Aucun grand joueur de football ne naît avec le statut privilégié et lumineux de légende. Si pour certains le talent paraît inné, naturel, presque facile, il ne faut jamais tomber dans la facilité et l’oubli de la quantité de travail fourni par l’athlète pour atteindre un tel niveau. En plus du travail, chaque grand joueur s’est toujours doté d’un modèle, une idole sacrée remontant souvent à son enfance. Pour Zinédine Zidane, joueur figurant au panthéon des footballeurs, ce modèle a un nom : Enzo Francescoli. L’Uruguayen a, pendant 17 ans, illuminé les pelouses de son pays, d’Argentine, de France et d’Italie de son talent et de sa classe. Véritable numéro 10 bien que, comme Zidane, il ne l’ait pas toujours porté, Francescoli est fréquemment associé à la notion d’élégance. Chimère footballistique souvent employée, jamais définie, elle semble caractériser les joueurs les plus créatifs, parfois les plus techniques, mais ne s’arrête pas à de tels critères. Cet article, plus qu’un simple résumé de la belle carrière d’Enzo Francescoli, se veut être, non sans une inévitable touche de subjectivité, une tentative de questionnement, d’explication, au mieux de définition de cette notion d’élégance si précieuse aux fans de football dans le monde.
La carrière d’Enzo Francescoli: lauriers de champion, lauriers du peuple
Débuts
Natif de Montevideo, Enzo Francescoli commence logiquement sa carrière en Amérique du Sud. L’Uruguayen, d’origine italienne, s’engage à l’âge de 19 au Montevideo Wanderers Fútbol Club, où il avait été formé étant jeune. Les trois saisons de Francescoli passées dans ce club au petit palmarès (trois championnats datant de l’avant-guerre) vont être trois des meilleures années des Bohemios, et ce même si aucun trophée n’est gagné. De 1980 à 1983, le joueur charrúa inscrit 20 buts et hisse son équipe à une belle deuxième place (suivie d’une quatrième et cinquième position).
A la fin de cette saison 1983 se joue en Equateur le CONMEBOL Sudamericano Sub20, ou le championnat des moins de 20 ans de la CONMEBOL : la confédération sudaméricaine de football. Enzo Francescoli y participe avec l’Uruguay, remporte le championnat et est élu meilleur joueur de la compétition. Cette première grande performance lui vaut d’être recruté dans la foulée par le club où il deviendra un très grand, un « prince » : le Club Atlético River Plate.
River Plate
C’est à Buenos Aires, dans la bouillonnante capitale argentine, qu’Enzo Francescoli signe ses premiers exploits. Il y passe trois saisons, de 1983 à 1986. Après une première année en dents de scie, où le joueur a du mal à trouver complètement ses marques, sa deuxième saison le voit atteindre des sommets. Il signe 29 buts de sa botte en 49 matchs joués, en faisant le meilleur buteur des Millionarios sur cette saison. Il faut savoir que le championnat argentin est alors divisé en deux catégories, le Nacional et le Metropolitano, ce qui explique le nombre important de matchs joués par chaque club. La pluie de buts de Francescoli n’hisse cependant pas River Plate assez haut, et le club ne s’impose sur aucun des deux tableaux (deuxième en Nacional, quatrième en Metropolitano). Cette saison lui apporte tout de même deux belles distinctions personnelles : le prestigieux titre de meilleur joueur sudaméricain de l’année et le surnom de « Principe » : le Prince.
Lors de la troisième saison du joueur uruguayen au club, le championnat adopte un format « classique » : une seule division où s’affrontent 19 équipes à deux reprises. En 32 matchs joués, Francescoli marque 25 buts. Mieux encore, cette année là ses efforts sont récompensés d’or : River Plate est champion d’Argentine.
