Les trêves internationales sont parfois décriées, nombre de fans regrettant d’abandonner les affaires locales du club au profit de matchs internationaux de qualifications, quand ils ne sont pas amicaux, bien souvent ennuyeux. Ces matchs, en plus d’être l’apanage commun du « football international », permettent la réunion des meilleurs joueurs d’un pays. Ces joueurs sont, dans l’imaginaire, la représentation symbolique dudit pays, par extension, des valeurs de celui-ci. Le caractère ritualisé de ces matchs fait partie de nos pratiques sociétales et sociales. La Coupe du monde est l’incarnation parfaite de ce football des sélections. Si certains n’y voient que du sport, pouvons-nous tout de même trouver une autre définition ou, du moins, un sens plus subtil à ce football « des nations » ?
Les appels à l’annulation du match France-Turquie du Lundi 14 octobre se firent nombreux sur les réseaux sociaux. Militants, personnages politiques et autres anonymes entendaient faire annuler cette opposition comptant pour les qualifications de l’Euro 2020 afin de mettre en lumière l’intervention militaire turque, « Source de paix », ayant cours actuellement dans les territoires sous contrôle kurde du nord de la Syrie.
Mais au-delà de la situation géopolitique actuelle, c’est l’attitude guerrière des joueurs turcs lors du match les opposant à l’Albanie qui fait débat. Ces derniers ont mimés un salut militaire, un geste incarnant leur soutien à l’actuel opération militaire mené par leur armée. Ce n’est pas la première fois que le football turc fait parler de lui dans ce domaine. Le joueur allemand d’origine turque Mesut Özil montra à plusieurs reprises par le passé qu’il était un supporter du président Recep Tayyip Erdoğan. Ce dernier fut d’ailleurs le témoin de mariage du premier. Un autre joueur turc évoluant en Allemagne fut récemment dans la tourmente, il s’agit d’Enver Cenk Şahin. Ce dernier afficha sur son compte Instagram un message de soutien à l’armée turque. Évoluant au FC Sankt Pauli, il fut pris en grippe par les ultras locaux. Ces derniers, marqués à gauche – tout comme leur club qui revendique officiellement des valeurs antifascistes, demandèrent le renvoi pur et simple de ce joueur. Aux dernières nouvelles, il fut mis à l’écart par son club.
Ces polémiques, en dehors des clichés trop simples sur le football, montrent bien les liens qu’entretient ce dernier avec les concepts de Nation et de guerre. Cette trêve internationale – lorsque le football des clubs s’arrête temporairement au cours de l’année pour laisser place aux équipes nationales – en fut le parfait terrain d’expression.
Les trêves internationales sont l’occasion de retrouver les joutes opposant les équipes nationales et donc de renouer avec des pratiques sociales et symboliques qui sont désormais bien ancrées dans les sociétés contemporaines. Les matchs sont des exercices patriotiques au même titre que les fêtes nationales. Le caractère guerrier, même s’il est souvent métaphorique, est bien présent lors de ces rendez-vous internationaux. Ces matchs, en plus d’être l’apanage commun du « Football des Nations », permettent la réunion des meilleurs joueurs d’un seul pays. Ces joueurs sont, dans l’imaginaire, la représentation d’un pays, d’une nation et par extension, de valeurs. Le caractère ritualisé de ces matchs avec, par exemple, l’interprétation d’hymnes, font partie de nos pratiques sociétales et sociales. La Coupe du monde est l’incarnation parfaite de ce football des sélections. La dernière édition qui a eu lieu en Russie est forte d’exemples nombreux.
C’était en 2018, la France gagne alors sa seconde étoile et les rues françaises sont en fête. Dans le bruit de la joie et des célébrations, une information passa presque inaperçue. Un caporal-chef français blessé au Mali fut convié par Emmanuel Macron dans le vestiaire des Bleus juste après leur victoire du titre mondial. Un discours présidentiel improvisé et un silence solennel suivirent. Cet événement démontre que le football des Nations et la compétition servent un patriotisme non guerrier.
