Aujourd’hui, le grand nom du football portugais se nomme Cristiano Ronaldo. Demain, il sera peut-être question de João Félix, grand espoir du football lusitanien et européen. Le premier est quintuple ballon d’or, le second est un produit du S.L Benfica, l’un des plus grands clubs du Portugal. Ce dernier, double-vainqueur de la Ligue des Champions et plus grand détenteur de titres sur la scène nationale, fut l’antre d’un joueur de légende : Eusébio da Silva Ferreira, dit Eusébio. Lors de son décès, en 2014, Luis Figo, un autre lauréat du ballon d’or, disait de lui qu’il était « le plus grand ».
Eusébio c’est l’histoire d’un football et d’un club, mais c’est aussi l’histoire d’une époque. C’est un joueur qui naît en 1942 dans l’actuel Maputo (anciennement Lourenço Marques et actuelle capitale du Mozambique), principale ville de ce qui est alors une colonie portugaise. Il est le fils d’un colon portugais et d’une femme mozambicaine. Il exprime son talent dès 1961 dans le club métropolitain qui reste intrinsèquement lié à son nom, Benfica. Cependant, pour mieux comprendre l’importance de ce joueur dans l’histoire du football portugais, avant ses exploits personnels, il faut s’intéresser au contexte général, celui de la dictature salazariste qui sévit de 1933 à 1974. Cette dictature qui, au delà des clichés, ne portait pas forcément le football – qui devint devenir le sport roi sous ce régime – dans son coeur.
L’instigateur de ce régime autoritaire connu sous le nom d’Estado Novo est António de Oliveira Salazar, qui reste à la tête dudit régime jusqu’en 1968. Cet homme, professeur d’économie de profession, est la figure centrale d’un régime qui, officiellement, est la deuxième République portugaise. Dans les années 1930 et 1940, le football lusitanien oscille entre un amateurisme larvé et une timide professionnalisation. De plus, son équipe nationale, n’attire pas les foules et ce ne sont pas ses piètres résultats qui peuvent changer ce désintérêt chronique (défaite 10-0 contre l’Angleterre en 1947). Cette situation, qui perdure jusque dans les années 1950, peut s’expliquer par la nature même du football qui s’oppose indirectement à la doctrine du pouvoir en place et à la vision qu’il se fait du pays.
En effet, alors que le football se présente comme un sport urbain et spectaculaire, le régime salazariste idéalise le Portugal des campagnes et exècre l’excitation collective. Le football est justement le moyen par excellence d’attiser les émotions des masses. Pour le régime, le sport est et doit rester un moyen de renforcer la race lusitanienne et les capacités militaires de la nation. Le professionnalisme, par son aspect mercantile notamment, est vu comme une corruption de la nature même du sport et de ses vertus premières. Un régime conservateur, traditionaliste et exaltant la ruralité, ne peut décemment apprécier le football qui se veut moderne et citadin. Enfin et ce n’est pas un fait anodin, Salazar lui-même n’en apprécie pas spécialement les charmes.
Le football est donc longtemps laissé de côté dans ce pays vivant sous la coupe de Salazar. Cependant, ce dernier, entre les victoires européennes de Benfica et les exploits de la sélection durant les années 1960, devient un énième instrument de propagande pour le régime qui tente de justifier sa politique coloniale et la forme « luso-tropicale » de l’Etat. C’est par ce terme que l’on désigne l’image que tente d’entretenir l’Estado Novo. Une image exaltant les qualités et la légitimité d’un Portugal impérial et colonial : « un et indivisible, du Minho à Timor ». Un joueur tient une place particulière dans cet imaginaire politique et sportif. Il s’agit bien évidemment de l’homme qui est le sujet de notre propos, celui que l’on surnomme la « panthère noire » : Eusébio.
