En Province, on se vante, on est fier quand un enfant du pays devient célèbre, quand il réussit à l’échelon national. A Caen, ce sont Orelsan, Michel Drucker, Marie-Agnès Gilot et Olivier Baroux, qui sont actuellement les porte-étendards de la ville aux cent clochers. Dans cette courte liste, il n’y a pas de footballeur, au grand dam des supporters du SM Caen. Ils pourront se consoler avec ce récit de l’histoire d’Eugène Maës, joueur iconique de Malherbe qui fut aussi le premier grand buteur de l’Equipe de France.
Eugène Maës naît dans le onzième arrondissement de Paris, en 1890. On connait peu de choses de son enfance jusqu’à sa découverte du football à l’âge de douze ans. Nous sommes en 1902 et ce sport venu d’Angleterre commence à se populariser à Paris. C’est dans le jardin du Luxembourg que le jeune Eugène, avec d’autres néophytes, s’initie à la pratique du ballon rond. On imagine que les belles pelouses devaient souffrir des matchs improvisés entre ces footballeurs d’avant-garde.
A quinze ans, Maës intègre sa première équipe, le Patronage Olier, dans le sixième arrondissement de Paris. Les patronages catholiques étaient en quelque sorte des centres de loisirs chrétiens. Autour des valeurs de l’Eglise, ils proposaient des activités sportives et culturelles aux paroissiens. Parmi ces activités, le football devient prépondérant, au point qu’une fédération se crée et organise son propre championnat de France. Dans cette épreuve, le Patronage Olier s’octroie deux titres en 1908 et 1910, en se montrant supérieur à des équipes aux noms sympathiques, comme l’Etoile des Deux Lacs, les Bons Gars de Bordeaux, les Cadets de Bretagne ou l’Association de la Jeunesse Auxerroise d’un certain abbé Deschamps.
Au poste d’avant-centre, Eugène Maës fait parler la poudre. Il se fait d’autant plus remarquer qu’il brille dans une autre compétition, le Trophée de France. Cet ancêtre de la Coupe de France met aux prises des patronages et des équipes laïques, dans des matchs à élimination directe. Deux fois, le Patronage Olier termine vainqueur. Lors des deux finales, Maës marque et se forge une petite réputation. Logiquement convoité, en 1910, à dix-neuf ans, il choisit de rallier le Red Star, riche club parisien.
« Tête d’or » au Red Star
Fondé et présidé par Jules Rimet, l’ambitieux club francilien déjoue l’amateurisme institutionnel en payant les joueurs qu’il recrute. Maës le finisseur s’ajoute aux autres vedettes de l’équipe, placées plus bas sur le terrain : l’attaquant Jules Verbrugge, le défenseur et capitaine emblématique Lucien Gamblin et le gardien Pierre Chayriguès. Ce dernier est considéré a posteriori comme la « première star du foot français ». Novateur, il a développé sa propre identité de jeu, originale et appréciée du public. En effet, il est à la fois l’inventeur du dégagement aux poings, de la sortie dans les pieds de l’adversaire et du plongeon. Rien que ça !
Rapidement, la popularité de Maës concurrence celle de Chayriguès. Non seulement il marque (beaucoup), mais il est aussi un joueur spectaculaire. C’est un avant-centre physique, direct, efficace. Il est puissant et combatif. Sa frappe lourde est dévastatrice mais c’est son jeu de tête qui est son meilleur atout. Grâce à sa taille (1,80 m), son timing et son courage, « Tête d’or » enquille les buts à la réception de centres ou de corners. Gabriel Hanot, joueur de Tourcoing puis journaliste réputé, écrit dans L’Equipe :
« Je ne crois pas que ses dispositions pour le jeu de tête aient été égalées, depuis, par aucun autre footballeur français. Avec Maës, chaque coup de pied de coin était un danger. Toute balle en hauteur était pour lui. Dans cette spécialité, il était imbattable. »
Dans le tout nouveau championnat de France de la LFA (Ligue de Football Association), Maës et le Red Star font des ravages : ils remportent le titre en 1912 et finissent deuxièmes en 1911, 1913 et 1914. Le club francilien, qui vient de déménager à Saint-Ouen car son terrain parisien est destiné à la construction du Vel’ d’Hiv’, s’essaie aussi à des rencontres internationales. A chaque fois, elles confirment la compétitivité des Audoniens et le talent d’Eugène Maës. On retient la courte défaite face aux professionnels du Tottenham Hotspur (1-2) et les belles victoires contre l’Ajax Amsterdam (2-0 grâce à deux buts de Maës) et contre l’Excelsior de Bruxelles (6-1).
