En pleine guerre d’indépendance, un modeste club de la banlieue d’Alger aborde son seizième de finale de Coupe de France. L’adversaire du soir ? Le mythique Stade de Reims, celui qui, quelques mois plus tôt, jouait une finale de Coupe des clubs champions. À Toulouse, la magie du petit poucet prend vie. El Biar réalise l’exploit du siècle face aux rouges et blancs, offrant le temps de quelques heures, un bol d’air à un peuple meurtri.
Samedi 2 février 1957, quelques milliers de spectateurs jonchent les tribunes du Stadium de Toulouse. Jean-Louis Groppi siffle le coup d’envoi d’un seizième de finale de Coupe de France totalement déséquilibré. D’un côté, un mastodonte : le grand Stade de Reims. Déjà trois fois champion de France et vice-champion d’Europe, Henri Germain entend ajouter une seconde Coupe de France dans son armoire à trophée. En face, le Sporting Club Union d’El Biar. La modeste formation algéroise habituée à la Division d’Honneur s’envole pour la métropole, quittant ainsi l’atmosphère chaotique de la guerre d’Algérie. Une quinzaine de supporters embarquent avec les joueurs pour un vol Alger-Toulouse, l’esprit occupé pour ce qui sera le match de leur vie.
Pour Albert Batteux, Real Madrid ou El Biar, il n’y a pas de différence. Face à ce qui a tout l’air du petit poucet, il aligne son équipe type. Huit internationaux, dont des noms qui résonnent encore dans les virages de Delaune. Le célèbre ailier des Bleus, Jean Vincent, porte l’attaque rémoise. Le roc aux 700 rencontres professionnelles, Robert Jonquet, mène la défense tandis que le jeune Michel Hidalgo anime l’entrejeu. Seule absence de taille, Just Fontaine, consigné par l’armée pour raisons disciplinaires. Pas d’inquiétude pour des stadistes qui paraissent bien au-dessus de leurs adversaires du jour.
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Côté SCUEB, on est bien loin de la somme de stars. Peu de noms sortent du lot. À noter la présence de Dhomar Issaad, qui deviendra président de la Fédération Algérienne de Football au milieu des années 80. En attaque, Georges Taberner est là, il sera champion avec Monaco quelques saisons plus tard. Bien sûr, eux ne gagnent pas leur vie en jouant. Tous sont amateurs, à l’image de Guy Almodovar, militaire obligé de troquer quelques entraînements pour des gardes de 24 heures.
Enfin, n’oublions pas le technicien sur le banc. Lorsque la chanteuse Élyane Célis effectue le tirage au sort quelques semaines plus tôt, elle réalise le rêve d’un homme, celui de Guy Buffard. L’attaquant algérois occupe bénévolement, et sans diplômes, le poste d’entraîneur. L’amour du ballon et de son club. Mais ce que Buffard aime par-dessus tout, c’est le Stade de Reims. À 33 ans, il est le premier adhérant de la section algérienne de supporters « Allez Reims ». L’histoire fait bien les choses puisqu’il rencontre son idole, et homologue d’un soir : Albert Batteux. Après une longue discussion tactique, il lui demande même, sur le ton de la rigolade, de ne pas être trop sévère sur le score. Il ne sera pas déçu…
La naissance du petit poucet
La différence entre les deux formations est abyssale, six divisions les séparent. Mais le mal classé algérien et la deuxième meilleure écurie d’Europe jouent à armes égales le temps d’une rencontre. D’autant plus que El Biar mérite sa place. Après avoir écarté Montpellier, c’est Aix-en-Provence qu’ils surprennent en 32e de finale. Deux victoires face à deux pensionnaires de deuxième division. Les clubs algériens, marocains et tunisiens étant invités à participer à la compétition depuis 1954, le SCUEB devient la première équipe nord-africaine à se hisser en seizièmes de finale de Coupe de France. Elle demeurera à jamais la seule à réaliser cet exploit.
C’est ainsi que se crée la légende du petit poucet, ce club extrêmement modeste qui réussit à gravir les échelons de la coupe nationale. Un peu moins rare au siècle suivant, El Biar aura ouvert la voie aux Calais, Carquefou, Quevilly ou Andrézieux, tous acteurs de leurs destins.
90 minutes hors du temps
Les 22 acteurs se retrouvent donc au Stadium de Toulouse. Certes, l’Algérie est bien un département français à l’époque, mais les instabilités et attentats ne laissaient pas de place au sport. En plus de la délocalisation du match, les Algérois doivent faire face à un second défi de taille. La pelouse toulousaine, très souple, n’a rien à voir avec leur terre battue locale. Ils doivent réapprendre à jouer au football.
Fan de ses adversaires du jour, Guy Buffard avait inculqué à ses hommes un style similaire aux Rémois. Mêmes principes, même tactique. Jeu court, offensif et spectaculaire, l’inspiration du football champagne.