La décennie dorée
Le 23 Mai 1961, Eusébio, qui n’est encore qu’un jeune joueur de 19 ans, joue son premier match pour le grand Benfica. Ce match qui s’accompagne d’un premier triplé pour le joueur est un premier signe annonciateur de ses futurs exploits. S’il ne participe pas à la première campagne européenne victorieuse des lisboètes (victoire en Coupe des clubs champions européens face au FC Barcelone en 1961), Eusébio dispute toutefois un match lourd de sens durant l’été de cette même année. En effet, son club se présente face au Santos du grand Pelé, champion du monde en titre. Ces deux légendes s’affrontent une première fois avant de se retrouver en 1966 lors du mondial anglais, ou encore plus tard, sur les terrains étasuniens (terre d’exil des deux hommes pour leur fin de carrière).
En 1962, Eusébio est bien présent pour la deuxième victoire consécutive de Benfica en Coupe d’Europe. Il s’illustre lors de la finale en marquant un doublé contre le Real Madrid de Ferenc Puskás (victoire 5-3). L’histoire européenne continue pour Eusébio et Benfica. C’est tout d’abord une troisième finale consécutive en 1963. Malheureusement, celle-ci est perdue sur le score de 2-1 contre l’A.C Milan. L’année 1965, malgré une nouvelle défaite en finale européenne contre l’Inter Milan – dirigé alors par le grand l’entraîneur Helenio Herrera – est importante pour Eusébio. Il est tout d’abord le meilleur buteur de cette nouvelle campagne européenne, mais aussi champion du Portugal et surtout Ballon d’or.
En 1968, Benfica perd une nouvelle finale européenne. Sur le terrain national, Benfica domine en compagnie de son rival lisboète, le Sporting. Eusébio passe la majeure partie de sa carrière dans le club qui venait sans doute de vivre son plus grand âge d’or. Lorsqu’il quitte Lisbonne en 1975, il a amassé onze titres nationaux, cinq coupes du Portugal ainsi qu’une Coupe d’Europe.
La légende d’Eusébio se construit aussi avec la sélection portugaise. Avant les années 1960, le Portugal est une nation plus que mineure du football mondial. Son plus grand fait d’armes est un quart de finale lors des Jeux Olympiques de 1928. L’idylle entre Eusébio et la Seleção débute très rapidement, dès le 9 octobre 1961.
C’est lors de l’édition 1966 de la Coupe du Monde que le Portugal et Eusébio s’illustrent, la première étant absente de la précédente édition. Le Ballon d’or 1965 est attendu au tournant ainsi que toute son équipe. D’autant que le Portugal se retrouve dans le groupe III en compagnie de grandes sélections telles que la Bulgarie, la Hongrie mais surtout le Brésil de Pelé, double champion du monde en titre. Le Portugal mène une incroyable campagne lors du premier tour en remportant ses trois matchs. Eusébio marque trois buts dont un doublé contre le Brésil qui permet aux siens de s’imposer 3-1. Dans cette rencontre, Pelé laisse rapidement sa place car blessé par un tacle portugais, ce qui empêche qu’un véritable match dans le match ait lieu entre les deux joueurs.
Le Portugal se qualifie en quart de finale de la compétition et se retrouve face à la surprise du tournoi : La Corée du Nord. Cette équipe surprenante est proche d’éliminer les portugais sans l’intervention d’Eusébio. Au bout de 25 minutes de jeu, le Portugal est mené 3-0. Le buteur de la sélection portugaise entre alors en jeu et inscrit un doublé en première mi-temps, avant de récidiver en seconde. Résultat ? Le Portugal s’impose 5-3 avec quatre buts de son attaquant fétiche.
En demi-finale, Eusébio et ses partenaires sont éliminés par le futur vainqueur (à domicile) de la compétition, l’Angleterre de Bobby Charlton. Un doublé du premier répond au seul but de l’inévitable goleador lusitanien. Le Portugal termine troisième de la compétition grâce à sa victoire sur l’URSS lors de la petite finale. Eusébio, sur le plan personnel, termine meilleur buteur de la compétition avec un total de neuf buts. Lors du Ballon d’or 1966, il termine deuxième, devancé par le bourreau des portugais, Charlton.