Cette même Argentine, menée par Diego Maradona, élimine l’Uruguay de Francescoli en huitième de finale de la Coupe du monde de cette année 1986. Le Prince participe à tous les matchs de sa sélection, marque sur penalty le triste but de la consolation lors de la lourde défaite 1-6 contre le Danemark en phase de groupe, mais ne peut réitérer face à l’Albiceleste qui élimine l’équipe charrúa par un but à zéro.
Le faux pas parisien
Après la coupe du monde, Francescoli fait ses valises pour l’Europe. Il y dispute huit saisons dans quatre clubs différents et la première étape de son voyage le mène à Paris. Pas au Paris Saint-Germain, mais bien à l’historique Racing Club Paris, actuel club de National 3 qui en 1986 accédait tout juste à la première division française, sous le nom de Matra Racing. Jean-Luc Lagardère, alors président-directeur général de la maison d’édition Hachette, possède le club et le dirige de manière ambitieuse, à l’image du recrutement de joueurs tels que Luis Fernandez ou Francescoli qui arrivent à l’été 1986. En trois saisons là-bas, le Prince inscrit 32 buts mais ne retrouve pas ses ailes sudaméricaines et ne peut hisser le club à aucun sommet.
Le « flash » marseillais
Les performances de Francescoli, bien qu’en deçà de ses standards de River Plate, tapent tout de même dans l’œil de Bernard Tapie à l’été 1989, et le président d’un Olympique de Marseille champion de France recrute l’Uruguayen. A cette période, tout Marseille rêve de l’Europe. Et le club phocéen n’est pas loin de son ambition ultime, Bernard Tapie fait tout pour s’en assurer.
Francescoli ne reste qu’une saison à Marseille, et quelle saison ! Le Prince est mis en difficulté par des blessures répétées qui laissent de la place à un concurrent de taille à son poste : l’Anglais Chris Waddle. Le peu de fois ou les deux hommes sont alignés aux côtés du génial Jean-Pierre Papin, le trio fait des miracles… et des victimes. Enzo Francescoli finit la saison avec 11 buts marqués, ce qui en fait le deuxième meilleur réalisateur marseillais derrière le goleador Papin et ses 30 réalisations. L’Olympique de Marseille est une nouvelle fois champion de France, mais c’est en Europe que le Prince réalise son meilleur match. Au cours de la demi-finale aller de la Coupe des clubs champions (C1), Marseille reçoit Benfica. Après un but encaissé sur corner, les Phocéens déroulent et marquent une fois plus deux afin de prendre la tête. Sur ce match, Francescoli est aux commandes de tout. Véritable chef d’orchestre, il propose un spectacle de technique, de virtuosité, de rythme, de justesse que seuls les très grands joueurs savent réaliser. Les innombrables actions marseillaises (dont la majorité est initiée par Francescoli) ne trouvent pas assez les filets portugais. L’Uruguayen lui-même s’essaie à la tâche, ratant de peu un un contre un face au gardien, ce dernier qui sauve également une magnifique retournée acrobatique du Prince dans les derniers instants du match. Dribbles, percées, accélérations, Francescoli a tout ce soir-là, mais les miraculés joueurs du Benfica Lisbonne s’en sortent en ne perdant qu’un but à deux, et éliminent Marseille un à zéro au match retour au Portugal. Pour Enzo Francescoli, c’est la fin tragique d’une épopée européenne épique signée de sa plume.
Les lauriers d’Italie
Enzo Francescoli, après sa saison marseillaise, passe de l’autre côté des Alpes et même de la mer puisqu’il signe à Cagliari en Sardaigne. Là-bas, le Prince ne gagne rien si ce n’est l’affection et l’admiration totale des tifosi sardes qui se régalent chaque semaine de ses gestes de grande classe et de sa technique hors pair. Il passe trois saisons à Cagliari. Sa quatrième saison italienne, il la passe au Torino, de 1993 à 1994. Même scénario, si sportivement Enzo Francescoli est moins en vue, ses talents purs de footballeurs enthousiasment les spectateurs et les fans. Le Prince récolte, en Italie, non pas les lauriers du champion mais bien ceux du peuple.
