Les aficionados de football citent souvent en premier certains grands noms du football yougoslave tels Dragan Stojkovic, Dejan Savicevic ou encore Zvonimir Boban. Si ces joueurs représentaient le talent du football balkanique, Faruk Hadzibegic symbolisait l’âme de la sélection yougoslave au Mondial italien de 1990 alors que l’Etat était en cours de délitement. Retour sur l’histoire du capitaine bosniaque et du groupuscule de la sélection des Bleus.
Une vie marquée par l’amour de Sarajevo et du « Yougoslavisme »
LIRE AUSSI-La courte histoire footballistique de la Yougoslavie
On ne peut dissocier le personnage de Faruk Hadzibegic de la ville de Sarajevo. A travers son histoire personnelle et celle de l’actuelle capitale de la Bosnie-Herzégovine, nous pouvons comprendre son attachement particulier au « yougoslavisme ». L’ancien joueur du FK Sarajevo naît le 7 octobre 1957 dans une Sarajevo nageant en plein essor. La ville est caractérisée par le fait qu’elle soit à la fois entourée de collines mais aussi au carrefour de plusieurs cultures. Elle navigue ainsi entre l’influence de l’Occident et celle de l’Orient. Sarajevo est également ancré dans l’esprit yougoslave en raison de son histoire plus récente et de celle de la Seconde Guerre mondiale. Le 6 mai 1942, la ville est bombardée par l’Allemagne nazie et connaît jusqu’en 1945 l’occupation allemande. Durant cette dernière, la capitale bosniaque devient un des principaux bastions de la résistance yougoslave en fournissant de la logistique aux hommes du Maréchal Tito. Après le second conflit mondial, elle reste le symbole de la multiethnicité de la Yougoslavie.
Parmi ces ethnies, nous retrouvons notamment les musulmans de Bosnie, communauté d’appartenance de Faruk Hadzibegic. Une communauté slave d’origine mais qui a connu une conversion lorsque les territoires de l’actuelle Bosnie furent sous domination ottomane. Une Bosnie qui est d’ailleurs fière d’appartenir à la Yougoslavie comme va le montrer le capitaine Faruk Hadzibegic en marge du mondial 1990. Il faut dire que la Bosnie a une histoire particulière et à part par rapport aux autres républiques de l’Etat yougoslave. Elle symbolise la résistance face aux Allemands mais aussi le lieu de plusieurs batailles fédératrices dans la jeune histoire de la Yougoslavie durant la Seconde Guerre mondiale. Il y avait aussi la particularité de l’ethnie dite « musulmane ». Celle-ci n’est reconnue comme nation que dans les années 1960. D’ailleurs pendant longtemps, les nationalistes croates et serbes considérent les Bosniaques comme des Serbes ou des Croates islamisés. Le dogme des nationalistes bosniaques est aussi intéressant à étudier dans son originalité. Il se définit plus au niveau du territoire avec une volonté de créer un Etat regroupant l’ensemble des populations musulmanes du Sandzak. Pour ce faire, il faut donc se rattacher à la figure de Tito et à celle du yougoslavisme pour créer un ensemble consistant dans cette Bosnie multiconfessionnelle.
Ce n’est pas pour rien que les victoires de la Yougoslavie durant le Mondial 1990 ne sont uniquement fêtées que dans les rues de Sarajevo avec des milliers de Bosniaques qui y descendent. Cela explique aussi l’attachement de certaines grandes figures bosniaques à la sélection yougoslave. Il y a Faruk Hadzibegic mais aussi le sélectionneur Ivica Osim ou le fabuleux milieu offensif Safet Susic. Ivica Osim qui à l’instar de Faruk Hadzibegic doit se battre contre la presse sportive locale. Celle-ci n’hésite pas à envoyer les pires rumeurs à l’encontre de l’Ours Ivica Osim. L’ancien milieu de terrain de Valenciennes est accusé d’être un alcoolique notoire.
