Le bug de l’an 2000 n’a, semble-t-il, pas seulement touché le monde informatique. La hiérarchie du football fut elle aussi victime d’une secousse avec l’invitation surprise d’un club turc sur la plus haute marche du podium d’une compétition européenne. Galatasaray a réussi à inscrire son nom dans le premier conte de fées européen du football turc. Une prouesse qu’aucune autre équipe du pays n’est encore parvenue à imiter.
Champion de Turquie pour la troisième année consécutive, c’est en Ligue des Champions que commence l’épopée européenne du club stambouliote. Après un tour de qualification remporté contre le Rapid Vienne 4-0, le tirage au sort ne vernit pas Galatasaray qui hérite de l’AC Milan, champion d’Italie en titre, de Chelsea et du Herta Berlin, tous deux troisièmes de leur championnat respectif. Le premier match se termine sur un score nul 2-2 face au Hertha BSC, à Istanbul. Les Cimbom enchaînent par la suite trois défaites consécutives face à l’AC Milan 2-1 puis face à Chelsea 1-0 et 5-0. Les hommes de Fatih Terim finissent par sortir la tête de l’eau en gagnant face au Hertha BSC 4-1 puis face à Milan 3-2… mais les Stambouliotes ont pris trop de retard et leur parcours en Ligue des Champions s’arrête déjà là. À la surprise générale, l’AC Milan termine bon dernier de son groupe. En finissant troisième, Galatasaray est reversé en Coupe de l’UEFA. C’est la première année que les clubs finissant troisièmes de leur groupe de Ligue des Champions gagnent le droit de continuer à rêver d’une coupe d’Europe.
Opération « rachat »
Les réformes de l’UEFA font parfois des heureux. En étant renversé en Coupe de l’UEFA, Galatasaray a l’opportunité de se racheter sur la scène européenne. Cette mesure fut prise pour relever le niveau de cette compétition et lui apporter davantage d’intérêt après la disparition de la Coupe d’Europe des vainqueurs de coupe un an plus tôt. Si la marche en Ligue des Champions était sans doute trop haute, cette Coupe de l’UEFA se présente comme une compétition plus à la portée du club turc. Le plateau est tout de même séduisant : Arsenal, la Juventus, la Roma, Parme, l’Ajax ou encore le Borussia Dortmund sont des adversaires que les Cimbom devront probablement croiser sur leur route. Mais les Stambouliotes n’ont pas à douter de leurs forces. Avec un effectif composé uniquement de joueurs turcs, roumains et brésiliens, le club de la capitale possède l’une des plus belles équipes de son histoire. Un mélange de joueurs d’expérience associés avec l’une des plus belles générations du football turc. On trouve dans cet effectif, le champion du monde 1994 aux cages, Cláudio Taffarel, et la légende roumaine Gheorghe Hagi accompagné de son compatriote Gheorghe Popescu (115 sélections avec les Tricolorii). Ces vieux briscards sont alignés avec Hakan Şükür, Bülent Korkmaz, Emre Belözoğlu ou encore Arif Erdem pour ne citer qu’eux. Aux manettes de cette belle équipe, « l’empereur » Fatih Terim.
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Les Stambouliotes entament leur rédemption en seizièmes de finale contre Bologne, vainqueur de la Coupe Intertoto l’année précédente. Emmenés par le grand buteur Beppe Signori, les neuvièmes du dernier championnat italien résistent à domicile et obtiennent un nul 1-1, mais s’inclinent finalement 2-1 dans l’ancien stade Ali Sami Yen. En huitièmes de finale, les Turcs héritent du Borussia Dortmund. Il faut plus que le mur jaune du Westfalenstadion pour impressionner des Stambouliotes déjà habitués à des ambiances très tendues dans leur antre. La preuve en est avec cette victoire 2-0 en Allemagne qui permet aux Cimbom d’aborder tranquillement le retour. Ce dernier se solde par un score nul et vierge permettant aux hommes de Fatih Terim de continuer tranquillement leur petit bonhomme de chemin dans la compétition. Dans le même temps, les clubs annoncés comme favoris au sacre final se font surprendre dès les huitièmes de finale à l’instar de la Juventus, écrasée 4-1 par le Celta Vigo, du tenant du titre Parme, surpris par le Werder Brême, de la Roma, écartée par Leeds, ou encore de Monaco, éliminé par Majorque. Majorque qui se présente désormais sur la route de Galatasaray. La confrontation est une formalité pour les Turcs qui se débarrassent sèchement des Espagnols. 4-1 à l’aller et 2-1 au retour : 6-2 sur l’ensemble des deux matches, jeu set et match.
