Si l’on pense au mondial 1986 et à sa finale, il est impossible d’oublier l’incroyable passe décisive de Maradona. Le nom du buteur décisif, lui, fuit plus souvent les langues. Trop souvent résumé à la virtuosité d’un homme, El pibe de oro a pu compter sur des lieutenants d’exception afin d’écraser la concurrence. Jorge Burruchaga est l’un d’eux.
Originaire de la banlieue de Buenos Aires, Burruchaga fréquente ses premiers terrains du côté de River Plate. Il ne portera jamais la tenue des Millonarios puisqu’il finit sa formation et débute en professionnel à l’Arsenal de Sarandi. Des débuts tranquilles, à 18 ans en seconde division argentine, au cours desquels Burruchaga prend toute la mesure du poste de numéro 10, sa position préférentielle pour le reste de sa carrière. Naturellement, “Burru” attire le regard des clubs de première division. C’est l’un des cinq grands, le CA Independiente, qui lui accorde sa confiance en 1982. Après avoir écrasé la concurrence nationale et continentale dans les années 1970 (4 Copa Libertadores entre 1972 et 1975), l’équipe de Ricardo Bochini, idole de jeunesse de Maradona, cherche un second souffle. Milieu polyvalent, Burruchaga possède une vision du jeu rare, un pied droit redoutable sur coup de pied arrêté, mais aussi une capacité certaine à progresser balle au pied. Des qualités de milieu offensif reculé qui ne l’empêchent pas non plus de se retrouver à la conclusion des actions qu’il initie.
Vers les premiers sommets mondiaux
À Avellaneda, pour sa première saison, Jorge Burruchaga se révèle et attise les convoitises. Un certain Robert Budzynski, habitué à prospecter du côté de Buenos Aires, se voit déjà réaliser un bon coup et faire venir le jeune joueur au FC Nantes. Côté argentin, on se refuse à l’idée de se séparer de Jorge, du moins pas avant de remporter une nouvelle Copa Libertadores avec Ricardo Bochini. Une stratégie payante : l’année suivante Independiente échoue en finale du championnat Nacional mais remporte le championnat Metropolitano à la faveur d’une victoire sur le rival du Racing, relégué en D2. Burruchaga continue de briller, plante 23 buts en 55 matchs et guide son équipe vers la Copa Libertadores.
À 21 ans, il est déjà l’un des leaders, avec Enzo Trossero et Ricardo Bochini, de l’équipe d’Independiente qui remporte la Libertadores 1984. Une équipe qu’il guide littéralement vers la victoire puisqu’il est le seul buteur de la double confrontation face à Gremio. Neuf ans après, Independiente renoue avec la victoire continentale, mais surtout remporte sa septième Copa Libertadores, record encore invaincu. Les dirigeants du club sont sur un nuage, ils ont gagné leur pari, mais, fatalement s’attendent à une intensification des intérêts du Vieux Continent.
À l’été 1984, Independiente réalise une tournée européenne du côté de la Suisse, de la Belgique et de l’Allemagne. La direction du FC Nantes, qui supervise toujours le joueur, en profite pour revenir à la charge et tenter de signer le jeune Argentin. Mais Jorge a la tête bien faite et ne souhaite pas brusquer les choses, un départ ? Pourquoi pas, mais pas tout de suite, et puis Burru se voit peut-être davantage évoluer dans le prestigieux calcio ou en Espagne, le Real Madrid l’ayant déjà approché. Rien ne sert de se précipiter, il reste encore au moins une étape avant de boucler le cycle Independiente, la Coupe Intercontinentale.
LIRE AUSSI : Vie et mort de la Coupe Intercontinentale
Une affiche exaltante, face à un Liverpool outrageusement dominateur sur la scène européenne, autant qu’inquiétante. D’une part, les matchs de Coupe Intercontinentale interpellent plus souvent pour leur violence que pour la qualité du football pratiqué. Et d’autre part parce qu’il s’agit de la première rencontre entre clubs argentins et anglais depuis la Guerre des Malouines entre les deux pays. Étonnamment, tout se déroule dans le calme, et la bande de Bochini se hisse sur les hauteurs mondiales pour la deuxième fois.
