisque le Hafia gagne sans sourciller la Coupe d’Afrique des Club Champions 1972. Toujours prolifique en attaque, il ajoute une rigueur salvatrice, qui lui permet d’éliminer le Canon de Yaoundé, tenant du titre et le TP Mazembe, sa bête noire congolaise. En finale, le Hafia termine le travail contre le Simba FC, club ougandais qu’il bat à Conakry (4-2) et à Kampala (3-2). Ce succès est fêté en grande pompe, sous le regard du Parti, qui se vante de « cette victoire qui témoigne de la vitalité de la Révolution ».
Héros de la finale qu’il a survolée, le maestro Chérif Souleymane remporte le Ballon d’Or africain 1972. Buteur et leader du Hafia, il est resté toute sa carrière à Conakry malgré les offres européennes. Ancien étudiant en génie civil en RDA, il aurait aimé rallier la Bundesliga en 1969 quand Cologne le sollicita. Mais, il renonça à son transfert après avoir été séquestré pendant une semaine sur ordre de Sékou Touré, qui avait eu vent de ses velléités de départ. On ne badine pas avec la Révolution, qui compte sur ses footballeurs-soldats pour défendre le drapeau.
Politique de la terreur en Guinée
La victoire de 1972 est une petite bouffée d’oxygène pour Sékou Touré, asphyxié par une économie en berne et par une gouvernance chaotique. Depuis 1970, c’est en barbare qu’il dirige son pays. Tout commence par l’opération « mer verte », une tentative de coup d’Etat menée à son encontre par le Portugal. La manœuvre échoue, si bien qu’il reste au pouvoir. En représailles, il entreprend une purge des complices présumés de cette rébellion. Des milliers de guinéens fuient pendant que d’autres sont assassinés. Quatre hauts fonctionnaires sont pendus sur un pont de Conakry en 1971 : le pont des pendus devient le symbole de la folie de Sekou Touré. Dépourvu de soutien international, le despote n’a plus que le football pour valoriser son pays. Plus que jamais, l’objectif des trois victoires en Coupe d’Afrique revêt une importance primordiale.
Sous pression, le Hafia se mobilise pour remplir sa mission. Mais les deux éditions suivantes de la Coupe d’Afrique ne lui sourient pas. En 1973, dominé physiquement, il est éliminé par le Léopard de Douala du flamboyant Roger Milla. « Maître » Nabi, le coach, est désigné comme le bouc émissaire : on le jette en cellule à Camp Boiro, où il restera neuf mois… L’année suivante, le Hafia déclare forfait contre la Jeanne d’Arc de Dakar car Sekou Touré refuse tout contact le Sénégal, devenu son ennemi diplomatique.
LIRE AUSSI – Roger Milla, le Makossa éternel
1975 : la plénitude du Hafia
En 1975, le Hafia repart à l’assaut de la Coupe N’krumah. L’ambition reste la même, d’autant plus qu’un grand talent émerge au milieu de terrain. Papa Camara, joueur « plaque tournante » à la fine technique, a gagné sa place au côté du crack Souleymane Cherif. Avec ses deux stratèges, le Hafia déploie un jeu léché et protagoniste, qui fait des ravages à domicile. Par deux fois, il renverse ses adversaires à Conakry après avoir perdu à l’aller. La victoire 3-0 contre le Vita Club de Kinshasa entre au panthéon du sport guinéen, au point que les joueurs sont tous récompensés d’une mobylette venue de RDA. Favori en finale, le Hafia affronte le club nigérian des Rangers d’Enugu. Sans grande frayeur, nettement dominateur, il l’emporte haut la main.
La joie est là mais, immédiatement, le Hafia se projette vers une troisième victoire. C’est la teneur du discours du capitaine Ousmane Tolo, qui s’adresse au chef de l’Etat comme un vassal à son suzerain :
« Camarade Responsable Suprême de la Révolution, nous sommes heureux et fiers d’avoir accompli notre devoir… Nous voudrions vous rappeler notre souhait de voir la Coupe N’krumah installée dans l’historique salle du Haut Commandement… Nous vous assurons que nous ferons honneur à la Patrie et à vous qui être notre Guide éclairé. Vive le Président Ahmed Sekou Touré. Vive la Révolution. Vive le sport de masse. »
Le Hafia enchaîne sur une belle campagne 1976, avec un Papa Camara au sommet de son art, ce qui lui vaudra une deuxième place au Ballon d’Or africain. En Coupe d’Afrique, le Hafia trace sa route jusqu’en finale, en écartant avec autorité l’ASEC Abidjan. Une belle victoire contre l’ennemi ivoirien est toujours bienvenue pour les autorités.