Des statistiques impressionnantes en Équipe de France
A son avantage en club, Maës est naturellement sélectionné en Equipe de France. Mais, porter le maillot au coq à cette époque n’est pas une sinécure. La France est un cancre du football européen avec seulement trois victoires sur les dix-sept matchs disputés depuis 1904. Elle a même terminé l’année 1910 par deux raclées infligées par l’Angleterre (10-1) et l’Italie (6-2).
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Début 1911, Maës honore timidement ses deux premières sélections. Mais, pour la troisième, il sort le grand jeu : dans son jardin de Saint-Ouen, il score deux fois et permet à la France d’obtenir un nul méritoire contre l’Italie (2-2). Après cela, plus rien ne l’arrête. Lors des huit matchs suivants, il fait trembler les filets treize fois ! Il contribue grandement à hisser la France dans la hiérarchie des nations européennes. Un journaliste de L’Auto le proclame sans vergogne « meilleur avant-centre du continent ».
Malheureusement, sa carrière internationale sera courte. Maës est stoppé dans son élan en 1913 par une blessure qui le contraint à passer sur le billard. Opéré sous chloroforme d’un ostéome des adducteurs, il est un des premiers français à bénéficier d’une chirurgie du sport. De retour sur les terrains en 1914, son compteur de sélections reste bloqué à onze, à cause de l’entrée en guerre.
Malgré sa trop brève carrière, Eugène Maës garde une place de choix dans l’histoire des Bleus. D’abord, imparablement, avec quinze buts marqués en onze matchs, il affiche un ratio épatant : 1,36 but/match. Seul l’immense Just Fontaine a fait mieux que lui dans ce domaine. Il est aussi détenteur du record de buts inscrits en un seul match : cinq ! Mais, plus que les statistiques, c’est la performance grandiose et épique de Maës lors d’Italie-France de 1912 qui reste dans les annales.
La « masterclass » de Turin
Le match a lieu à Turin. La France, corrigée deux ans auparavant à Milan, veut prouver qu’elle a progressé. Maës est évidemment convoqué mais la sélection part sans lui. Il est retenu à Caen, où il effectue son service militaire. Tenace, il obtient une permission la veille du match. Décidé à jouer coûte que coûte, il entreprend seul le voyage de la Normandie au Piémont. Une vingtaine d’heures de train plus tard, à l’aube, il arrive à Turin. Dès l’après-midi, malgré son long et fatigant périple, il est sur le pré et il livre une performance XXL. Avec trois buts marqués, il est le grand artisan de cette historique victoire française (4-3).
Ses deux premiers buts sont classiques : un lob et une tête à la réception d’un centre. Le troisième, qui est aussi celui de la victoire, est décrit ainsi dans La Gazzetta Dello Sport : « Faroppa (le gardien azzurro) arrête un tir français. Maës le charge et lui donne un coup de pied au visage. Faroppa relâche le ballon qui entre dans le but ». Cette description, possiblement exagérée, met le doigt sur la deuxième spécialité de Maës, après le jeu de tête : la charge sur le gardien. Autorisée par le Board en 1897, elle permet à l’attaquant de percuter le portier quand il a le ballon en main, de l’expédier ainsi derrière la ligne et de marquer sans toucher le cuir. Viril mais correct !
Pour Maës, question notoriété, il y aura un avant et un après Turin. Une popularité qu’il entretient avec ses déclarations qui font la part belle à l’héroïsme :
« Ce fut mon match le plus dur. Match dur pour moi en raison de la fatigue due à la longueur du déplacement. Match dur car je n’étais pas habitué à mes ailiers Faroux et Jourde. Match dur car De Vecchi, arrière adverse, jouait très sec. Match dur enfin, parce que le public italien se montrait chauvin et envahissait fréquemment le terrain. »
Héros de la Grande Guerre
L’été 1914, l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand casse le fragile équilibre géopolitique européen et précipite l’entrée en guerre de la France. Eugène Maës, qui avait repris la compétition avec le Red Star après son opération des adducteurs, est mobilisé.