Décomplexé, le SCUEB entre très bien dans son match. Dès la quatrième minute, ils obtiennent un coup franc bien placé. Évidemment, Buffard s’en charge. Et là, coup de tonnerre ! La frappe trompe Jacquet, le gardien champenois. En quelques minutes, le petit poucet réalise l’impensable, le Stade de Reims est mené au score. Prévenue, la bande à Fontaine ne comprend pas ce qu’il se passe. Les dieux du football refont le coup un quart d’heure plus tard. 18ème minute, Baeza envoie une transversale à Almodovar, qui élimine Jonquet et double la mise. Comme si c’était écrit, l’attaquant algérois inscrit ce qui ressemble déjà au coup de grâce. À 2-0, il reste du temps pour les Rémois. Mais vexés, ils n’y arrivent pas. Inhabituel, ils s’attardent sur un pénalty oublié sur Glovacki, monsieur Groppi ne veut rien entendre. Face au but, Hidalgo rate même l’occasion de réduire l’écart avant la pause. Rien ne va comme d’habitude et les rouges et blancs regagnent les vestiaires, la tête baissée. Deux salles, deux ambiances, puisqu’en face, c’est la fête. Les Algérois célèbrent les 45 premières minutes comme si elles avaient duré le double. Ils se tâtent même à sabrer les quelques bouteilles de champagne présentes au fond de la salle… Un petit cadeau déposé par le président rémois Henri Germain avant le match, pour combler la peine des amateurs après leur probable cuisante défaite.
Le quart d’heure de folie fini, les acteurs font leur retour sur la pelouse. Les joueurs d’El Biar sont finalement sobres, la volonté de préserver l’exploit a eu raison de l’euphorie du moment. Humiliés, les hommes de Batteux reviennent motivés. Impossible de perdre une telle rencontre quand on sait tenir tête au Real Madrid. Le Grand Reims est de retour, et assiège l’adversaire. David plie face à un Goliath bien plus offensif qu’en première période. Il plie, mais ne rompt pas. Que ce soient les poteaux – oui, ils étaient carrés – ou le gardien, rien ne passe pour les visiteurs. À chaque mi-temps son héros, et celui de la seconde se nomme Paul Benoît. Le « tigre volant » du SCUEB écœure les pointures champenoises. C’est une vingtaine de tentatives qui sont produites par les vice-champions d’Europe, aucune ne franchit la ligne. Le public acclame El Biar. Comme si c’était écrit, le score reste intact. Le coup de sifflet final retentit, les Algérois sont libérés. L’exploit, à jamais réalisé, l’histoire du football nord-africain, marquée.
L’exploit du siècle
Pour la première fois de son histoire, la Coupe de France est magique. Les anonymes retrouvent leur hôtel dans la peau de stars. Télégrammes, coups de fil et interviews provenant de toute la France, les joueurs sont devenus des héros. Et arrivés à Alger, ils sont accueillis comme des rois. Si une quinzaine de supporters avaient fait le déplacement à Toulouse, ce sont plusieurs milliers de locaux qui les attendent à l’aérodrome d’Alger. Sorte de reconnaissance officielle, le maire Jacques Chevalier s’est joint à ces scènes de liesse. L’euphorie aurait même pu tourner au drame. Une poignée de fans a tenté de monter sur l’aile de l’avion, qui de justesse, parvient à se redresser.
Pour beaucoup, cet accomplissement est l’exploit du siècle. El Biar est le premier petit poucet. Mais le football n’est pas qu’un sport. Depuis un mois, la violence à Alger est à son paroxysme. Voir une équipe constituée de pieds-noirs et de Nord-Africains s’offrir une formation mythique dépasse le cadre du ballon rond. Pour les joueurs, Toulouse est un havre de paix. « Ici, nous vivons dans une atmosphère de calme et de sérénité. Plus de couvre-feu, plus d’attentats au coin de la rue comme à Alger » confie l’entraîneur-joueur-héros Guy Buffard. Mais pour les locaux restés sur le continent, la rencontre fait aussi office de bol d’air. Une trêve sportive qui, le temps de quelques jours, met en suspens une bataille sanglante. La passion stoppe la violence.
Si, à ces 90 minutes, nous ajoutons le contexte sociopolitique, il n’y a pas de doute : El Biar a réalisé le plus gros exploit de l’histoire de la Coupe de France face au Grand Reims.
Toutes les belles choses ont une fin, et surtout à Alger. Sportivement tout d’abord. Face à un LOSC surprenant, le SCUEB voit son beau parcours s’arrêter au tour suivant. Quatre buts à rien en huitièmes de finale. L’exploit reste inchangé, la défaite à Lille anecdotique. D’autant plus que dans un tel contexte, perdre un match de football est une broutille. Une semaine après le jour de gloire, une bombe explose dans le stade d’El Biar. 45 Algérois sont blessés, dix y laisseront leur vie. Dur retour à la réalité, la parenthèse enchantée est close, la peur reprend…
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