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Violences et triomphe
La demi finale contre Leeds est marquée par une extrême violence en dehors du terrain. Des affrontements entre supporters ont lieu à Istanbul la veille du match. Des membres du gang stambouliote des Night Watchmen s’invitent à la partie et précipitent le chaos. Deux supporters de Leeds, Kevin Speight âgé de 40 ans et Christopher Loftus, 37 ans, perdent la vie dans ces affrontements. Les origines de ces heurts sont encore floues et il est difficile de dire qui furent les premiers à avoir entamé ces provocations. Il se dit d’un côté que les supporters de Leeds ont d’abord lancé des verres de bière sur les Turcs en insultant le drapeau Ay yıldız. De l’autre côté, les Anglais dénoncent les Stambouliotes qui auraient les premiers lancé des chaises et menacé les fans de Leeds avec des couteaux.
Le match est malgré tout maintenu ce 6 avril 2000 et les Turcs l’emportent sans sourciller 2-0 en se mettant rapidement à l’abri grâce aux buts de Hakan Şükür à la 13ème minute et du défenseur brésilien Capone à la 44ème minute. Pour le retour, deux semaines plus tard, les supporters stambouliotes sont interdits de déplacement. Une décision qui n’est pas au goût de la direction du club qui accuse Leeds de vouloir faire tourner la situation à son avantage pour favoriser une remontée de son équipe. Dans une partie à haut risque, Galatasaray arrive en Angleterre escorté par 11 agents antiterroristes. Les hostilités sont lancées à Elland Road dans un stade plein à craquer. La rencontre tient toutes ses promesses et dès la 5ème minute, Hagi ouvre la marque sur penalty. Les Anglais ne s’avouent pas vaincus pour autant et égalisent par le biais d’Eirik Bakke dix minutes plus tard. Hakan Şükür, encore lui, met définitivement les siens à l’abri juste avant la mi-temps et l’égalisation à la 68ème minute de Bakke n’y changera rien. 2-2 score finale, 4-2 sur l’ensemble des deux matches, Galatasaray allait vivre sa première finale européenne.
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Au Parken Stadium de Copenhague, le club stambouliote retrouve une nouvelle équipe anglaise : Arsenal. Les Gunners avaient d’ailleurs eux aussi été reversés de la Ligue des Champions après avoir fini troisièmes de leur groupe, derrière le FC Barcelone et la Fiorentina. En demi-finale, les hommes d’Arsène Wenger se sont débarrassés du RC Lens après deux rencontres plutôt accrochées et remportées à Highbury 1-0 puis au stade Felix Bollaert sur le score de 2-1. Alors que près de 10 000 supporters turcs et 12 500 supporters anglais sont attendus pour cette finale, les autorités danoises craignent des représailles suite à la mort des deux supporters de Leeds quelques semaines auparavant. Malgré les 2000 policiers déployés, soit 20% des forces de police du pays, de violents affrontements éclatent dans les rues de Copenhague entre Turcs et Anglais. Afin de venger la mort de leurs compatriotes, les membres de la firme hooligan d’Arsenal The Herd and The Gooners invitèrent ceux du Leeds United Service Crew, des Chelsea Headhunters, et des hooligans des Rangers, de Cardiff City et de Swansea City dans la capitale danoise pour en découdre avec les supporters stambouliotes.
Les premières échauffourées sont à noter en début d’après midi, lorsque des supporters de Galatasaray attaquent des fans londoniens dans un bar. Une rixe éclate lors de laquelle un supporter d’Arsenal est poignardé et blessé. Durant l’après midi, les provocations se multiplient entre Anglais et Turcs, ceux-ci continuant à chanter en agitant des drapeaux à travers les rues copenhagoises et à s’échanger des bouteilles dans la figure pour contribuer aux festivités. La situation dégénère en fin d’après midi où, lors d’une attaque minutieusement orchestrée, près de 500 supporters anglais s’en prennent par surprise aux Turcs venus soutenir leur équipe. L’affrontement est d’une extrême violence et les supporters se battent entre eux avec le premier objet qu’ils trouvent. Tables de restaurant, chaises, bars de fer, couteaux, tout est bon à prendre pour blesser et se défendre. Il faut attendre vingt minutes avant l’arrivée des forces de l’ordre pour tenter de contenir la foule avec des chiens et du gaz lacrymogène et de calmer une situation désormais hors de contrôle. Le chef de la police de Copenhague, Mogens Lauridsen, confie être dépassé par la situation : “Je n’ai jamais vu rien de tel ici”. Le bilan est lourd : près de soixante arrestations et environ quinze blessés dont quatre poignardés. A quelques mois de l’Euro, les hooligans terrorisent les instances européennes. Des évènements qui ternissent également la candidature de l’Angleterre dans le choix d’attribution de la Coupe du Monde 2006.
