Vu de France ou de l’étranger, la victoire de l’Étoile Rouge de Belgrade en C1, en 1991, symbolise l’âge d’or du football yougoslave. Composé de joueurs issus de toutes les nationalités de la fédération yougoslave, le club de Belgrade est perçu à l’extérieur comme une preuve de réussite de la multiethnicité du pays. Pourtant, en Yougoslavie, le triomphe de Bari est perçu tout autrement et annonce le futur éclatement du pays.
Avant d’évoquer la finale du 29 mai 1991 à Bari contre l’Olympique de Marseille, il est essentiel de parler de l’Étoile Rouge de Belgrade et plus généralement du sport yougoslave dans le contexte de l’effondrement de la Yougoslavie. La fédération communiste connait deux tournants importants entre 1979 et 1980. Tout d’abord, le premier choc pétrolier entraîne une grave crise économique dans le pays. Mais c’est surtout la mort du Maréchal Tito un an plus tard qui marque les esprits et affaiblit irréversiblement l’unité de la Yougoslavie. Comme le suggèrent certains historiens ou témoins de cette époque, sa figure est tellement importante qu’il incarne en quelque sorte le « yougoslavisme », une religion civile autour de la personnalité du Maréchal.
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La nouvelle Constitution de 1974 n’arrange rien non plus. Cette dernière favorise davantage d’autonomie pour les républiques communistes. Une double crise économico-politique qui appauvrit et affaiblit l’unité de la Yougoslavie. Les premières manifestations au Kosovo en 1981, sur fond de tensions entre les communautés albanaises et serbes, n’arrangent rien à la situation. Avec la disparition de Tito et la nouvelle Constitution, le paradigme politique du pays change. Les élites communistes locales défendent davantage leurs propres intérêts au détriment de ceux de la Yougoslavie.
Dans le cas du Kosovo, les tensions entre toutes les ethnies du pays ainsi que le rêve de « grande Serbie » de Slobodan Milosevic vont entrainer la fédération yougoslave vers le chaos. En janvier 1990, lors du 14e Congrès de la Ligue communiste de Yougoslavie, les délégations slovène et croate se retirent. Une première pierre vers les futures atrocités de la guerre.
Cependant, cela n’empêche pas la Yougoslavie de briller sur le plan sportif. Sarajevo accueille avec un grand succès les Jeux Olympiques d’hiver en 1984. La sélection de basket yougoslave est l’une des meilleures et remporte plusieurs titres : deux championnats d’Europe en 1989 et 1991 et un mondial en 1990. Sur le plan du football, la sélection yougoslave est également considérée comme l’une des favorites pour la victoire finale au mondial 1990 en Italie. Un parcours qui s’arrête malheureusement en quarts de finale contre l’Argentine de Diego Armando Maradona. Comme le raconte le capitaine Faruk Hadzibegic dans l’ouvrage de Gigi Riva, Le dernier pénalty, beaucoup d’éléments extérieurs dus au contexte politique pesant, entravent les chances de succès de la sélection.
En particulier ce match de championnat du 13 mai 1990 entre le Dinamo Zagreb et l’Étoile Rouge de Belgrade. Une rencontre qui n’a jamais eu lieu en raison des bagarres sur le terrain même du stade Maksimir de Zagreb, entre ultras des deux clubs. Sur le champ de bataille, Zvonimir Boban adresse un coup de pied à un supporter de l’Étoile Rouge. Un geste repris par les nationalistes croates et symbolisant la résistance face à l’agressivité serbe. Cet acte est évidemment mal perçu côté serbe et a des répercussions en interne sur la sélection d’Ivica Osim.
Toujours dans l’ouvrage de Gigi Riva, Faruk Hadzibegic raconte la préparation particulière pour le mondial italien. Notamment cette rencontre amicale contre les Pays-Bas à Zagreb, avec un public croate derrière les Néerlandais. Il faut aussi dire qu’à l’aube des années 1990, les Bleus ne sont soutenus que par une petite partie de la Yougoslavie. En Bosnie, république yougoslave multiethnique, où le « yougoslavisme » est encore présent, en Macédoine mais surtout en Serbie où l’on rêve d’un pays centralisé autour de Belgrade, incarné par la figure de Slobodan Milosevic.
