Quand Diego Maradona signe aux Newell’s Old Boys, la presse locale s’enflamme à l’idée de voir évoluer le meilleur joueur de l’histoire. Maradona rétorque alors à un journaliste que « le meilleur joueur du monde à déjà joué à Rosario, et il s’appelle Carlovich”. Pourtant, ce joueur ne totalise que deux matchs en première division argentine et a évolué toute sa carrière au second échelon national. Sa vie entière est parsemée de mythes à propos de ses exploits sur et en dehors des terrains. Problème, il n’existe peu, pour ne pas dire, aucune, image de lui jouant au football.
Le 17 avril 1974, la sélection argentine organise un match amical, en guise de préparation à la Coupe du Monde allemande, contre une équipe composée des meilleurs joueurs de Rosario. Dans cette équipe on y retrouve cinq joueurs des Newell’s Old Boys et 5 joueurs du Rosario Central. Au milieu de ces joueurs, un pensionnaire de seconde division, Tomás Carlovich, dit el Trinche, la fourchette en français, jouant alors sous les couleurs du Central Córdoba.
Ce dernier va proposer un véritable récital durant la rencontre, prenant le jeu à son compte avec son numéro 5 sur le dos, offrant bon nombre de passes lasers, ou bien distribuant des petits ponts aux membres de la sélection sans aucune difficulté. Le score à la mi-temps est humiliant pour l’Albiceleste : 3-0 pour les joueurs rosarinos. La légende raconte que le sélectionneur Vladislao Cap a ordonné à l’entraîneur de l’équipe adverse de le sortir, de peur que l’équipe nationale perde en confiance, se sentant tant humilié. Résultat, Tomás Carlovich sort du terrain à la 65ème minute, ovationné par le public présent.
Si l’on devait résumer la légende d’el Trinche, ce match serait le parfait exemple.
L’idole de Rosario
Tomás Felipe Carlovich est né à Rosario en 1949, de parents yougoslaves immigrés. Dès son plus jeune âge, il fréquente les potreros, ces centres de formation argentins à ciel ouvert. Remarqué par son talent déjà hors du commun, il intègre les équipes de jeunes de Rosario Central. Mais le monde du football professionnel n’était pas fait pour lui. Trop paresseux, il détestait les séances où le physique avait son importance. Malgré deux matchs avec l’équipe professionnel en Primera división à 20 ans, il n’est pas conservé et trouve refuge dans des clubs de seconde zone. Il passe la majorité de sa carrière dans les rangs de Central Córdoba et Independiente Rivadavia, errant entre la 2ème et la 3ème division nationale.
Il deviendra, au fil du temps, une véritable idole dans ces deux clubs, faisant l’unanimité partout, au point même de rassembler les pires rivaux dans un seul stade. Central Córdoba est le troisième club de Rosario, écrasé par la rivalité entre les Newell’s et Rosario Central. Pourtant, chaque semaine, los leprosos, les lépreux, surnom des Newell’s Old Boys, et los canallas, les canailles, celui de l’autre grand club rosarino, se ruaient au stade pour admirer les prouesses du numéro 5, el Trinche. Marcelo Bielsa, idole de la ville, prenait sa moto chaque week-end pour, lui aussi, assister au match des Charrúas, ainsi que José Pekerman. Ce dernier déclara un jour à propos de Carlovich qu’il était “le meilleur milieu de terrain qu’il ait vu de sa vie.” Sacré compliment pour un joueur de deuxième division.
Il attirait les foules par sa seule présence sur le terrain à tel point que le stade se vidait rapidement dès lors qu’il était remplacé. Un match sans el Trinche perdait toute sa saveur pour les hinchas. Alors un jour où il est expulsé, ces derniers vont tout faire pour annuler son renvoi au vestiaire. Tomás Carlovich raconte cet épisode surréaliste lui même : “Un jour lors d’un match avec Central Córdoba je suis expulsé. Les gens commencent à crier sur l’arbitre. Je sortais du terrain et ils commençaient à aller voir l’arbitre. A cause de la pression, il a dû me laisser revenir sur le terrain.” Malheureusement il n’existe aucune trace matérielle de cet événement, si ce n’est la narration orale qui perdure.
Un esthète sur le terrain
Mais pourquoi ce joueur, aux apparences banales, attirait autant de monde lors de ces match ? Pour resituer le contexte, il faut imaginer les supporters du PSG venir en masse au Stade Charléty pour y voir jouer un seul joueur du Paris FC, ou bien les supporters lyonnais assistant aux rencontres du club de Lyon la Duchère.
