Le football n’est jamais qu’un jeu. Souvent instrumentalisé à des fins économiques, politiques et historiques, le football peut être un outil de propagande efficace. Comme le disait si bien George Orwell : « Le sport c’est la guerre, les fusils en moins ». L’exemple de la guerre civile espagnole (1936-1939) et du franquisme qui s’en suit, illustre incontestablement cette vision du sport. Franco a usé du sport, et notamment du ballon rond, comme d’un instrument de propagande face aux républicains. Il en a fait un outil culturel à la gloire du franquisme. Entre le Real Madrid, l’Atlético ou encore la Roja, de nombreuses institutions partagent leur passé avec cet héritage douloureux.
Le sport est pour Franco l’un des moyens les plus efficaces pour faire oublier les affres de la guerre. Là où l’armée franquiste a gagné, elle réhabilite rapidement les rencontres sportives, signifiant ainsi le retour à l’ordre, alors que le combat fait encore rage sur le front, comme en Galice. L’idée est alors de rendre plus discret le changement de régime. Le sport, notamment le football très populaire à cette époque, est réduit à un outil de divertissement pour dépolitiser le peuple espagnol, alors qu’un régime militaire, par définition autoritaire, s’installe.
LIRE AUSSI – Salvador Artigas : l’engagement à cœur, jusque dans sa conception du jeu
Tout comme le sport en général, le football permet également à Franco de récompenser ses plus proches fidèles en les installant à des postes stratégiques, dans les plus grandes instances sportives. En effet, il convient de rappeler que le sport est essentiellement, voire uniquement, structuré par des associations privées, avant 1939. Les putschistes, bien conscients de l’importance politique du sport, décident alors de créer de nouvelles instances sportives, qui seront aux mains de la dictature franquiste. Ainsi, ont été créés le Comité olympique espagnol, présidé à ses débuts par le général José Moscardo, et la Fédération espagnole de football, dirigée par le commandant franquiste Julian Troncoso. Ces deux exemples démontrent clairement la militarisation du sport espagnol désiré par Franco et plus particulièrement du football, en raison de sa grande popularité. Cela augurait la nouvelle matrice de l’organisation du sport en Espagne après la guerre.
Au fur et à mesure, le franquisme a déployé son contrôle sur le sport espagnol en le faisant évoluer d’un modèle d’association privée à celui d’un contrôle étatique orienté à des fins propagandistes. S’il paraît difficile de comparer la politique sportive de Franco avec celles de Mussolini et d’Hitler, tant la situation économique de l’Espagne était moins propice à cet effet que les deux autres, il reste que les intentions de Franco n’en étaient pas moins comparables avec celles des deux autres dictateurs. L’Espagne n’est pas parvenue lors du franquisme (1939-1977) à obtenir de grands résultats sportifs, ni même à rattraper son retard infrastructurel. Pour autant, de véritables politiques institutionnelles ont été mises en place, pour faire du sport un outil de propagande intérieure et internationale du franquisme.
LIRE AUSSI – Girondins de Bordeaux : une professionnalisation à l’accent espagnol
Le culte du corps, de la furia espagnole au rêve d’un homme nouveau
Suite à la victoire du franquisme, le caudillo avait pour ambition d’asseoir sa domination sur la péninsule ibérique. Il décide alors d’institutionnaliser davantage le sport espagnol. Pour se faire, la Delegación Nacional de Deportes fut créée grâce à un décret, le 22 février 1941. Cette administration a été, jusqu’à sa dissolution en 1977, aux mains des phalangistes. Pour preuve, le général José Moscardo, un protagoniste important du coup d’État de Toledo entrepris en juillet 1936, a été nommé président de la délégation, le 5 mai 1951. Mais c’est en 1956, avec un nouveau président, José Antonio Elola-Olaso, que la DND prend un tournant qui révèle au grand jour les intentions franquistes envers le sport. Du simple nom de Delegacion Nacional de Deportes, cette institution adopte un nom plus parlant : Delegación Nacional de Educación Física y Deportes. Ce changement de nom symbolise la militarisation de l’éducation sportive orchestrée en hauts lieux par des phalangistes. Cette représentation du sport est consubstantielle du fascisme, par lequel l’activité physique est perçue comme un moyen d’éduquer le corps des individus en magnifiant l’idéal funeste de l’Homme nouveau. Le sportif est alors considéré comme un soldat qui doit faire la fierté de son pays à l’international.
Si bien que le culte du corps est inséparable du fascisme, il est également relié à une conception du football propre à l’Espagne, celle de la furia que les fascistes vont reprendre à leur avantage. Ce concept fut utilisé pour la première fois en 1920 par le média français L’Auto : « Le Danemark a été vaincu par la furia espagnole », alors que les Espagnols venaient de vaincre les danois 1 à 0, lors des septièmes Jeux olympiques. La furia a permis alors de caractériser un style de jeu bien particulier, fondé sur une conception agressive du jeu, compatible avec les valeurs viriles prônées par le franquisme. L’Espagne délaissera peu à peu cette philosophie du football en lieu et place du fameux tiki-taka qui lui permettra de gagner la Coupe du monde 2010.