L’Étoile Rouge de Belgrade 1991, symbole du « yougoslavisme » à l’international
Comme nous l’avons indiqué lors de l’introduction de cet article, si on se tient au point de vue international, la victoire de l’Étoile Rouge de Belgrade en 1991 est celle de la Yougoslavie. Tout d’abord dans un premier temps, la « Generacija 1991 » est une équipe qui compte des joueurs venant pratiquement de toutes les républiques yougoslaves. Et tous sont yougoslaves ou presque. Seul le joueur roumain d’origine serbe, Miidrag Belodedici fait exception.
Ainsi, au début des années 1990, l’Étoile Rouge est considérée comme une Dream Team yougoslave composée pratiquement des meilleurs joueurs du pays. Dans cette fabuleuse « Generacija 1991 », nous retrouvons Robert Prosinecki, Dejan Savicevic, Sinisa Mihaljovic ou encore Darko Pancev. Le Marakana fait le plein chaque semaine pour les matches de championnat et de Coupes d’Europe. L’antre de la Crvena Zvezda est l’endroit où l’élite de la capitale se rencontre. Notables du régime communiste, hommes d’affaires, vedettes locales se pressent pour assister aux matchs. Un succès sportif qui amène alors un succès économique. Avant la guerre civile, l’Étoile Rouge, notamment grâce à ses droits télévisuels et à ses joueurs, peut attirer les meilleurs footballeurs de Yougoslavie.
Avec cette accumulation d’artistes, l’Étoile Rouge de Belgrade symbolise également le beau jeu prôné par le football yougoslave. Un succès rendant hommage à la formation de la fédération et aux premiers « brésiliens de l’Europe ». Le chemin vers le succès final de Bari débute par un premier tour contre le Grasshopper Zurich. Si les Delije vont rester sur leur fin au match aller (1-1 au Marakana), les Serbes se rattrapent en Suisse en infligeant une lourde défaite aux Zurichois (1-4). En huitième de finale, l’Étoile Rouge de Belgrade se débarrasse facilement des Glasgow Rangers (3-0 au match aller et 1-1 au retour). Ce sera plus tendu en quart de finale contre le Dynamo Dresden où les Belgradois vont gagner en Serbie 3-0 avant de gagner 1-2 en RDA dans un contexte tendu avec les ultras Est-Allemands.
Vient ensuite la demi-finale légendaire contre le Bayern Munich. Le match aller se déroule au Stade Olympique de Munich devant pas moins de 67 000 spectateurs. Malgré l’ouverture du score des Bavarois, l’Étoile Rouge parvient à remporter le match (1-2), avec deux buts de Darko Pancev et de Dejan Savicevic. L’équipe de Belgrade se qualifie pour la finale de la Coupe des Champions pour la première fois de son histoire et devient le deuxième club serbe à atteindre ce stade de la compétition après le Partizan en 1966. L’Étoile Rouge défie l’Olympique de Marseille en finale au Stade San Nicola de Bari. 56 000 spectateurs sont venus voir la rencontre dont 20 000 Delije belgradois. En face, l’OM joue également sa première finale de C1 et fait également partie des meilleures équipes européennes. Elle compte dans ses rangs une ancienne gloire de l’Étoile Rouge, un certain Dragan Stojkovic dit « Piksi ».
Le match est fermé et contrairement à son idée de jeu, l’Étoile Rouge ferme le jeu afin d’éviter d’encaisser un but des Marseillais. Le score en reste nul et vierge après 90 minutes de jeu. Un des seuls faits marquants de la rencontre est l’entrée de « Piksi » à la place d’Éric Di Meco à la 112e minute de jeu. Une bonne entrée de l’international yougoslave qui ne change pas la donne. Le score reste le même à la fin de la prolongation et les deux équipes vont devoir se départager lors d’une séance de tirs au but. Côté Serbe, Prosinecki, Binic, Bolodedici, Mihaljovic et Pancev réussissent l’exercice alors que du côté Marseillais, le premier tir de Manuel Amoros est repoussé par Stojanovic. Victoire 5-3 de l’Étoile Rouge de Belgrade qui devient la première équipe yougoslave à soulever la plus prestigieuse des compétitions européennes. Une consécration pour le plus grand club de Yougoslavie mais aussi la dernière grande performance sportive du football de cette fédération d’états.