« Ce n’est qu’un match de football, pas une guerre et la coupe ne vaudra rien si du sang est renversé ». Les mots du président de Galatasaray, Faruk Suren, pour tenter de ramener le calme n’arriveront pas aux oreilles de tout le monde. À l’intérieur comme en dehors du stade, des clôtures de métal sont placées pour séparer les supporters des deux équipes et éviter de nouveaux affrontements. Le coup d’envoi est finalement donné après une cérémonie d’ouverture marquée par des démonstrations de pom-pom girls et le discours du Prince Joachim de Danemark. Dans une atmosphère lourde, ce sont les hommes d’Arsène Wenger qui sont les favoris pour remporter cette finale. L’équipe londonienne est composée des meilleurs joueurs de la planète parmi lesquels les champions du monde en titre Patrick Vieira et Thierry Henry, sans oublier la légende néerlandaise Dennis Bergkamp et son compatriote Marc Overmars ainsi que le meilleur buteur du dernier mondial, Davor Šuker. Un beau cocktail de talents.
Les Gunners entament fort la rencontre et se montrent plus entreprenants. La paire Overmars – Bergkamp fait pression sur les Cimbom, mais la charnière brésilo-roumaine du Bosphore, Capone – Popescu tient bon. Corners et coups francs à répétition ne suffisent pas à tromper Taffarel qui fait parler toute son expérience et sa grâce. La seconde période est à l’image de la première. Bien que la plus grosse occasion soit réalisée par Okan Buruk qui trouve le poteau de David Seaman juste au retour des vestiaires, Arsenal domine plutôt son sujet. Toutefois, ni Martin Keown ni Dennis Bergkamp, sans doute trop fatigué par son voyage en voiture à cause de sa peur de l’avion, ne trouvent la faille. Les offensives stambouliotes ne font pas plus de dégât et la défense londonienne est solide. 0-0 à l’issue des 90 minutes, la suite du match se décidera donc aux prolongations.
À une époque où le but en or fait rage, autant dire que les deux équipes ont en 30 minutes tout à perdre… ou tout à gagner. Et les Turcs vont perdre les premiers un atout de taille. L’expulsion de Gheorghe Hagi à la 94ème minute fait chavirer les cœurs des supporters stambouliotes. Le « Maradona des Carpates » reçoit un carton rouge après un pétage de plomb lors d’un duel musclé pour récupérer un ballon perdu avec Tony Adams où les bras de ce dernier ont voltigé dans la tête du Roumain. Frustré, Hagi, frappe Adams dans le dos et se voit exclu. En supériorité numérique, les Gunners se montrent de plus en plus insistants pour venir à bout de cette muraille ottomane qui laisse de plus en plus d’espaces en défense. C’était sans compter sur son dernier rempart, Claudio Taffarel, gardien de la cité de Constantinople ce soir là, à l’image de cet arrêt monumental sur une tête à bout portant de Thierry Henry à la 108ème minute. Quatre minutes plus tard, le portier brésilien s’illustre de nouveau en repoussant deux tentatives de Kanu, qui prend de vitesse la défense stambouliote sur son côté droit. L’air est irrespirable à Copenhague. Après un ultime coup franc de Popescu facilement capté par Seaman, l’arbitre siffle la fin d’un match nul en but, mais riche en suspense et en occasions. Une rencontre aussi agressive en dehors du stade que sur le terrain ; neuf cartons jaunes et un rouge ont été sortis et le légendaire capitaine de Galatasaray, Bülent Korkmaz, a fini une partie du match avec l’épaule disloquée. Un geste courageux mais qui lui fera manquer l’Euro quelques jours plus tard. La tant redoutée séance de tirs au but peut prendre place. Un soulagement pour les hommes de Fatith Terim qui n’attendent que ça depuis l’expulsion d’Hagi.