Dès le premier mois du conflit, sur le front de Champagne, il est grièvement blessé au thorax. Il est évacué et soigné à Caen, où est basé son régiment. Dès l’automne, par voie de presse, il fait parvenir des nouvelles rassurantes : « J’ai reçu la visite d’une balle qui m’a perforé de part en part et qui est ressortie plus vite qu’elle était entrée. Je mange et je fume comme si de rien n’était. » Décoré de la Croix de Guerre, il repart au front quelques mois après, ce qui lui vaudra une deuxième blessure en mai 1917, sans gravité cette fois.
Après l’armistice, Maës retrouve le maillot rayé du Red Star, dans un football hexagonal complètement désorganisé. En 1919, il quitte le club audonien, un peu diminué par les séquelles de ses blessures de guerre, mais surtout… appelé par ses devoirs conjugaux. En effet, pendant la Grande Guerre, au gré de ses mois de convalescence à l’arrière, il a rencontré la Caennaise Yvonne Berteaux, puis il l’a épousée en juillet 1918. En choisissant de rallier la préfecture calvadosienne, Maës fait une croix sur le football de très haut niveau, privilégiant sa vie affective et ses perspectives extra-sportives. Il est vrai que son beau-père lui propose sa succession à la tête de l’entreprise familiale.
Maës fait le bonheur de Malherbe
En 1920, tout jeune trentenaire et encore habité par l’amour du jeu et de la compétition, Eugène Maës s’engage avec le Stade Malherbe caennais. Sur le terrain du quartier de Venoix, « Tête d’or » s’impose immédiatement comme le joueur majeur et aussi le coach de cette équipe qui auparavant s’autogérait sans entraîneur. Il faut dire, qu’en plus de son glorieux passé, de son talent et de son physique imposant, Maës est doté d’un caractère exubérant et d’une grande gueule, qui tranchent avec le tempérament discret des autochtones.
Avec Maës à leur tête, les rouges et bleus dominent la Ligue de Basse Normandie avec six titres en dix ans. C’est un bond en avant énorme pour Malherbe, qui accusait à l’époque un retard conséquent non seulement sur les clubs parisiens, mais aussi sur ses rivaux hauts-normands, le Havre AC, le FC Rouen, l’US Quevilly. Malheureusement, il n’est pas possible pour Caen de disputer de championnat national car il n’en existe plus. Seule la Coupe de France permet de se frotter aux meilleures équipes. Sous la houlette de Maës, le club réussit à passer les tours préliminaires et à atteindre les trente-deuxièmes de finale lors de trois éditions consécutives, de 1923 à 1925.
C’est à travers ces épopées en coupe que la ville de Guillaume le Conquérant se découvre un engouement pour le football. Pour le trente-deuxième de finale de la Coupe de France 1923, ce sont près de trois mille personnes qui se rendent à Venoix, pour voir Malherbe affronter l’Olympique de Paris. Cette équipe est l’une des meilleures de France puisqu’elle a atteint la demi-finale l’année précédente. Elle compte dans ses rangs plusieurs internationaux, dont le capitaine de l’équipe de France, Jules Dewaquez. Si les Normands s’inclinent (3-4), il n’en reste pas moins que l’homme du match est un certain… Maës. Il provoque un penalty qui sera converti par son coéquipier Leperlier et surtout il marque deux buts à la réception de centres : un du pied, un de la tête. « Tête d’or » a de beaux restes.
En 1930, âgé de quarante ans, Maës raccroche les crampons, lâché par un physique évidemment déclinant. Une retraite sportive d’autant plus méritée que sa vie professionnelle, elle, bat son plein. Dix ans auparavant, il a répondu favorablement à la proposition de son beau-père. Il lui a succédé à la tête de son entreprise, qui n’est rien d‘autre qu’une école de natation. Située sur les bords de l’Orne, le fleuve qui traverse Caen, la piscine Maës est équipée de terrasses, d’échelles et de plongeoirs qui permettent de s’immerger dans le cours d’eau et de bénéficier des leçons du maître-nageur, en l’occurrence le bel Eugène.
Enthousiaste et motivé, Maës, en parallèle du football, s’implique dans son nouveau métier. Il sera tour à tour professeur de natation, professeur de plongeon, entraîneur de water-polo. Il peut se targuer d’avoir appris à nager à des milliers de Caennais, grâce à une méthode qu’il a lui-même améliorée. Il est aussi un formidable organisateur de compétitions telles que : les concours de vitesse, la traversée de Caen à la nage, le circuit des quatre sports, qui est en fait un ancêtre du triathlon puisqu’il combinait vélo, course à pied, aviron et natation. Son implication dans les sports nautiques lui vaudra les honneurs de la Fédération Française de Natation.