Mais une victoire serbe pour les Yougoslaves
Pour les Serbes et pour le reste de la Yougoslavie, cette victoire de l’Étoile Rouge est un succès serbe. Dans le contexte politique du début des années 1990, l’ensemble des victoires du club belgradois est bien perçu par les militants d’un nationalisme serbe et de la Grande Serbie. L’Étoile Rouge est devenue une institution sportive représentant la « serbité ». Si les victoires du club serbe sont fêtées dans le pays, cela n’est pas du tout le cas en Croatie ou en Slovénie par exemple. À l’instar des relations avec l’équipe nationale que l’on a pu retrouver pendant le mondial 1990.
Pourtant, lors de sa création en 1945 et pendant une longue période après, l’Étoile Rouge de Belgrade est considérée comme le club soutenu par l’État yougoslave avant de devenir rapidement le club symbole de la communauté serbe. Au tournant des années 1990, la presse sportive locale identifie même le club de Belgrade comme un club serbe et non yougoslave et ce malgré son effectif cosmopolite.
Comme le suggère Loïc Trégourés dans son ouvrage intitulé Le Football dans le chaos yougoslave, la religion orthodoxe participe de fait à la mythologie autour du club. Pour les Serbes, l’attitude des joueurs en finale contre l’OM fait directement référence à l’Histoire du pays. Comme lors de la bataille de Kosovo Polje en 1389, les joueurs se sont sacrifiés en pratiquant un football défensif à l’opposé du jeu offensif habituellement favorisé. En plus du mythe du sacrifice du tsar Lazar lors de Kosovo Polje, intervient celui de Saint-Nicolas autour de la religion orthodoxe. Une référence au rite très présent en Serbie mais aussi au nom du stade de Bari dans lequel l’Étoile Rouge a remporté la Coupe des Champions.
Cette religion est également visible dans les tribunes. Les Delije n’hésitent pas à sortir les drapeaux et les bannières à l’effigie des saints orthodoxes. Lors de la finale de Bari, les ultras de l’Étoile Rouge ont sorti un immense drapeau serbe frappé d’une croix dorée et de quatre lettres C en alphabet cyrillique. Des lettres qui sont le symbole ethnique et religieux du peuple serbe, de l’église orthodoxe serbe et de la Serbie. Quatre lettres C qui sont l’acronymes de la devise officielle des Serbes : « Seule l’unité sauve les Serbes ».
En mai 1992, un an après le sacre de l’Étoile Rouge de Belgrade, les sanctions de l’ONU excluent de fait le club de toutes les compétitions européennes. Des sanctions qui entrainent par la suite le départ de nombreux joueurs importants. Robert Prosinecki part faire les beaux jours du Real Madrid, Dejan Savicevic ceux de l’AC Milan et Darko Pancev singera lui chez le voisin interiste. La guerre puis l’arrêt Bosman qui surviennent au cours de la décennie 1990 ne permettent plus à l’Étoile Rouge de Belgrade de retrouver son niveau d’antan.
Encore aujourd’hui, le triomphe de Bari apparait comme une source de fierté pour le peuple serbe. Sur le site de la république serbe, nous pouvons encore retrouver une page dédiée à Bari 1991 mais aussi à la victoire en Coupe Intercontinentale la même année à Tokyo contre Colo-Colo. La « Generacija 1991 » est célébrée au pays, quelques temps après, en recevant le titre honorifique de « Zvezdine Zvezde » récompensant les joueurs qui ont marqué l’histoire du club.
Si le triomphe de Bari est en quelque sorte une apothéose pour le football yougoslave, il annonce également les futures fractures du pays à venir. Perçu comme une victoire serbe et non yougoslave, Bari 1991 est avant tout une victoire de la « serbité » et n’a jamais été fêtée par les Croates ou par les Slovènes. Comme souvent, la victoire de l’Étoile Rouge de Belgrade a été récupérée politiquement par les intellectuels et les politiques défendant le principe d’une grande Serbie.
Sources :
Ouvrages spécialisés :
- Riva Gigi, Le dernier penalty, Histoire de football et de guerre, Edition du Seuil, Paris, 2016.
- Trégourès Loïc, Le football dans le chaos yougoslave, Editions Non Lieu, Paris, 2019.
Articles spécialisés :
- Hatzfeld Jean, À Belgrade, l’Étoile Rouge fête ses cinquante ans en quarantaine, Libération, mars 1995.
- Markovic Milan, Les étoiles de l’Étoile Rouge : Generacija 1991, Fudbalski Hram, mai 2021.
Crédit photos : Icon Sport