De séduisants débuts européens
À 22 ans, Jorge Burruchaga semble déjà avoir fait le tour en Argentine, le moment idoine pour Robert Budzynski qui formule une nouvelle proposition. Si Nantes insiste c’est d’abord parce que le club a l’habitude de recruter du côté de l’Argentine et de l’Independiente, mais surtout parce que Suaudeau voit en ce jeune joueur le numéro 10 qu’il lui manque, capable d’alimenter constamment le redoutable trio offensif Amisse – Halilhodzic – Touré. L’idée a de quoi séduire, le FC Nantes est habitué des premières places de D1. L’année précédente, il est apparu comme la seule équipe en mesure de contester la domination girondine.
Pourtant, l’hésitation subsiste. Une phrase tourne certainement dans la tête de Jorge Burruchaga, une phrase de son sélectionneur, Carlos Bilardo. Alors que l’Albiceleste domine le tournoi de qualification au mondial, Bilardo avertit Burruchaga, alors titulaire indiscutable, “La Coupe du monde est dans un an, le football français est différent, difficile, attention à ne pas perdre ta place.”. Le message est clair, même le lieutenant de Diego Maradona en sélection peut perdre sa place à la défaveur d’une aventure européenne. Après avoir refusé deux fois les avances du FC Nantes, Burruchaga finit par accepter après de longues réflexions. Une décision facilitée par les conseils de son coéquipier et ex-canari, Enzo Trossero. À son arrivée sur les bords de l’Erdre, peu de surprises : “tout ce que m’avait dit Enzo Trossero était exact. Les supporters, les infrastructures, la philosophie de jeu. Finalement, mon adaptation a été très facile.“. Sur le terrain, Jorge ne connaît aucune difficulté, l’adaptation est immédiate. Le jeu nantais correspond idéalement aux qualités de l’Argentin : mouvement, espace, vision.
“J’aimais ce football simple, offensif, dynamique, cette perpétuelle mobilité que réclamait Suaudeau. Il correspondait à mes qualités, a facilité mon intégration dans l’équipe et m’a fait progresser, notamment sur le plan collectif.”
Cette assimilation rapide renforce les chances du FC Nantes de prendre l’avantage sur ses deux rivaux du moment, les Girondins de Bordeaux et le Paris Saint-Germain, et pourquoi pas d’aller chercher le deuxième championnat de Jean-Claude Suaudeau. Au cours de cette première année, Jorge ne cesse de monter en puissance et la Beaujoire commence même à croire à un septième titre national, notamment après une victoire maîtrisée contre le leader parisien (2-0). Un match de gala comme Burru les aime : c’est dans ces moments qu’il excelle. En plus d’une performance de grande classe ponctuée d’un but, le FC Nantes revient à quatre points du PSG, à cinq matchs de la clôture du championnat.
LIRE AUSSI : L’Histoire du jeu à la nantaise
Insuffisant, car le club parisien remporte son premier titre national avec trois points d’avance. Pourtant, Burruchaga peut être satisfait, la saison a été aboutie avec un quart de finale contre l’Inter Milan de Karl-Heinz Rummenigge, qu’il recroisera très vite. Sur le plan personnel, Jorge poursuit sa progression linéaire, inscrit dix buts, se fond parfaitement dans le collectif nantais, distribue généreusement les caviars pour son trio offensif et calme les inquiétudes les plus folles de Bilardo. Mieux, Burruchaga est même honoré du titre de meilleur joueur étranger du championnat de France en devançant Safet Susic. Bilardo le sent, ce qui caractérise Burruchaga c’est sa générosité, cette capacité à faire le travail en amont et offrir un cadeau à l’entrée de la surface.
Un lieutenant pas comme les autres
Pour briller au Mexique, Bilardo doit concocter l’organisation la plus favorable possible pour le joyau de l’équipe, Diego Maradona. Carlos Bilardo est conscient des faiblesses de son équipe, des faiblesses qui ont bien failli compliquer la qualification pour le mondial en 1985 après une double confrontation piégeuse contre le Pérou.