Le sens du devoir. C’est une rhétorique que développait le président de la République à la fois dans sa politique avec le retour d’un « service civique universel » et dans les gestes lors des matchs de la Coupe du monde de football en Russie. La rage qu’il témoigna depuis les tribunes à chaque but et lors de la victoire finale et ses mots dans le vestiaire des nouveaux champions du monde, en compagnie de son invité militaire, montrent l’utilité politique et la portée du football des nations dans le maintien d’un patriotisme de circonstance.
Hérodote a écrit dans son oeuvre Les Histoires la chose suivante : « En temps de paix, les fils ensevelissent leurs pères, en temps de guerre, les pères ensevelissent leurs fils ». Par cette affirmation Hérodote voulait décrire l’état d’une société en fonction de la guerre avec l’image des relations entre les pères et les fils. En temps de guerre, les pères voient leurs fils partir batailler et donc les voient mourir. Lorsque la paix vient, les pères meurent de vieillesse et laissent la place à leur fils au sein de la société. La guerre sert donc d’éducation à la fois dans la sphère privée et dans la sphère publique. Dans la première, le fils honore son père en guerroyant, montrant ainsi la robustesse de son éducation familiale. Dans la seconde le fils fait honneur à la patrie en lui offrant sa vie pour la défendre. Dans nos sociétés contemporaines, ces points de repères sont complètement modifiés.
Les contours du sport moderne
Au XIXème, puis au XXème siècles l’Europe subit plusieurs mutations significatives. La Révolution industrielle change la face du travail et de la production. La construction des Etats-Nations (Allemagne et Italie au XIXème siècle pour ne citer qu’eux) change la perception de l’homme sur la société et ceux qui deviennent ses semblables. C’est une « rationalisation de la société » qui s’opère avec de nouvelles règles.
Pour Allen Guttmann, historien américain, le sport moderne et sa codification participent à cette rationalisation plus large de la société. Le sport moderne se reconnaît selon lui à sept caractéristiques précises : sécularisation, égalité dans la compétition, spécialisation des rôles, rationalisation, organisation bureaucratique, quantification et quête de records.
La sécularisation s’opère lorsqu’un objet perd de sa valeur sacrée, son caractère profane. Les jeux sportifs étaient souvent intégrés à des cultes. Les jeux de balle précolombiens, chez les Olmèques ou les Aztèques par exemple. L’issue de la partie était pensée comme déjà écrite, « contrôlée par les Dieux ». Après le sport, venait la religion, la journée se terminait alors par des sacrifices. Selon Guttmann, le sport doit au moins sur le plan théorique être accessible à tous et ne reposer que sur le mérite de l’individu, c’est ce qu’on appelle l’égalité dans la compétition. Il a fallu faire sauter ces barrières de classes et de normes. Pendant longtemps, les femmes n’étaient pas acceptées dans nombre de sports, aussi bien comme participantes que spectatrices.
Il n’y avait pas de rôle spécialisé voire même pas de séparation entre spectateurs et participants dans les sports du Moyen-Âge. Des rôles spécialisés que l’on peut rapprocher de la Révolution industrielle et de la spécialisation des tâches de chaque travailleur dans une usine. On rajoute à cela la rationalisation qui renvoie au fait que l’entraînement est un point central du sport moderne, celui-ci dans le but d’améliorer la performance.
Cela suppose des règles valables universellement. Cela se rend possible via une organisation bureaucratique. En d’autres termes, des fédérations qui sont la garantie de règles et du respect de celles-ci. Les fédérations peuvent appliquer la quantification. L’idée selon laquelle la performance laisse une trace. En Grèce antique, un participant était déclaré vainqueur sans pour autant être rattaché à un score. Le vainqueur ne pouvait se comparer au précédent via sa performance. Ce changement pousse le sport et le sportif à repousser ses limites, d’où la recherche des records.