Ce n’est pas un hasard que Faruk Hadzibegic soit nommé capitaine au Mondial italien de 1990. Il n’est peut-être pas le joueur le plus talentueux de cette sélection mais sûrement celui avec le plus de courage pour affronter les dissensions politiques et ethniques de l’Etat yougoslave. Fils d’Ismet, gardien de but du FK Sarajevo, Faruk joue au football dès son plus jeune âge tout en supportant le club de son père. Avec lequel il évolue pendant une grande partie de sa carrière de footballeur avant de s’envoler pour la France. Un attachement à sa ville mais aussi au yougoslavisme. Il n’hésite pas d’ailleurs à s’opposer aux sifflets du stade Maksimir le 3 juin 1990 contre les Pays-Bas en déclarant : « Allez les gars, on est onze contre vingt mille, montrons-leur de quel bois on se chauffe ».
Le capitaine Faruk Hadzibegic face au délitement de la sélection yougoslave
La préparation au Mondial 1990 ne se fait pas dans les meilleures conditions pour les hommes d’Ivica Osim. Il faut dire que la situation en Yougoslavie est plus que tendue et plus personne ne croit en la survie de cet Etat. Les joueurs sentent qu’ils jouent pour une nation qui n’existe plus réellement. Et cette persuasion se fait encore plus sentir le 3 juin lors du fameux match de préparation contre les Pays-Bas au stade Maksimir de Zagreb. Le contexte en Croatie est particulier en cette année 1990. Les premières élections libres en Croatie ont lieu début mai et voient la victoire du HDZ, le parti nationaliste de Franjo Tudjman. Les Croates sont avec les Slovènes les premiers à vouloir se séparer de l’entité yougoslave pour devenir des républiques indépendantes. Quelques jours après cette victoire des nationalistes croates a lieu un match entre le Dinamo Zagreb et l’Etoile Rouge de Belgrade au stade Maksimir. Une rencontre qui n’a jamais eu lieu finalement puisque les supporters des deux clubs envahissent la pelouse après plusieurs provocations des deux camps. Le joueur du Dinamo Zagreb et international yougoslave, Zvonimir Boban en vient lui aussi à se battre avec des policiers serbes sur la pelouse. Résultat, il écope d’une suspension qui lui fait manquer la Coupe du monde.
Comme plusieurs millions de Yougoslaves, Faruk Hadzibegic regarde le match devant sa télévision. Il voit les images au loin depuis sa résidence de Sarajevo et se pose plusieurs questions. Tout d’abord celle de l’intervention de la police qui ne s’est pas contentée de maintenir l’ordre mais qui a carrément participer à la bagarre sur la pelouse. Ainsi rien ne sent bon en marge du tournoi italien. Et cela se confirme lors de Yougoslavie-Pays-Bas le 3 juin 1990. A la veille du match, en se promenant dans les rues, les joueurs sont sifflés et insultés dans Zagreb même. Quand l’hymne yougoslave retentit, les 20 000 supporters du stade Maksimir se mettent à agiter des drapeaux hollandais (les mêmes que les drapeaux croates mais sans l’armoirie) et siffle le « Hei Slavi ». Face à cela, en bon capitaine, Faruk Hadzibegic se sent obligé de remotiver son groupe. Les Néerlandais, eux-mêmes étonnés par ce qu’ils voient, finissent par gagner la rencontre sur le score de 2-0. Après la rencontre, Faruk Hadzibegic ne peut retenir sa colère : « Vous devriez avoir honte d’avoir contribué à ce climat d’hostilité contre l’équipe nationale. Nous ne jouerons plus jamais au Maksimir ».
Les hommes d’Ivica Osim sont alors loin de se préparer dans les meilleures conditions possibles. En plus de la situation politique, se rajoutent d’autres problèmes. Zvonimir Boban ne peut rien faire face à sa suspension. Le camp de base se situe finalement à Sassuolo et non à Bologne selon une décision de la fédération. A leur arrivée en Italie le 4 juin, l’équipe est déchirée par trop d’histoires plus ou moins graves. Une disparité qui est présente à la fois sur le plan ethnique mais aussi générationnel. Les anciens ont encore en mémoire la Yougoslavie titiste influente sur l’échiquier géopolitique et qui avait créé sa propre voie durant la Guerre froide. En 1990, Tito est décédé depuis dix ans et pour la nouvelle génération de joueurs le maillot bleu de la sélection ne veut plus dire grand-chose.