Cette Coupe du monde est la seule disputé par Eusébio et cette troisième place reste encore aujourd’hui la meilleure performance portugaise. Ces nombreux exploits et buts démontrent la place primordiale que tient le buteur de Benfica dans l’histoire du football portugais. En 1975, lorsque Eusébio quitte Benfica pour les Etats-Unis (sa fin de carrière le mène vers les terrains de ce pays, mais aussi sur ceux du Canada et du Mexique avant sa retraite en 1978), le football est le sport le plus populaire du pays et la dictature est tombée (un an auparavant, le 25 avril 1974, lors de la Revolução dos Cravos). Cependant, il ne peut être le seul célébré, car n’étant pas l’unique pionnier et acteur des exploits sportifs portugais des années 1960.
Eusébio et ses aînés
Si les performances d’Eusébio sont objectivement dantesques et forment à juste titre sa légende, il est important de ne pas oublier un autre grand joueur. Il s’agit de Mário Coluna, celui que l’on surnommait « O Monstro Sagrado », d’origine mozambicaine tout comme Eusébio et accompagnant ce dernier dans le vestiaire de Benfica et de la sélection portugaise. Les carrières et les vies de ces deux hommes sont intimement liées.
Les deux joueurs débutèrent leur carrière dans l’actuel Clube de Desportos Maxaquene au Mozambique et furent de (presque) tous les exploits du Benfica des années 1960. Coluna fut buteur lors des deux finales de Coupe d’Europe victorieuses de 1961 et de 1962 alors qu’Eusébio ne prit part qu’à la seconde. Ensemble, ils disputèrent la Coupe du monde de 1966. Cette association est le socle sur lequel s’appuie la sélection pour terminer troisième du tournoi. En 1975, alors qu’Eusébio quittait Benfica, Coluna, déjà retraité, devenait le président de la fédération de football du Mozambique nouvellement indépendant
Avant ces deux grands joueurs d’origine mozambicaine qui veillèrent à faire du Portugal une nation importante du football que cela soit en club ou en sélection, un autre montra la voie. Sebastião Lucas da Fonseca, plus connu sous le nom de Matateu, fut le premier joueur d’origine mozambicaine à s’illustrer sous le maillot de la sélection portugaise durant les années 1950. La grande partie de sa carrière s’étala du début des années 1950 à la moitié des années 1960 et il disputa plus d’une vingtaine de matchs sous la maillot de la Seleção. Tout comme ses cadets, il effectua majoritairement ses classes à Lisbonne (au Clube de Futebol Os Belenenses) et fut un grand buteur (13 buts en 27 matchs avec le Portugal). Matateu indiquait la marche à suivre alors que sa fin de carrière emboîtait le pas des premiers exploits d’Eusébio et Coluna.
Eusébio est incontestablement l’une des légendes du football mondial. Son apport au football portugais est sans précédent. En compagnie de Coluna, il écrivit certaines des plus belles pages de la sélection portugaise. Surtout, il aida au développement et à la popularisation du football de son pays. Celui qui reste comme le premier lauréat du Ballon d’or né sur le sol africain s’éteignit le 5 janvier 2014 à Lisbonne. Un deuil national de trois jours fut décrété. Depuis le 3 juillet 2015, il repose au Panthéon national en compagnie, entre autres, d’Amália Rodrigues, la reine du fado. Un mois et 20 jours après le départ d’Eusébio, c’était au tour de Mário Coluna de s’en aller. Comme si les deux coéquipiers d’antan ne pouvaient s’empêcher de partager cette nouvelle étape.
Sources :
- Paul Dietschy, Histoire du football, Perrin, 2010
- Georges Bensoussan (dir.), Sports, corps et sociétés de masse : Le projet d’un homme nouveau, Armand Colin, 2012
Crédits photos : Icon Sport