Le football comme outil d’épuration de la culture républicaine et régionaliste
Le fascisme ne va pas sans un arsenal d’emblèmes. C’est pourquoi la prise du pouvoir des fascistes est accompagnée d’une refonte systématique des symboles. Franco n’échappe pas à la règle de cette redéfinition du symbolique. À peine jouit-il de l’ivresse du pouvoir qu’il décide de renommer la Copa del Rey en Copa del generalísimo, de remplacer le rouge si typique du maillot de la Roja par un bleu phalangiste emblématique, d’assujettir les supporters à crier « Viva Franco ! », ou encore de les soumettre à entonner l’hymne fasciste « Cara al sol ». Autant de signes qui ne peuvent éluder l’importance politique, sociale et historique que Franco a consacré au sport.
Dans l’Espagne républicaine, il existait des compétitions régionales qui faisaient la part belle au régionalisme si présent en Espagne, comme El campeonato de Catalunya, la Liga Mediterranea ou encore La Copa de la España Libre. Lesquelles ont pu servir à financer l’effort de guerre républicain. Suite à la défaite en 1939, ces championnats ont été dissous, laissant derrière eux le caractère multiculturel de l’Espagne. Les franquistes ont alors profité des premières années suivant la guerre pour réprimer et supprimer tout symbole pouvant faire l’apologie, de près ou de loin, au républicanisme. Dès lors, les championnats régionaux ont été supprimés pour correspondre au désir de l’Espagne unie et indivisible. Les phalangistes ont non seulement intégré les directions sportives, qu’ils ont parfois eux-mêmes créées, mais aussi de nombreux clubs comme l’Atlético ou encore le Real Madrid.
Si le football est pour les franquistes, un moyen de faire oublier la transition de régime politique, de montrer le retour à l’ordre. Il est aussi pour eux, un appareil de contrôle social. Selon Xavier Pujudas I Marti, « la volonté de façonner une société autoritaire depuis le début du conflit va faire du sport un des acteurs prépondérants de la mise en place du contrôle social sur les populations ». L’un des meilleurs exemples de ce contrôle social par le sport n’est autre que le Futbol Club de Barcelona qui a été l’objet de nombreuses attaques durant la période franquiste. Tandis que le Real Madrid, club favori de Franco, représentait le centralisme étatique et le rejet du régionalisme espagnol, à tel point que le ministre des Affaires étrangères, Fernando Maria, dira de la Casa Blanca qu’elle « est un ambassadeur effectif du régime ». Les Blaugranas incarnaient, et incarnent toujours l’inverse. Véritable caillou dans la chaussure des fidèles de Franco. Figure historique de l’indépendantisme catalan, les Blaugranas portaient fièrement cet héritage face à l’ennemi, comme une survivance de la lutte républicaine contre le fascisme.
À peine la guerre terminée, Franco voulu écraser pour de bon les républicains. Pour ce faire, deux mois après sa victoire (juin 1939), le caudillo compose une « humiliation en règle » du peuple catalan, selon les propres mots de Mickaël Correia, en organisant à Barcelone, au stade Montjuïc, la toute première finale de la fameuse Copa del Generalisimo, le 25 juin 1939. Ce sont alors environ 60 000 personnes qui ont assisté dans la cité catalane, au discours du général phalangiste Ernest Giménez Caballero. S’ensuit l’entrée des deux clubs finalistes, le Sevilla FC et le Racing de Ferrol, dont les joueurs ont exécuté le salut franquiste, comme tous les sportifs sous le franquisme. Puis l’hymne « Cara al sol » résonna dans le stade et ses alentours.
Franco, pour marquer sa volonté d’écraser les Catalans, a organisé en 1942, un gigantesque défilé de 24 000 phalangistes, auquel il prit part, dans ce même stade. Les franquistes mettront également en place un lot de mesures pour tenter d’éradiquer l’identité catalane. Le catalan en tant que langue sera prohibé partout, les pratiques culturelles catalanes interdites et le nom du FC Barcelona sera hispanisé en Club de fútbol de Barcelona. Ces événements historiques témoignent de la volonté des franquistes d’en finir avec le républicanisme et le régionalisme. Barcelone ne cessera pourtant jamais d’être ce qu’elle est, le bastion de l’antifascisme.
LIRE AUSSI – FC Barcelone 5-0 Real Madrid, l’âge d’or du classico
Le football comme lutte d’influence contre le communisme
Cependant, si l’antagonisme entre les franquistes et Barcelone symbolise le conflit entre l’Espagne qui prête allégeance à Franco, et l’Espagne républicaine, le dictateur voit aussi dans ce combat l’occasion d’élargir sa bataille contre les communistes. En effet, si le football est pour Franco un outil de propagande antirépublicain, il est également un instrument de propagande anticommuniste. C’est pourquoi de grandes stars du championnat espagnol comme Alfredo di Stéfano (La saeta Rubia, 1956) et Ladislao Kubala (Los Ases buscan la Paz, 1954), ont tourné dans des films anticommunistes qui ont rencontré un grand succès.