Le retour à la maison
L’épopée européenne d’Enzo Francescoli s’arrête là. Après Turin, l’Uruguayen retourne en Amérique du Sud, non pas chez lui à Montevideo mais dans son deuxième foyer de River Plate. Les Millionarios retrouvent leur Prince revenu d’exil, l’extase est totale. D’autant plus que Francescoli sait y faire avec la manière : il marque lors de son premier match en 1994. Il régale le club argentin de nouveaux titres nationaux, de nouveaux gestes somptueux, et surtout de l’obsession de tous les fans de River Plate : la Copa Libertadores, qu’il glane en 1996 : conclusion parfaite d’une carrière qui ne l’a pas toujours été. Enzo Francescoli tire sa révérence en 1998 à 37 ans, après son 197e match joué pour River Plate (il inscrit 115 buts pour eux au cours de sa carrière).
Enzo Francescoli et son rapport à Zidane
C’est au cours de sa folle année marseillaise que l’histoire entre Enzo Francescoli et Zinédine Zidane commence. En 1989, le jeune « Yazid » fait ses premiers balbutiements pour l’AS Cannes, et n’a d’yeux que pour le Prince Francescoli. Originaire de Marseille, Zidane n’a jamais caché son admiration totale pour le joueur charrúa.
« Tout ce qu’il faisait sur le terrain, je voulais le reproduire. J’aimais particulièrement son élégance, et en plus il jouait à l’OM, qui était mon club, je n’avais pas d’autre modèle. » – Zidane sur Francescoli
Dans le style de jeu, il est vrai que les deux hommes ont des similitudes : aisance technique, dribbles, gestes magnifiquement contrôlés, organisation du jeu. Les deux joueurs se rencontrent en de rares occasions, notamment lors de la finale de la coupe intercontinentale des clubs de 1996 ou River Plate, vainqueur de la Copa Libertadores, fait face à la Juventus de Zidane. A la fin du match, Zinédine, qui n’est plus le gamin de Marseille admiratif de son idole au Vélodrome mais bien une star d’un géant européen, demande au Prince son maillot.
Une relation amicale et respectueuse a toujours existé entre les deux hommes. Zidane nomme son premier fils Enzo, un hommage appuyé et assumé à son idole d’enfance, qui lui rend bien ses éloges à de nombreuses reprises.
« Je lui ai toujours dit: l’élève a dépassé le maître ! » – Francescoli sur Zidane
#Jplus1
💬 "J'ai appelé mon fils Enzo en son honneur. Lui, pour moi, c'était tout. C'était ma star à moi." 💫Même Zinédine Zidane a une idole : "El Principe" Enzo Francescoli 🙏 pic.twitter.com/UzgfOFxCvj
— King Of Ze Day (@KingOfZeDay) February 24, 2019
L’élégant Enzo Francescoli
A chaque fois que l’on évoque la carrière de Francescoli, les mêmes termes ressortent : classe, technique et élégance. Et il n’est bien sûr pas le seul joueur au monde auquel de tels adjectifs sont associés. Cette dernière partie est une ouverture et une réflexion sur cette notion vague mais fédératrice d’élégance. Après tout, de quoi parle-t-on quand on parle d’élégance ? Le dictionnaire Larousse la définit comme quelque chose qui soit de bon goût, quelque chose de gracieux mais de sobre, de délicat et de juste, que ce soit moralement ou dans le geste. Toutes ces notions existent-elles en football ? Comment s’y traduisent-elles ? Sur le terrain, on peut déjà réfléchir à quelques éléments : la finesse et la délicatesse évoquent un toucher de balle propre et soyeux (voyez Zidane) ; la sobriété et la grâce portent à la fois sur le geste (ne pas en faire trop avec le ballon, être technique pour être utile à l’équipe, proposer du jeu…) et l’attitude : ne pas provoquer, ne pas faire d’anti-jeu ou de célébration obscène ou vulgaire… Pourtant est-ce tout ? Ou est-ce qu’un joueur réunissant ces qualités mais manquant d’une ou deux dans son caractère est un joueur élégant ? Zidane, joueur le plus souvent qualifié d’élégant, n’échappe pas à ses coups de sang tout au long de sa carrière, dont le majeur reste ce mythique « coup de boule » de 2006. Pourtant, son caractère discret et sobre n’en fait jamais un « voyou » ou un joueur « brutal » ou « méchant » et quand bien-même, ce qu’il propose sur le terrain fédère même les plus difficiles. Zidane est excusé, parce que c’est l’un des meilleurs (Francescoli n’était d’ailleurs pas non plus étranger à des écarts violents, il fut aussi coupable d’un coup de tête sur un joueur chilien lors de la finale de la Copa América de 1987, pourtant gagnée par son Uruguay). Ses écarts sont effacés par ses prouesses et ses écarts, finalement, n’ont lieu que sur le terrain.
