Il y a tout juste cent-vingt ans, le 1er mai 1904, l’Équipe de France de football effectuait son baptême du feu, face à son pareil belge dont c’était également la première. En plus d’un siècle d’existence, la sélection internationale a largement évolué — c’est un euphémisme, à l’image du football dans sa globalité — et fut tout autant saluée, célébrée que conspuée ou rejetée. Retour sur cette longue et riche histoire en compagnie de François da Rocha Carneiro.
François da Rocha Carneiro est historien, docteur en histoire et spécialiste de l’histoire de la sélection française. En 2022, il publiait aux Éditions du Détour Une histoire de France en crampons dans lequel il disserte autour d’une dizaine de matchs de l’Équipe de France et leur place dans l’histoire hexagonale.
Propos recueillis par Lucas Alves Murillo
Le Corner : Comment et dans quel contexte émerge l’idée d’une « sélection française » de football ?
François da Rocha Carneiro : La question est surtout celle-ci : comment est-ce que l’on construit une sélection ? Est-ce que cela doit être un club parmi les meilleurs ? Le meilleur club du moment doit-il être le représentant de tout un pays ? Ou au contraire l’amalgame de différents joueurs provenant de différents clubs ? Très vite, c’est cette dernière solution qui l’emporte, avec une nuance néanmoins : la sélection telle qu’on l’entend en 1904 est avant tout la « sélection parisienne ». Il existe une exception avec Adrien Filez [joueur de l’US tourquennoise, NDLR] mais les autres joueurs sont tous parisiens. Et pourquoi ? Car ce sont les joueurs qui sont connus par les dirigeants qui constituent cette première équipe. Cela dit, en 1900, lors du tournoi se déroulant parallèlement à l’exposition universelle de Paris, — dans le tournoi dit « olympique » — c’est un club français qui représente la France, le Club Français, avec un ajout de deux joueurs du Racing Club de France. On part d’une idée simple : c’est cette armature qui permettra stabilité et résultats. Entre les années 1900 et 1904, l’idée de la création d’une équipe de sélectionnés murit au sein de la commission de l’USFSA (Union des Sociétés Françaises de Sports Athlétiques). À l’image de ce qui se fait déjà outre-Manche [l’Équipe d’Angleterre joue son premier match dès 1872, NDLR].
Le premier match de cette équipe d’un nouveau genre a lieu le 1er mai 1904, face à la sélection belge. Que peut-on dire de cette rencontre ?
Pour qu’il y ait un premier match « international », il faut que ledit match se déroule entre nations. Avant cette date, même si plusieurs équipes anglaises ont effectué des tournées en France, pour y affronter notamment des regroupements des meilleurs joueurs français, la date du 1er mai 1904 est bien celle d’une confrontation officielle entre deux nations, entre deux équipes nationales. Autre chose : ce match a lieu quelques semaines avant la création de la FIFA (Fédération Internationale de Football Association). Il y a une évidente concordance entre ce premier match pour Belges et Français et la création d’une fédération en charge de la reconnaissance de ce type de confrontations. C’est pour justement nuancer le reste que je rappelle le contexte. En France, au contraire, mais aussi en Angleterre, il n’existe pas une seule et unique fédération. L’Équipe de France n’est donc « que » l’équipe de la fédération reconnue par la FIFA en 1904, et c’est en l’occurrence l’USFSA, qui est une des créatrices de la première. Avant d’en claquer la porte en 1908.
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Néanmoins, la rencontre passe quasiment sous les radars pour les contemporains. C’est avant tout la construction d’un événement sportif par la presse sportive. Le reste de la presse n’y prête guère attention, d’autant que le football n’est pas encore installé dans le paysage culturel français. L’Auto en parle et multiplie les « provocations » — chambrage très bon enfant de la part des deux camps — autour de la rencontre à venir, qui est le fruit d’une construction événementielle comme l’est le Tour de France. Il faut créer l’évènement sportif pour vendre du papier sportif. Mais même le journal concerné ne traite le match qu’en pages 6 et 7.
Selon vous, à quel moment l’Équipe de France devient une véritable « élite » : lors des premiers succès, au moment de sa professionnalisation, au cours des grandes compétitions internationales ?
Il y a plusieurs étapes. Tout d’abord la popularisation du football, que l’on a longtemps datée de la Première Guerre mondiale, et qu’on tend aujourd’hui à avancer aux années 1907-1911. Les équipes restent faibles néanmoins, comme le montrent les scores de deux oppositions entre la France et le Danemark en 1908, en particulier le 17-1 du 22 octobre. Une seconde étape est atteinte en mai 1921, lorsque l’Équipe de France bat pour la première fois celle d’Angleterre, même si cette dernière est une équipe « amateur ». C’est quand même une étape importante car on bat le maître-étalon. Avec du recul, on peut considérer cette victoire comme une parenthèse au vu des défaites des années 1920, et la découverte des autres footballs grâce aux tournois olympiques, sud-américains et tchécoslovaques en tête. C’est une remise en cause importante. Une découverte appuyée par la Coupe du monde 1930. Pour le football français, le début de cette nouvelle décennie est aussi le moment où est officialisé le professionnalisme. Beaucoup de joueurs gagnaient leur vie, parfois dès avant le premier conflit mondial.