LIRE AUSSI – Alfredo Di Stéfano, la flèche blonde
Mais c’est bien à l’international que Franco va instrumentaliser le sport contre le communisme, en interdisant notamment tout contact avec les clubs situés en URSS. L’exemple le plus frappant est celui du refus de la Roja de jouer face à l’URSS en 1960. Initialement, les deux équipes furent tirées au sort dans le cadre d’un match de qualification pour la première édition de la Coupe européenne des nations. Alors que les relations diplomatiques entre pays occidentaux et l’URSS s’étaient institutionnalisées, Franco dans son intransigeance, persista et refusa que l’Espagne puisse jouer contre l’Empire soviétique. La Roja perdit alors sur tapis vert et des joueurs comme Alfredo Di Stéfano se sentirent impuissants face à cette décision politique et regrettèrent de ne pas profiter de cette occasion pour écrire l’histoire du football espagnol.
LIRE AUSSI – Chili – URSS 1973 : la plus triste rencontre de l’histoire
Le cas Marca, un quotidien antirépublicain durant le franquisme
S’il fallait encore une preuve que le combat entre les franquistes et les républicains n’était pas encore terminé après 1939 et qu’il se matérialisait autrement, notamment dans le football, l’exemple de la création du journal Marca est éloquent. Ce quotidien, encore hebdomadaire lors de sa création en 1938, était connu pour ses prises de position en faveur des phalangistes. D’autant plus qu’il a été dirigé à partir du 25 novembre 1942 par Manuel Fernández Cuesta, frère du phalangiste Raimundo Fernández Cuesta, ministre de l’Agriculture. À cette même date, Marca publie alors sa première une en tant qu’hebdomadaire, qui porta le titre : « Brazo en alto a los deportistas de España », ce qui en français voudrait dire « Bras levés aux athlètes espagnols » en référence au salut franquiste.
Lors de cette première une, les journalistes de Marca se sont illustrés pour leur allégeance au franquisme. Notamment par cet extrait d’un article dans lequel un journaliste justifie la victoire des nationalistes contre les républicains de la manière suivante : « El triunfo era el canto a la potencialidad de una raza que había de trazarnos un camino y una conducta física : la de la vigorización nacional por la gimnasia y el deporte ». (« Ce triomphe était un hymne au potentiel d’une course qui allait tracer une voie et une conduite physique : celle de la revigoration nationale par la gymnastique et le sport »). On remarque alors que la ligne éditoriale de Marca correspond grandement avec l’idéologie franquiste. Le journaliste du quotidien madrilène Jacinto Miquelarena salua la victoire franquiste qui aurait redonné au sport ces lettres de noblesse, car le football républicain était selon lui la matérialisation d’un sport communiste faisant la part belle au régionalisme : « El fútbol durante la República una orgía roja de las más pequeñas pasiones regionales y de las más viles » (« Le football sous la République : une orgie rouge des plus petites passions régionales et des plus viles »). On imagine alors que le franquisme a été pour certains, l’occasion pour le football espagnol, de renouer avec la furia.
Franco a usé du sport et plus particulièrement du football comme d’un instrument de propagande et de contrôle social. Véritable sport de masse, le football a été profondément politique pendant le franquisme. À la fois contre les républicains, les régionalistes, le football a été l’outil d’une continuation de la guerre civile contre tous ceux qui pouvaient s’opposer au fascisme. Si Franco a effectivement détourné le football à des fins funestes. En Espagne et à travers le monde, le football a pu être également, un moyen de lutte antifasciste comme à Barcelone, où l’identité catalane subsistait au Camp Nou. En définitive, le football n’est jamais qu’un jeu. Car il est profondément lié à l’histoire.
Sources :
- Correia, Mickaël, Une histoire populaire du football, Paris, La Découverte, 2018.
- Duran Froix, Jean-Stéphane, Le football : le loisir par excellence des Espagnols sous le franquisme, 2006.
- Morcillo, Aurora G., The Seduction of Modern Spain. The Female Body and the Francoist Body Politic, Rosemont Publishing, 2010.
- Pujadas I Martí, Xavier, « Les combats du sport républicain dans la guerre civile espagnole : mobilisation intérieure et reconnaissance internationale », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2012/2 (N° 106).
- Simón, Juan Antonio. « De la furia espagnole au tiki-taka. Football et constructions identitaires en Espagne (1920-2015) », in Archambault, Fabien, Gasparini William et Beaud Stéphane, Le football des nations – Des terrains de jeu aux communautés imaginées, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018.
Crédits photos : Icon Sport