Mais l’euphorie ambiante ne résistera pas à la déroute d’Alger en finale. Vainqueur 3-0 à Conakry à l’aller, le Hafia s’incline 0-3 puis perd aux tirs aux buts face au Mouloudia. Cette débâcle plonge Sékou Touré dans une colère noire. Il dissout la Fédération, vire le ministre de sports, limoge le coach roumain et suspend deux joueurs pour une durée indéterminée, en l’occurrence le gardien Sylla et le buteur N’Jo Léa.
LIRE AUSSI – Le Mouloudia, un monument algérien
1977 : l’apothéose
A force d’insister, de sanctionner, de menacer, le souverain guinéen finit par atteindre son Graal en 1977. Le Hafia remporte enfin la troisième coupe. Cerise sur le gâteau, le match décisif se joue à Conakry. Le Hafia gagne 3-2 contre les ghanéens de Hearts of Oak et triomphe devant son public… et devant Sekou Touré. Opportuniste, il ne se prive pas de voler la vedette aux joueurs. On le voit brandir la coupe tant convoitée et réaliser plusieurs tours d’honneur en voiture décapotable.
Grâce à ses trois titres, le Hafia est le premier club à s’octroyer définitivement le trophée. L’année suivante, c’est la nouvelle Coupe Ahmed Sekou Touré qui sera en jeu et il faudra attendre 1994 pour qu’elle soit définitivement attribuée au Zamalek du Caire. Le triplé du Hafia met un coup de projecteur salutaire sur le président guinéen. Il en profite pour légitimer le grand virage politique pris quelques mois avant. Il a effectivement renoncé au communisme pour une économie libérale, tout en renouant des relations apaisées avec ses voisins ivoirien et sénégalais. Sekou Touré se réconcilie même avec la France de Valéry Giscard d’Estaing.
Fin de l’histoire pour le Hafia et pour Sekou Touré
Pour le Hafia, la victoire de 1977 est un chant du cygne. Certes, en 1978, il atteint de nouveau la finale, mais sans allant, sans virtuosité, on ne le reconnait pas. Certains joueurs déclinent, usés et démotivés. Plusieurs déplorent ne pas avoir été récompensés pour leurs exploits passés, contrairement à certains dirigeants. Cette aigreur parvient aux oreilles de Sékou Touré qui déclare avec démagogie : « Nous ne donnerons jamais un syli, un franc, un dollar à un jeune sportif guinéen. Nous lui donnons quelque chose de supérieur : la conscience d’être africain, la conscience d’être un homme libre ».
Les campagnes suivantes confirment le crépuscule du Hafia, dépourvu d’une relève valable. Vécue comme une humiliation par Sékou Touré, cette lente agonie le pousse à dissoudre le club en 1980 : il le raye de la carte ! Lunatique, il le réhabilite en 1983, avec l’espoir de lui redonner son lustre d’antan. Mais, en 1984, le « père de l’indépendance guinéenne » décède. C’est la fin d’une époque pour le Hafia, qui redevient un club sans privilège et sans mission politique.
Ses succès des années 70, le Hafia FC les doit à ses joueurs virtuoses qui composaient cette équipe au style romantique. Mais, ces victoires sont aussi celles d’Ahmed Sékou Touré, militant du panafricanisme puis dictateur sanguinaire. Il convertit les joueurs du Hafia en « guerriers du peuple guinéen » et instrumentalisa le football au service de son impitoyable pouvoir. Politique et foot : des liaisons assurément dangereuses…
Sources :
- Cheick Fantamady Condé, Sport et politique en Afrique. Le Hafia Football-Club de Guinée, L’Harmattan.
- « Les grandes dates de la vie politique en Guinée », Le Point.
- « Guinée : Chérif Souleymane, légende d’une autre époque », RFI.
- Mickaël Correia, Une histoire populaire du football, La Découverte.