La sélection argentine regorge de talents, mais aucun n’égale celui de Diego. Le calcul se révèle clair, quelle organisation permettra de maximiser le talent d’El pibe de oro ? Maradona a besoin de lieutenants pour l’épauler dans sa quête. C’est précisément le rôle que Bilardo attribue à Burruchaga : premier serviteur de sa majesté. Dans le 3-5-2 argentin, Maradona évolue un cran plus haut que d’habitude, juste derrière Jorge Valdano. Le rôle de numéro 10 échoit alors logiquement à Burruchaga. Le positionnement entre les lignes de Maradona va faire exploser les défenses, dans cette position, il est servi plus près du but, dans la surface ou à son entrée impossible de lui réserver le traitement spécial dont il fait normalement l’objet de la part des milieux adverses. Balle aux pieds dans les 25 derniers mètres, Maradona est inarrêtable, Bilardo le sait, c’est cette position qu’il recherche. Burru matérialise la vision de Bilardo, dans ce poste de meneur de jeu reculé qui lui va si bien. Capable d’accélérer le rythme à tout moment, il abreuve constamment Maradona de ballons.
LIRE AUSSI : Argentine – Angleterre 1986: c’est l’histoire d’un match …
Le duo continue de monter en puissance jusqu’à la demi-finale contre la Belgique où la paire éclabousse le monde de son talent. Naturellement, Diego prend la lumière. 98 ballons sont touchés, dont une grande partie sont offerts par Burruchaga, parmi lesquels une passe décisive lumineuse, un ballon si bien touché que même Maradona ne semble pas y croire au moment de célébrer son but. Jorge apporte juste ce qu’il faut pour permettre à l’idole du pays de réaliser l’une des plus grandes performances individuelles de l’histoire de la Coupe du Monde.
L’épopée connaît un épilogue fantastique, car après la remontée allemande, laissant planer le spectre d’un scénario semblable à celui de la demi-finale 1982, les rôles s’inversent. À la 84ème minute, c’est bien Maradona qui lance Burru dans la profondeur. La suite, tout le monde la connait : Burru ne tremble pas dans ces situations. À 23 ans, Jorge Burruchaga a fait briller comme personne avant lui le meilleur joueur de son époque et possède déjà un palmarès impressionnant. On se dit alors logiquement que l’Argentin ne va pas s’éterniser sur les bords de la Loire. Mais malgré les départs des cadres William Ayache, Vahid Halilhodzic et de José Touré, des contacts avec la Sampdoria, il préfère rester à Nantes sous la direction de Coco Suaudeau.
Du rire aux drames
La saison 1986/87 symbolise le premier coup d’arrêt de sa carrière, qui était jusque-là en progression constante. Le FC Nantes entame pourtant parfaitement sa saison et peut pleinement compter sur son champion du monde. Leader après 6 journées, les hommes de Suaudeau se permettent même d’infliger un 3-0 aux Girondins, futurs champions. La chute n’en est que plus violente et le sextuple champion de France échoue à une piteuse 12ème place.
Le début de la galère pour Burruchaga qui enchaîne les blessures au genou et les rechutes. À tel point que la direction nantaise recrute deux nouveaux étrangers (Mo Johnston du Celtic et Franky Vercauteren d’Anderlecht) qui condamnent l’ancien prodige à signer un contrat amateur durant sa période de blessure. En parallèle, le contexte nantais se dégrade dangereusement. Max Bouyer, président depuis 1986, désespère de voir son club gagner son 7ème titre de champion de France. Alors, quand malgré un mercato ambitieux, Nantes finit 10ème en 1988, un seul homme est tenu responsable de la situation : Jean-Claude Suaudeau. Le croate Miroslav Blažević prend la suite. Un passage qui ne marque pas les mémoires, et surtout pas celle de Jorge Burruchaga :
“Le nouveau président (Max Bouyer, ndlr) veut du neuf, des noms importants. Mais l’équipe ne tourne pas. En 1988, il remplace Suaudeau par le Croate là, je ne me souviens plus de son nom. Une grande escroquerie du football, celui-là.”
Malgré ce contexte délétère, Burru refait surface en 1989 après pratiquement deux ans de blessure. Il n’en faut pas plus pour convaincre Carlos Bilardo de rappeler son maître à jouer pour participer à la Copa America. Une bouffée d’air frais. Fort de ce retour en sélection, il enchaîne une saison complète et embarque pour l’Italie et le mondial, des rêves de back to back en tête. Une situation plus enviable que celle qu’il connaît en club où le FC Nantes végète dangereusement dans le milieu de tableau malgré l’éclosion de jeunes prometteurs comme Didier Deschamps ou Marcel Desailly.