Car un joueur élégant, du moins aujourd’hui, ne semble pas l’être que sur un terrain de football. L’attitude des joueurs en dehors du cadre du match est de plus en plus observée et même jugée. Francescoli n’était pas qu’un grandiose chef d’orchestre sur le rectangle vert. Il était connu pour ses nombreuses vertus : sa gentillesse, sa discrétion et même une élégance plus crue, plus basique, d’habillement et de tenue. Il incarnait le numéro 10, leader sur et en dehors du terrain, toujours propre sur lui, distingué et gentleman (mais cette aura du n°10, les cahiers du football en parlent mieux que moi dans leur excellente Odyssée du 10). Très récemment, Paulo Dybala, n°10 a la Juventus, apparaissait sur une vidéo où il rencontrait un jeune fan handicapé moteur. L’Argentin passe de longues minutes avec lui, lui apporte du soutien, de l’affection, lui offre un beau maillot, bref des gestes simples pour un joueur comme lui, mais qui peuvent changer la vie difficile d’un enfant dans cette situation. Dybala est un exemple, citons aussi Henderson à Liverpool et les myriades d’autres joueurs qui vont passer des journées dans les hôpitaux auprès de gens malades et défavorisés. Une réflexion cynique et froide serait de mettre tout cela sur le compte du calcul, de l’apparition médiatique prévue et organisée, de la culture de la bonne image, mais peut-on y voir plus ? La simple constatation des faits montre que les joueurs les plus souvent qualifiés d’élégants sont ceux qui, à leurs prouesses footballistiques, savent ajouter l’élégance morale et humaine en dehors du cadre sportif. Voilà une tentative de questionnement, d’explication de ce que peut être cette notion d’élégance si présente dans le football.
Enzo Francescoli fut l’un des meilleurs joueurs de football uruguayens de l’histoire. Il marqua de sa présence chaque club pour lequel il joua et inspira l’un des plus grands footballeurs du monde, avide d’égaler puis de surpasser ses exploits. Francescoli c’était le Prince, l’homme généreux, sobre, discret et finalement élégant, qui maniait la balle comme personne et savait changer un match en y ajoutant cette goutte de champagne qui fait pétiller une partie. Enzo Francescoli, c’est Zinédine et Enzo Zidane, mais pas seulement. Ce sont des centaines d’Enzo dans le monde qui, inspirés par les récits haletants de leurs pères, se rêvent à être un jour, le nouveau Prince Enzo.
Crédit photos : Iconsport
Sources:
- Enzo Francescoli à l’OM: Le prince inachevé
- Enzo Francescoli: el Príncipe del fútbol
- Les cahiers du football, L’Odyssée du 10, gloires et déboires du meneur de jeu
- Quand Zizou rencontrait son maître