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Pour ce qui est de l’avènement d’une élite, clairement, il faut attendre le milieu des années 1960, et la commission Équipe de France qui se met en place au sein de la fédération après la débâcle anglaise lors de la Coupe du monde 1966 [un match nul et deux défaites, NDLR]. On évoque souvent Knysna en oubliant cette autre Coupe du monde où les joueurs prirent le pouvoir avant leur troisième match, en refusant d’obéir à leur hiérarchie. D’autres points sont à mettre en avant durant la décennie qui suit : la Charte du football professionnel en 1973, la mise en place des centres de formation, l’épopée des Verts en 1975 — parallèlement à l’arrivée d’une génération dorée menée par Michel Platini —, au moment même où la télévision arrive massivement dans les foyers français… C’est d’ailleurs une période dans laquelle la fédération française se bat encore auprès de l’ORTF (Office de Radiodiffusion-Télévision Française) pour que cette dernière diffuse les matchs en entier, dans le contexte d’une concurrence de popularité encore vive avec le rugby. La performance de 1958 ne saurait cacher toutes ces évolutions et toutes ces difficultés.
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À quel moment cette Équipe de France se transforme en « institution » pour le public ?
Il y a eu des phases, des moments où cette équipe fait l’actualité. Pour cela, à mon sens, c’est de prendre des journaux tels Le Monde ou Le Figaro, c’est à dire des titres qui ne disposent pas de rédactions sportives étoffées, et constater la place accordée à la sélection. C’est totalement minime jusqu’aux années 1980, et le tournant des années 1996-1998. D’une part nous savons qu’une Coupe du monde est à venir dans le pays, avec une victoire qui suivra. D’autre part, un homme politique s’empare de cette équipe pour déverser sa haine contre les immigrés, en adoptant d’ailleurs une attitude qui fut déjà celle de l’extrême-droite face à l’Équipe de France dans les années 1937-1939, via des thèmes similaires : le mercenariat, la trahison à la nation…
Dans quelle mesure l’histoire de cette équipe se conjugue avec celle du pays qu’elle représente ?
Les rapports entre l’histoire générale et celle de l’Équipe de France sont multiples. Evidemment il existe une chronologie propre au football, tout en dépassant ce cadre : la question du professionnalisme est aussi celle du rapport employé-employeur, des questions sociales dépassant ce sport, les années 1970 sont celles des réformes du football français parallèlement à celles de l’ère Georges Pompidou et la « nouvelle société » de Jacques Chaban-Delmas…
Il y a une proximité bien sûr, avec 1998 aussi et l’idée « black, blanc, beur », qui paraît absurde aujourd’hui mais qui fut espérée. La question de l’immigration dans les années 1930 également, autre thème se retrouvant dans la sphère de l’Équipe de France. Cette dernière est parfois l’élément déclencheur, comme on le voit avec la victoire finale en 1998, ou quand on tente de récupérer politiquement des joueurs ou des matchs de la sélection.
Le devoir de « représentativité » de la nation a-t-il toujours existé – ou été imposé ?
Cela n’a pas toujours existé. Cette équipe doit d’abord être la représentation du football d’élite. Les joueurs de cette équipe ne nous représentent pas. Par exemple, nous comptons très peu de ruraux actuellement. C’est gênant en termes de représentativité, non ? Celle-ci est tronquée. Au début du XXème siècle se posait la question de la représentation des régions. Une question qui poussa au départ de nombreux clubs de l’USFSA, et sa tendance à ne sélectionner que des joueurs parisiens. Puis, dans la deuxième moitié des années 1900, après le basculement d’André Billy de la présidence de l’Olympique Lillois à la commission football de l’USFSA, on reproche la trop grande représentation des joueurs du Nord, au détriment de ceux du sud de la France. À partir de l’ouverture des années 1920, c’est également une nouvelle catégorie qui advient, celle des immigrés ou enfants d’immigrés : étudiants Yougoslaves, puis des Autrichiens, des Hongrois…
Si demain nous devions nous adapter dans la sélection, en, quoi la sélection serait plus représentative ? Si nous prenons cela encore une fois sous le prisme migratoire nous pourrions souligner que peu de joueurs d’origine portugaise constituent actuellement la sélection nationale française. Moins de dix y ont évolué en quarante ans. En revanche, beaucoup furent d’origine polonaise, italienne, et aujourd’hui d’origine subsaharienne. Ce n’est pas représentatif d’une population mais d’un sport, de son élite. C’est une représentativité factice.
Équipe de France de 1904 face à celle de 2024 : quelles différences, quelles similarités ?
Ce qui a survécu c’est le nom, peut-être, qu’il y ait un gardien de but dans les cages, pour le reste, tout a changé. Techniquement, tactiquement… Aujourd’hui un entraîneur qui mettrait en place un « 2-3-5 » je me demande ce que cela donnerait. La qualité athlétique est excessivement différente. On pourrait éventuellement pointer l’âge, et l’effervescence face à l’arrivée d’un jeune joueur, plus encore lorsqu’il arrive à s’imposer au milieu de tous ces « vieux » joueurs. Un Olivier Giroud est inimaginable dans les années 1900, par exemple. La médiatisation est un énorme changement — je peux avoir des anciens internationaux des années 1970-1980 au téléphone, pas ceux d’aujourd’hui —, le nombre de spectateurs, la qualité du terrain, même si cela reste un jeu avec un ballon. Peut-être le plaisir demeure-t-il dans leur pratique ? J’espère.
Propos recueillis par Lucas Alves Murillo
Nous remercions François da Rocha Carneiro pour ses réponses et sa disponibilité. Auteur d’une thèse sur l’histoire de l’Équipe de France, il est notamment l’auteur de Une histoire de France en crampons aux Éditions du Détour (2022).
Crédits photos : Icon Sport, Gallica — Bibliothèque nationale de France