En point d’orgue de ces sports modernes, on trouve le football. Un sport qui pousse plusieurs millions de personnes à sortir dans les rues des villes françaises pour célébrer une victoire mondiale de l’équipe qui représente leur Nation.
Ce football, qui s’anime tout d’abord sous la forme de clubs, va vite adopter un modèle international. Dès 1904 est créée l’Equipe de France. Celle-ci joue son premier match contre la Belgique – déjà sur notre chemin, comme en 2018 – le 1er mai 1904. Le score est de 3-3. Le football des nations remplace la guerre dans une société en paix. Aujourd’hui une victoire de l’équipe nationale est le seul événement qui puisse réunir autant de gens dans une expression de joie positive. La guerre ou l’Armée ne pouvant plus tenir leur rôle de formation patriotique (car n’étant plus autant présentes dans le quotidien des citoyens), le football revigore ce patriotisme par épisodes sporadiques. Cette fierté nationale s’exprime dans de rares moments mais de manière très puissante.
Ordre social et arme politique
Au tout départ, la conception du football est anglaise. Ce sport était d’abord perçu comme trop violent, mais peu à peu, il devient obligatoire au sein des plus grandes Publics schools du pays, des écoles privées qui forment l’élite politique et économiques du Royaume-Uni. Le football est perçu comme un moyen de faire la guerre. En effet, intellectuels et religieux vouent une admiration pour la gymnastique prussienne. Une gymnastique qui, selon eux, s’est associée aux succès militaires de cette nation à la fin du XIXème siècle. Le football doit être un moyen d’enseigner à l’élève des qualités purement victoriennes comme le stoïcisme ou l’abnégation. Enfin, l’objectif est de diriger sur le terrain pour plus tard diriger une entreprise ou au sein d’une assemblée politique. Le football sert à affirmer un ordre social.
L’entreprise est un monde dont s’empare le football. Il faut rappeler qu’en 1867, près de 70% de la population britannique est ouvrière. C’est aussi la période dans laquelle se développe le syndicalisme européen – légalisation de la création de syndicats accordée en 1884 en France. Les ouvriers, après la bourgeoisie, s’accaparent le football – dans les tribunes et sur le terrain – , tandis que les chefs d’industrie souhaitent contrôler les activités externes de leurs employés. Certains clubs sont créés dans le but de rapprocher ouvriers et cadres au sein d’une même entreprise. Pour le patron, le football permet de détourner le travailleur de la boisson et des activités syndicales. Cette fois-ci ce n’est pas la guerre militaire qui est abandonnée mais la guerre sociale/syndicale. Le football ouvrier veillait à maintenir un patriotisme économique, tandis que le football des Nations veille aujourd’hui à maintenir un patriotisme sociétal. Il est par la suite important pour le patriotisme institutionnel de contrôler les gestes des individus afin de prévenir toute violence pouvant devenir incontrôlable.
Cependant, en dépit de nombre de précautions, le football fut parfois utilisé comme une véritable arme de guerre. Bien souvent, dans un but de propagande. Un exemple est saisissant. Il s’agit de la Guerre d’Algérie (1954-1962). En effet pendant les affrontements entre l’armée française et maquisards du FLN (Front de Libération Nationale), un autre match se jouait.
Alors que les attentats et autres incidents se multiplient au cours des années 1950, le pouvoir colonial tente tant bien que mal de raccrocher l’Algérie à la France et ce, par tous les moyens. Le sport est un de ces moyens. Celui-ci se doit d’être plus intégrateur. Si le colonisateur utilise le ballon rond, il en est de même du côté du FLN. Il s’agit du célèbre 11 de l’indépendance. Une équipe représentant l’Algérie révolutionnaire, composée, notamment, de joueurs professionnels qui évoluaient en France. Rachid Melkhloufi, joueur du grand Saint-Etienne des années 1950 et champion du monde militaire (1957) sous les couleurs tricolores fut l’un d’eux. Cette équipe était une vitrine politique et joua des matchs contre certains des futurs alliés de l’Algérie indépendante – pays d’Europe de l’Est et autres. Aujourd’hui, le football guerrier n’est plus d’actualité – hormis quelques exceptions – et toute violence ou action sortant du cadre sportif n’est pas tolérée par les instances du football et autres institutions politiques nationales.