El Trinche avait ce style de jeu à l’ancienne dont les Argentins raffolent. Il est le symbole d’un football passé. Gaucher d’exception, il ne courait pas beaucoup, mais ne loupait jamais une passe, ne perdait jamais le ballon, et surtout, il pouvait dribbler n’importe qui, à n’importe quel moment. Carlovich avait une spécialité bien à lui, le doble caño, ou caño de ida y de vuelta, autrement dit le double petit pont, dont il serait l’inventeur selon la légende urbaine. La rumeur veut qu’un supporter du Central Córdoba lui demanda depuis les tribunes de réaliser un double petit pont sur l’adversaire. Requête réalisée quelques secondes après par l’artiste rosarino. Il mit un petit pont à l’adversaire, puis attendit qu’il se retourne pour lui en remettre un dans l’autre sens et l’humilier ainsi encore plus. Au fil de sa carrière, il réussit ce geste spectaculaire plusieurs fois, mais non sans intérêt. En effet, son président lui garantissait une prime à chaque geste d’exception réussi.
El Trinche avait aussi une autre spécialité : il s’asseyait sur le ballon en plein match. Difficile de faire plus humiliant pour ses opposants. Quand un journaliste lui demanda si cette histoire était véridique, il répondit : “C’est vrai, mais ce n’était pas une provocation. Ils ne pressaient pas et j’étais un peu fatigué …”
Cette déclaration résume bien ce joueur : un génie mais beaucoup trop paresseux.
L’homme aux nombreuses légendes
La carrière d’el Trinche relève presque du mythe, pourtant elle a réellement existé. Les supporters des années 70 ont raconté les exploits de ce joueur à leurs enfants et sa légende se perpétue, bien qu’on ne dispose d’aucune vidéo de lui sur un terrain de football, malheureusement. La narration orale de son épopée fait que certaines anecdotes racontées à son propos sont fausses, comme il a pu l’affirmer, mais en prenant soin de ne pas dire lesquelles, pour laisser planer le doute.
Son histoire digne d’un roman continue lors d’un match amical contre le grand Milan AC. L’Independiente Rivadavia s’impose 4-1 et l’homme du match se prénomme Tomás Carlovich. Celui-ci s’est amusé des adversaires tout au long de la rencontre et les Milanais ont pris cela pour de la provocation, à tel point qu’ils ont essayé de le blesser en fin de rencontre, en vain.
Comment est-il possible qu’un joueur de ce niveau n’ait jamais suscité les convoitises ? Il était connu dans tout le pays et pourtant, aucun club de haut niveau ne lui a donné sa chance. Son style de vie atypique et son manque de professionnalisme ne sont plus à prouver et cela a freiné les formations les plus huppées à l’engager. De plus, la fonction d’agent n’existait pas, ou du moins en était à ses débuts. Toutefois, il affirme avoir eu des contacts avec des clubs étrangers. Certaines formations françaises auraient voulu le recruter, sans qu’il puisse se rappeler de leur identité, mais l’opération a échoué. Il aurait aussi été proche de rejoindre les New York Cosmos, l’équipe du Roi Pelé. Une fois de plus, le transfert ne s’effectue pas et le principal intéressé a une explication bien précise de la raison. “On raconte que c’est Pelé qui ne voulait pas que je rejoigne le club, de peur que je lui fasse de l’ombre.” Encore un mystère de plus non élucidé…
La pêche plutôt que la sélection
Même le sélectionneur argentin de l’époque, César Luis Menotti était tombé sous le charme du meneur de jeu. Il assure l’avoir convoqué lors d’un rassemblement de l’Albiceleste en 1976, mais celui-ci ne s’est jamais présenté. “Je ne sais plus s’il est parti à la pêche ou sur une île, mais la réponse qu’il m’a donné était qu’il n’a pas pu venir car le fleuve était haut.” Cette déclaration de Menotti relève du surréaliste, mais elle est pourtant vraie. Interrogé sur cette épisode des années plus tard, Carlovich affirme ne plus se rappeler qu’il avait été convoqué.
C’était ça la vie d’el Trinche, vivre au jour le jour, rester à proximité de sa famille et de ses amis, ne pas tenir toutes ses obligations, mais surtout, être le meilleur sur un terrain de football. Qui d’autre peut se targuer de recevoir les louanges des plus grands d’Argentine alors qu’il n’a effectué que deux matchs en première division ?
Tomás Carlovich vit depuis la fin de sa carrière, en 1986, dans les barrios de Rosario, et croise parfois des citoyens qui le reconnaissent et en profitent pour conter ses prouesses à leurs enfants, afin que la légende perdure. Au côté des César Luis Menotti, Marcelo Bielsa, Tata Martinez ou bien Lionel Messi, il fait assurément parti des grands noms de sa ville footballistiquement mythique, Rosario.
Sources :
El Pais, La leyenda del Trinche Carlovich
La Nación, Mitos y verdades del Trinche Carlovich
Lucarne opposé, Tomás el Trinche Carlovich – le Maradona rosarino
SoFoot, L’art de la Trinche