Désormais chacun défend ses intérêts. Les Croates qui ont du mal à digérer l’absence de Zvonimir Boban, ne supportent pas non plus la mise sur le banc de Suker et de Panadic. Les Serbes ne comprennent pas les sélections des anciens bosniaques Susic et Vujovic au détriment des espoirs Prosinecki et Pancev. La presse yougoslave n’arrange rien non plus en prétextant que les joueurs seraient une sorte de « cinquième colonne » pour défendre leur république respective afin de déstabiliser l’équipe nationale. Heureusement Ivica Osim peut compter sur ses compatriotes bosniaques pour donner du liant entre les membres de la sélection. Notamment sur Safet Susic malgré ses rapports houleux avec la sélection yougoslave, c’est d’ailleurs Osim qui l’a rappelé pour la compétition italienne. A l’image de ce qui se passe sur le plan politique, la Yougoslavie compte alors sur le triumvirat bosniaque : Hadzibegic, Susic, Osim pour maintenir l’unité de la sélection yougoslave.
Italie 1990, la dernière valse des Brésiliens de l’Europe
Le Mondial 1990 commence pour la Yougoslavie avec une rencontre contre l’Allemagne à Milan au Stadio San Siro. Les hommes d’Ivica Osim ne peuvent rien faire face à l’armada allemande. Lothar Matthaus éclabousse le match de son talent en inscrivant un but magnifique. Les Bleus ne peuvent rien faire et perdent finalement le match sur le score de 4-1. Un match qui a revêtu une double symbolique politico-sportif. L’Allemagne qui est en plein processus de réunification domine largement une Yougoslavie en état de délitement. Il y a aussi le souvenir de la Seconde Guerre mondiale et de l’invasion allemande en Avril 1941. La Nationalmanschaft à l’image de l’armée allemande a écrasé les Slaves.
Hadzibegic et ses troupes se rattrapent finalement contre la Colombie en gagnant la rencontre sur le score de 1-0. Les Bosniaques de la sélection se démarquent positivement et négativement. Safet Susic délivre une magnifique passe pour Jozic sur le but. Malheureusement Faruk Hadzibegic manque un penalty pour doubler la mise. Le troisième et dernier match de poule contre les Emirats Arabes Unis est un véritable festival avec une victoire quatre buts à un à la clé. Au pays, on voit des milliers de supporters descendre dans les rues pour fêter l’équipe. Un festival offensif et technique de la Yougoslavie à tel point que le capitaine bosniaque déclare après la rencontre : « Peut-être que nous avons inversé la tendance ».
En huitième de finale, l’Espagne se dresse sur la route des hommes d’Ivica Osim. Une victoire 2-1 après prolongations grâce à un doublé de Dragan « Pixie » Stojkovic. Les drapeaux yougoslaves sont de nouveau de sortie dans les tribunes. En quart de finale se dresse sur la route l’Argentine de Diego Maradona championne du monde en titre. Un match encore chargé en symboliques diverses. Tout d’abord il y a une nouvelle fois le passé de la Seconde Guerre mondiale qui ressurgit, les Oustachis croates qui ont fui en Argentine. Les différentes comparaisons aussi entre Diego Maradona et Dragan Stojkovic. Sans oublier l’œuvre cinématographique d’Emir Kusturica sur la légende napolitaine. La rencontre a lieu le 30 juin à Florence alors que d’importants évènements ont lieu sur la scène internationale. Les Croates et Slovènes réaffirment leur volonté de séparatisme à Zagreb lors d’une rencontre. Slobdan Milosevic, leader nationaliste serbe, arrive à faire adopter une nouvelle constitution à l’encontre de la minorité albanaise du Kosovo.
La rencontre doit avoir lieu à cinq heures de l’après-midi sous la chaleur de Florence. Ivica Osim a préparé une tactique spéciale pour stopper Diego Maradona. A l’image de Claudio Gentile en 1982 contre l’Argentine, il décide de coller Sabanadzovic au marquage du numéro dix du Napoli. En tant que capitaine et sur le terrain, Faruk Hadzibegic réalise une grande rencontre. Malheureusement en raison du marquage trop virulent sur Maradona, Sabanadzovic finit par se prendre deux cartons jaunes et se fait expulser. Au cours des quatre-vingt-dix minutes de jeu et de la prolongation les deux sélections n’arrivent pas à marquer le moindre but. C’est la séance des tirs au but. Ivica Osim part aux vestiaires lassés par l’ambiance durant le Mondial et la pression : « Ne le prenez pas pour vous, je n’ai plus rien à faire sur le banc de touche. Les penalties c’est l’inconnu, la technique ne compte pour rien. Mon travail s’arrête ici, aujourd’hui. Bonne chance. ».
