En novembre 2022, les plus grands artistes du ballon rond se donneront rendez-vous dans le Golfe. Lionel Messi et Cristiano Ronaldo vont représenter probablement pour la dernière fois leurs nations dans une compétition internationale. Sous leurs pieds, les stades climatisés sortis du désert auront une odeur innommable. Les corps de 6 500 âmes, si ce n’est plus, se sont ensevelis sous le sable, victimes d’une stratégie de sport washing rondement menée par un État avide de pouvoir et de respectabilité. Cette estimation de journal britannique The Guardian, recensant le nombre de travailleurs immigrés morts sur les chantiers de la Coupe du monde 2022, fait froid dans le dos.
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Avant le Qatar, nombreux sont ceux qui ont su utiliser la Coupe du Monde et les autres grandes compétitions sportives pour satisfaire des objectifs géopolitiques. De l’Italie fasciste en 1934 à la Russie de Vladimir Poutine en 2018, les États autoritaires ou démocratiques ont compris le pouvoir du Mondial pour se montrer sous des jours meilleurs, rangeant soigneusement sous le tapis les atteintes aux droits de l’Homme, la corruption. La Chine est aussi un exemple récent. Organisateur des Jeux Olympiques d’hiver, Pékin profite de cet événement mondial pour faire oublier la répression de la minorité Ouïghour, ou les disparitions des voix trop critiques, faisant récemment écho à la joueuse de tennis Peng Shuai.
« Le Qatar s’est beaucoup amélioré en matière de droits de l’homme. »
Cela fait plus de onze ans que Sepp Blatter, alors président de la FIFA, attribue le précieux sésame du mondial 2022 à la pétromonarchie du Golfe. La FIFA n’a jamais capitulé face à la pression internationale pour délocaliser cette édition, pourtant minée par un scandale de corruption. Dévoilé en 2015, le Fifagate va affaiblir le monstre à trois têtes : Sepp Blatter en premier chef. Aussitôt, une autre tête chauve repoussait : Gianni Infantino. Le nouveau président de l’instance qui règne sur le football mondial n’a cessé de défendre le Mondial qatari. En avril 2021, il nous invitait à voir le verre à moitié plein : « le Qatar s’est beaucoup amélioré en matière de droits de l’homme. La Coupe du monde 2022 sera la plus belle de l’histoire. ». S’il le dit…
Coupable de se taire, la FIFA n’a pas d’autres choix que de préserver son bien le plus précieux : l’argent. La Coupe du Monde, une poule aux œufs d’or (2,8 milliards d’euros en 2006), ne cesse de faire exploser la banque avec plus de cinq milliards d’euros de recettes en 2018. C’est beaucoup pour cette association à but non-lucratif qui compte sur cette compétition pour remplir ses poches tous les quatre ans – et peut-être bientôt tous les deux ans. Les droits télévisés déjà scellés vont rapporter des milliards à la FIFA. Impossible pour eux de froisser l’un des principaux diffuseurs du tournoi, BeIn Sports, chaîne de télévision qatarie dirigée par le président du Paris Saint-Germain Nasser Al-Khelaïfi. La mainmise économique de Doha sur ce Mondial étouffe tout discours dissonant à Zurich. C’est aussi le cas en regardant du côté des sponsors. Outre les géants chinois Wanda, Mengniu et Hisense, la compagnie aérienne Qatar Airways fait partie des partenaires de ce premier mondial au Moyen-Orient. Doha s’assure ainsi de verrouiller le robinet à coup de milliards.
I need money !
La FIFA est hors-jeu, mais qui reste-t-il ? Les joueurs, les institutions et nos dirigeants. Peut-on compter sur eux pour boycotter le Qatar ? Difficile d’imaginer les footballeurs faire une croix sur cette compétition qui les fait rêver depuis leur enfance. Pour les seconds, la question est vite répondue comme dirait un certain JP. Soucieux de ne pas s’attirer les foudres de la FIFA, les fédérations sont dans une position inconfortable face à l’appât du gain. Après le sacre des Bleus en Russie, la Fédération Française de Football avait gagné plus de 32 millions. Dans cette économie capitaliste, difficile de dire non aux milliards d’euros qui alimentent chaque année les 211 fédérations nationales. N’oublions pas de saluer les timides initiatives, lors des matchs de qualifications, où les joueurs allemands ou norvégiens ont arboré des maillots floqués de l’inscription « Human Rights » – Droits humains en VF. Dans la même lignée, la fédé norvégienne avait émis l’idée d’un boycott de sa sélection, finalement abandonné, le projet ne pourra pas avoir lieu, car les coéquipiers d’Erling Haaland sont déjà éliminés du mondial.
Les gouvernements, eux, sont trop soucieux de tirer un trait sur le puits financier qatari qui fait saliver les investisseurs. Le silence des dirigeants français en est l’exemple parfait. Muet sur les conditions de travail des ouvriers sur les chantiers des stades, l’Élysée vante cette Coupe du Monde, évitant ainsi de fragiliser les juteux contrats signés par des entreprises françaises dans l’émirat. Lors d’une visite officielle en décembre 2017, Emmanuel Macron ramenait dans ses valises des précieux contrats, incluant avions de chasse et véhicules blindés, d’une valeur de 12 milliards d’euros. Et il ne faut pas oublier ces entreprises hexagonales qui ont travaillé sur des projets indirectement liés au mondial. Vinci, Bouygues, la SNCF, pour ne citer qu’eux, se sont creusés une place de choix sous le soleil brûlant du Golfe persique.
Le serment d’hypocrites qui lient la majorité de ces acteurs autour des billets verts laisse peu de place à un boycott. Cette édition aura bien lieu. A priori personne n’est en mesure d’empêcher la tenue de ce tournoi. Il ne reste plus que nous, les supporters, consommateurs de ce show planétaire qui va générer des bénéfices à dix chiffres. Victime, acteur et consommateur de cette mascarade notre pouvoir est limité. Pourtant, nous avons le choix de refuser de participer à ce drame humain et écologique qui se joue sous nos yeux. Comme l’économiste Pierre Rondeau le soulignait très justement dans l’émission 28 minutes d’Arte, le 23 novembre, nous pouvons taper dans le porte-monnaie de ces puissances économiques. Ne pas regarder cette Coupe du Monde est une option. Contourner les diffuseurs en passant par le streaming illégal en est une autre. Des collectifs citoyens en faveur du boycott prennent forme en France et ailleurs, mais est-ce que ce sera suffisant ?
Les mouvements contestataires contre le mondial 1978 en Argentine semblent loin. À l’époque, plusieurs mouvements avaient mené des actions pour pousser au boycott d’une compétition organisée par la dictature du général Jorge Videla. En France, le sélectionneur, Michel Hidalgo avait failli être kidnappé par des fervents opposants au Mundial avant son départ pour Buenos Aires. Mais au-delà de la question du boycott, le Qatar a déjà remporté sa plus belle victoire. Malgré l’indignation générale, l’émirat fait parler et attire les projecteurs, faisant presque oublier les milliers d’ouvriers qui ont péri loin de chez eux dans des conditions inhumaines.