Malheureusement, 1990 ne ressemble en rien à 1986, les sacrifices consentis au nom de Diego sont moins visibles, de nombreux cadres sont à la peine physiquement. C’est le cas de Burru, qui ne peut assumer la même aura sur le jeu de son équipe que quatre ans plus tôt. Les hommes de Bilardo ne parviendront pas à donner la lumière nécessaire à Diego, les rêves de grandeur italienne de Jorge s’éteignent doucement. Encore une fois, le genou de Burruchaga le lâche après 3 petits matchs de championnat. Financièrement aux abois, les Canaris cherchent le remplaçant de Jorge sans jamais pouvoir rentrer dans ses frais. Le club ligérien s’en remettra encore une fois au flair de Robert Budzynski pour dénicher le digne remplaçant de Burru. Pari gagnant puisque le FC Nantes signe Japhet N’doram. Un recrutement qui précipite à moyen terme le départ de l’Argentin.
Fiasco dans le Hainault
L’US Valenciennes profite des coupes financières à Nantes pour attirer Burruchaga dans ses filets. Dans le nord, Jorge retrouve des jambes en inscrivant dix buts, et tente de maintenir le promu valenciennois. Seulement voilà, l’histoire ne peut pas se finir de manière mielleuse par un maintien héroïque de dernière minute. Non, la fin est bien plus triste, un moment qui pousse à interroger notre amour du football. Tout ce que l’on croit y percevoir, toutes les valeurs que l’on projette sur lui peuvent s’évaporer aussi vite qu’elles sont apparues. C’est à peu près le scénario du 20 mai 1993. Quelques semaines après avoir été mis à la porte du gouvernement par la droite, Bernard Tapie ne peut pas se permettre de voir le doublé Ligue des Champions – championnat lui échapper.
Jean-Pierre Bernès, alors directeur sportif de l’OM, est chargé d’arranger la situation, de s’assurer que l’OM joue sereinement sa finale face au Milan. Certains joueurs de l’OM sont mis au courant (le nom de Didier Deschamps est parfois évoqué) afin d’approcher discrètement leurs homologues Valenciennois. Coup de chance, Jean-Jacques Eydelie compte trois anciens partenaires à l’US Valenciennes, Jorge Burruchaga et Christophe Robert qu’il a côtoyé à Nantes et Jacques Glassmann à Tours. Les deux anciens nantais entraînent Glassman, hésitant, dans leur chute pour 200.000 francs. Jacques ne se résout pourtant pas à lever le pied, rongé par les scrupules et déballe la combine le soir même du match. Véritable excès de confiance de la part d’une direction marseillaise percevant le titre national comme un dû, dénouement pathétique pour l’aventure française de Burruchaga. Mis en examen le 7 juillet 1993, l’Argentin reconnaît ses torts, écope d’une suspension, se mure dans une défense incompréhensible et rentre, dix ans après son départ du CA Independiente.
Finalement, la carrière de Jorge Burruchaga est autant exceptionnelle que banale. Banale tant elle ressemble à celle de nombre de joueurs de son époque, atteignant les sommets avant de sombrer pour une blessure. Exceptionnelle, ne l’oublions pas, tant il était un joueur à part. Personne n’a mieux épaulé Maradona en sélection que lui, tout le monde se rappelle son exode français même s’il n’y a remporté aucun titre. À quelques mésaventures près, Burruchaga aurait pu avoir une carrière parfaitement linéaire… mais en un sens, ce sont aussi ces accidents qui la rendent remarquable.
Sources :
- Alain Vernon, Ça s’est passé le 20 mai 1993 : VA/OM, le match qui va mener Bernard Tapie en prison, FranceInfo, 20 mai 2020.
- Léo Ruiz, « Les 50 joueurs qui ont écrit l’histoire du FC Nantes« , So Foot, 19 juillet 2017.
- Chérif Ghemmour, « Argentine 1990: Maradona était trop seul … », So Foot, 25 novembre 2020.
- Marcelo Assaf et Thomas Goubin, « Independiente-Liverpool, finale entre gentlemen », So Foot, 9 décembre 2013.
- Gary Thacker, « Jorge Burruchaga and the tears of World Cup joy », These football times, 13 mars 2018
Crédits photos : Icon sport