C’est Safet Susic qui détient désormais la responsabilité des buteurs. Il désigne Faruk Hadzibegic qui est étonné d’être désigné en raison de son manqué contre la Colombie. Dragan Stojkovic rate le premier tir au but avant que Maradona ne rate le sien face à un Ivkovic impérial. L’Argentine mène 3-2 lorsque Faruk s’apprête à tirer le penalty décisif et le rate. La Yougoslavie est éliminée du Mondial italien. Après le match, le capitaine plein de regret déclare :
« Nous avons fait un grand match. Mais ça n’a servi à rien. C’est ça la conclusion de notre magnifique mondial. C’est ça notre réponse à ceux qui ont sifflé. Une injustice. Mais c’est le football. C’est tellement dommage que nous ne soyons pas entrés dans le groupe des quatre meilleurs du monde, nous le méritions. L’arbitre a sans doute eu tort d’expulser Sabanadzovic, c’est sûr qu’il nous a pénalisés. L’Argentine est une équipe extraordinaire, en plus elle est chanceuse, c’est la vie. ».
Malgré l’amertume de l’élimination, plusieurs coéquipiers dont Faruk et Susic dînent à Florence le soir. Ils sentent que la fin de la Yougoslavie et de son équipe de football approchent. Et pourtant la ferveur à été là malgré la défaite, 50 000 personnes sont descendues dans les rues de Sarajevo pour remercier les joueurs. Ce sera toutefois un non évènement dans les rues des capitales des autres républiques. Le mondial 1990 sera la dernière grande compétition de la Yougoslavie. Le 15 Janvier 1992, les pays de la CEE reconnaissent la Slovénie et la Croatie qui entrent dans la Communauté internationale. Le 27 février, c’est Radovan Karadzic qui proclame la république serbe de Bosnie-Herzégovine afin de prendre à défaut le référendum sur l’indépendance. Le soir même, le gouvernement serbe décide d’organiser un blocus sur Sarajevo avant que le 13 mars les premiers casques bleus soient déployés dans la ville. Une dizaine de jours plus tard, Faruk Hadzibegic effectue son dernier match avec la sélection. Lors d’une rencontre amicale contre les Pays-Bas le 25 mars 1992 toute une symbolique. La défaite des Bleus est anecdotique puisque le capitaine bosniaque annonce sa retraite internationale et la fin de l’équipe nationale yougoslave dans les vestiaires après la rencontre :
« Les gars vous savez tous combien je suis attaché à ce maillot. Je l’ai défendu contre tout et contre tout le monde. C’était mon rêve d’enfant, et il s’est réalisé. J’ai tenu bon jusqu’à maintenant. Nous en sommes arrivés là, l’Euro nous attend. Mais moi je ne peux plus jouer dans ces conditions. Je suis votre capitaine, j’assume la responsabilité de dissoudre l’équipe. Parce que l’équipe nationale de Yougoslavie n’existe plus ».
Un geste prémonitoire puisque la guerre de Yougoslavie éclate quelques mois avant l’Euro 1992 en Suède. Compte tenu de la situation dans les Balkans, la sélection ne peut participer et est remplacée par le Danemark. En 1995 suite au siège de Sarajevo, Faruk Hadzibegic décide de prendre la fuite avec sa famille pour se rendre en France.
Sources :
Ouvrages spécialisés :
Riva Gigi, Le dernier pénalty, Histoire de football et de guerre, Editions du Seuil, Paris, 2016
Trégourès Loic, Le Football dans le chaos yougoslave, Editions Non Lieu, Paris, 2019
Ouvrages sur l’Histoire de la Yougoslavie :
Garde Paul, Vie et mort de la Yougoslavie, Fayard, Paris, 2000
Pirjevec Joze, Tito, CNRS Editions, 2017
Photos : Icon Sport