Un nationalisme de fait et de faits
Le 5 juin 2018, Courrier International publiait un article portant le titre suivant : « Cette Coupe du monde est-elle celle du nationalisme ? ». Le papier évoque les incidents et autres menaces racistes pouvant apparaître lors de compétitions sportives. L’exemple utilisé est celui de Jimmy Durmaz. Ce joueur est membre de l’équipe suédoise de football, il est aussi d’origine turque. Coupable d’une grave erreur lors du match contre l’Allemagne, il a alors été victime de menaces et injures racistes sur les réseaux sociaux.
L’article est louable dans le fond. Son titre, en revanche, peut sembler paradoxal. Un affrontement entre nations, est forcément un affrontement entre nationalismes. Les drapeaux déployés avant le début d’un match ont chacun leurs propres significations historiques et politiques. Certaines nations qui se rencontrent ont en commun des histoires tragiques et violentes. C’est le cas, par exemple, de la Serbie et de l’Albanie.
Lors du match opposant la première à la Suisse – lors de la même Coupe du monde 2018, les deux buteurs furent deux Helvètes d’origine kosovare : Xherdan Shaqiri et Granit Xhaka. les deux effectuèrent avec l’aide de leurs mains l’aigle albanais. Une façon de rendre hommage à leurs parents, mettant en lumière, par la même occasion, l’histoire conflictuelle entre leur pays d’origine, l’actuel Kosovo et la Serbie, l’adversaire du jour. Granit Xhaka confiait lors d’un entretien accordé au Guardian l’emprisonnement pour raisons politiques de son père dans les années 1990.
Une polémique suivit en Suisse, la presse interrogeant la légitimité de ce geste et sa place dans une équipe qui n’est ni l’Albanie ni le Kosovo. Les joueurs furent sanctionnés par la FIFA pour leur geste. Cette sanction fut simplement pécuniaire, l’intérêt sportif prenant le pas sur l’éthique politique. C’est ici que la limite de l’utilisation pacifique du football apparaît. Le football des Nations est un entretien des antagonismes internationaux en temps de paix dans l’esprit et non dans les actes. Les institutions ne tolèrent pas des gestes qui peuvent pousser à la violence.
Des gestes, qui, pourtant, ne font qu’exprimer la matrice dont est faite la Coupe du monde. L’épisode que je viens de décrire – sans doute vite oublié – est lourd de sens au vu du paradoxe qu’il révèle : un patriotisme pacifique dans une guerre de 90 minutes. L’ironie du sort veut que la guerre seule est aujourd’hui une raison valable pour stopper les championnats de sport. L’originale se montre toujours plus forte que la copie.
Il est risible de s’étonner de voir apparaître nationalisme, revendications culturelles et violence, symbolique et physique, alors que ces choses ne sont que le revers de la médaille d’oppositions entre nations. Les scènes que nous avons vécu en France, il y a deux ans, sont donc à la fois tout à fait cohérentes d’un point de vue sociologique. Certains auteurs pensent que le sport de manière générale n’est qu’un simulacre guerrier. Parmi eux, George Orwell, qui écrivit la chose suivante : « Pratiqué avec sérieux, le sport n’a rien à voir avec le fair-play. Il déborde de jalousie haineuse, de bestialité, du mépris de toute règle, de plaisir sadique et de violence ; en d’autres mots, c’est la guerre, les fusils en moins ».
Sources :
- Allen Guttmann, Du rituel au record : La nature des sports modernes, L’Harmattan, 2006
- Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, Fayard, 1998
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