Le ton est lancé dès le début. Ergun ajuste subtilement Seaman tandis que Davor Šuker frappe le poteau gauche de Taffarel. Le banc turc est en ébullition. Sukur ne tremble pas pour inscrire le deuxième tir au but de son équipe. 2-0 pour Galatsaray, l’exercice se complique pour les Gunners. Parlour inscrit le premier tir au but de son équipe mais Davala lui répond juste après en trompant une nouvelle fois Seaman, 3-1. C’est au tour de Patrick Vieira de s’élancer pour laisser son équipe dans la course. La frappe du milieu de terrain vient s’écraser sur la transversal de Taffarel. Les rues d’Istanbul sont en feu. Popescu, qui s’apprête à tirer la balle de match, a la vie de tout un peuple entre ses mains. Le Roumain s’élance et d’une frappe puissante envoie Galatasaray au septième ciel. « L’empereur » Terim peut exulter, son club est la première équipe turque à remporter une compétition européenne.
Sur le toit de l’Europe
Tout juste sacrés, un client de prestige attend désormais les Cimbom. Suite à l’abolition de la Coupe des Vainqueurs de Coupes, Galatasaray devient la première équipe vainqueure de la Coupe de l’UEFA à jouer la Supercoupe d’Europe. Et pour une première, il faut affronter l’ogre Merengue, vainqueur de la dernière Ligue des Champions quelques mois plus tôt contre Valence.
Pour cette nouvelle saison 2000-2001, le club stambouliote n’est plus dirigé par son entraîneur à succès Fatih Terim, mais par le Roumain Mircea Lucescu. Avec lui, la pépite brésilienne Jardel, buteur prolifique du FC Porto ces quatre dernières années et meilleur buteur de la dernière édition de la Ligue des Champions, pose ses valises à Istanbul. Le 11 aligné contre le Real est sensiblement le même que celui vainqueur d’Arsenal. Lucescu le sait, on ne change pas une équipe qui gagne. Seul absent et pas des moindres, Hakan Şükür qui a quitté le club cet été après huit ans de succès afin de signer à l’Inter pour la jolie somme de 28 millions d’euros. Un simple au revoir pour le « Taureau du Bosphore » qui profite à Jardel pour faire ses grands débuts sous le maillot rouge et jaune.
Au stade Louis II, ce 25 août 2000, le club turc ne part une nouvelle fois pas favori face à un Real Madrid au sommet de son art. Figo, Roberto Carlos, Raùl, Casillas… les prémices des « Galactiques » sont alignées par Vicente Del Bosque. Pas de quoi impressionner des Stambouliotes morts de faim sur la pelouse, ni leur leader technique Gheorghe Hagi, 35 ans et auteur d’une majestueuse performance ce soir-là, donnant le tournis à Roberto Carlos. Le talent n’a pas d’âge. La nouvelle coqueluche cimbom Jardel ouvre le score sur penalty à la 41ème minute après une faute d’Ivan Campo sur Hakan Ünsal. Les minutes passent et le sacre se rapproche pour le club d’Istanbul. Mais l’une des vérités générales de ce sport est qu’un match de football avec le Real Madrid n’est jamais fini tant que les 90 minutes ne sont pas écroulées. À onze minutes du coup de sifflet final, Sávio centre dans la surface turque et le ballon est touché du coude par Bülent Korkmaz. Malgré les efforts du capitaine pour garder son coude collé au corps lors de l’action, l’arbitre siffle penalty en faveur du club madrilène. Ce dernier est transformé par Raùl. Le sort des deux équipes se décide aux prolongations dont l’issue sera une nouvelle fois heureuse pour les Stambouliotes. A la 102ème minute, Fatih Akyel transperce par sa vitesse le milieu merengue et livre une offrande à Jardel qui ajuste Casillas au point de penalty. La recrue estivale délivre ses nouveaux coéquipiers en inscrivant le but en or pour Galatasaray. A peine arrivé, le Brésilien est déjà le héros de tout un club. 2-1 score finale, les Cimbom sont sur le toit de l’Europe.
Mixant hommes d’expérience avec une génération turque talentueuse, Galatasaray s’impose au début du siècle comme l’une des meilleures équipes du continent. Une génération dorée qui mènera la Turquie à la troisième place de la Coupe du monde 2002, défaite en demi-finale sur le plus petit des scores face au Brésil, futur vainqueur de la compétition.
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Sources :
Storie di calcio, Coppa UEFA 1999/2000 : Galatasaray
The Guardian, Tragedy that awaited two fans on a journey to hell
The Guardian, Violence erupts again as English and Turkish football fans riot in Copenhagen
These Football Times, Gheorghe Hagi : the Galatasaray diaries
UEFA.com, Super Coupe de l’UEFA 2000 : Jardel séduit à Galatasaray
Crédits photos : Icon Sport