Entreprenant et multi-casquettes, Maës se diversifie en agrandissant son école de natation, à laquelle il accole un cabaret-dancing qu’il nomme le Lido. La guinguette rencontre un franc succès et attire chez lui un nouveau public, moins sportif mais plus populaire, à l’époque des premiers congés payés et de l’augmentation du temps chômé des salariés.
Une fin tragique
Dès 1940, l’occupation allemande vient casser la dynamique de l’entreprise Maës. La piscine reste ouverte mais les compétitions sont interdites. Les soldats allemands fréquentent l’établissement, au détriment des Caennais. Il faut dire que la Gestapo s’est installée au château de la Motte, situé sur l’autre rive de l’Orne à moins de deux cents mètres du Lido. Cette proximité, Maës va la payer très cher.
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Un jour de 1943, toujours fort en gueule, il ironise ouvertement sur les capacités d’un soldat SS : « S’ils nagent tous comme ça, ils ne sont pas encore arrivés en Angleterre. » Par malchance, cette imprudente critique tombe dans l’oreille de Marie-Clotilde de Combiens, jeune amante du chef-adjoint de la Gestapo. Elle s’en prend alors à Maës. Ce dernier s’énerve et lui reproche ses chaleureuses relations avec l’ennemi. Cette joute verbale va lui coûter la vie. Dénoncé par sa compatriote, Maës est arrêté en juin 1943 pour « propos anti-allemands et gaullistes ».
D’abord incarcéré à Caen, il est déporté en Allemagne dans les camps de concentration de Buchenwald puis de Dora. Il y travaille pendant plusieurs mois à la fabrication de fusées militaires. Début 1945, trop affaibli, il est déclaré inapte au travail. Le 30 mars 1945, son décès est officialisé.
Pour honorer la mémoire de cet homme généreux et entier, la municipalité caennaise a fait coup double. Depuis 1952, une rue située aux abords du stade de Venoix porte son nom. Plus récemment, c’est le complexe aquatique flambant neuf qui a été baptisé Stade Nautique Eugène Maës. L’inauguration fut l’occasion de rendre hommage à ce « grand footballeur et magnifique cabochard ». Une allusion à son caractère bien trempé, à son panache et à sa gouaille plus parisienne que normande.
Illustrons cela par une dernière anecdote. En 1913, en plein service militaire, Maës est sélectionné pour un match entre la sélection de Paris et celle de Berlin. Mais, il est consigné à la caserne de Caen à cause d’une épidémie d’oreillons. Facétieux, il fait le mur, rejoint Paris, participe à la rencontre et trouve le moyen de marquer le seul but du match. A son retour, il se fait démasquer lorsque son colonel assiste aux actualités diffusées quelques jours après au cinéma. Il y voit le grand Eugène et ses imposantes moustaches parader devant la caméra à la faveur de sa belle performance. Cela lui vaudra les remontrances de sa hiérarchie et quelques corvées en guise de sanction.
Glorieux survivant de la Première Guerre mondiale, maître-nageur, organisateur de compétitions de natation, tenancier de cabaret et victime des camps de la mort en 1945, la vie d’Eugène Maës est pour le moins romanesque. Première vedette du football caennais, il créa sa légende en devenant à la fois le prolifique buteur du Red Star et le héros du premier exploit de l’Equipe de France.
Sources :
- Didier Braun, « Eugène Maës, le premier grand buteur français », uneautrehistoiredufoot.wordpress.com
- Bruno Colombari, « Eugène Maës, le goleador foudroyé », chroniquesbleues.fr
- François-Xavier Valentin, « Le premier artilleur du Red Star ! », redstar.fr
- « Eugène Maës, La « tête d’or » du Red Star », redstar.fr
- « Le stade Bauer, ses origines, son histoire », redstar.fr
- « Italie/France 1912 : était-ce le premier match à enjeu politique ? », PKfoot.com
- Raphael Raymond, « 20 avril 1913 : Eugène Maës voit quintuple », fff.fr
- Benoît Caen, « Le premier « gros » match de Coupe de France : SM Caen-Olympique de Paris », wearemalherbe.fr
- Emmanuel Auvray, « Retour sur le parcours d’Eugène Maës, promoteur des sports aquatiques à Caen », Annales de Normandie, 2017/2, p. 143-166
- Robin Walter, « Eugène Maës : footballeur, passeur de savoirs et résistant », Transversale
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