Entre les profondeurs et la surface, séparées d’un monde et quelques mètres, une étrange tribu est figée. On croirait à une adaptation du mythe de la caverne de Platon, car une lumière éblouissante émerge de la sortie du tunnel. Pas de peuple enchaîné, tournant le dos au monde des choses intelligibles, mais deux colonnes de joueurs, attendant avec impatience d’accéder à la pelouse, où la vérité sportive parlera. À chaque joueur s’aligne un adversaire, avec la fidélité des ombres et de leurs sujets.
Ainsi en sursis avant de découvrir la vérité du terrain, le monde sensible dans lequel ils se savent exister est bien restreint. Dans la contiguïté de ce couloir, ils font face au dos du coéquipier qui les précède. Pour une confirmation de leur présence, pour mesurer leur valeur, ils doivent pivoter sans flancher en toisant celui d’en face. L’homme de caverne qu’adoptait Platon s’associait à son ombre, le joueur du tunnel se compare à son vis-à-vis dans quelques minutes, le ballon roulera et fera apparaître l’essence des joueurs. Dans l’instant figé où nos deux cortèges s’épient en biais, champion du monde et amateur sont encore égaux. Peut-être même que, jusqu’au coup de sifflet de l’homme en noir qui mène la marche, l’amateur se tenant aux côtés d’un champion du monde se sent plus champion du monde que le champion du monde se tenant aux côtés d’un amateur.
Ceux qui, fébriles, ne supportent pas le heurt silencieux ne trouveront sûrement pas de réconfort en se tournant à l’opposé de l’équipe adverse. Entre le joueur et la paroi avoisinante, est gardé un espace où défilent des caméras, dont la surface sert de vitre sans teint. Laissant passer vers les téléspectateurs une confiance de façade, il renvoie au footballeur une image sincère où se lisent ses succès, ses déceptions, ses anxiétés et ses ambitions. Face à ce miroir de vérité, la peur distingue-t-elle déjà le vainqueur du perdant ? En tout cas, l’athlète tourmenté ne trouvera pas de répit en baissant les yeux car, à ses pieds, ce sont deux lentilles humides qui renvoient l’accompagné à ses rêves de jeunesse. Les yeux de la mascotte sont le reflet de l’âme, tout le décor met l’homme en face de l’importance du moment.
Pour y contrer, les plus stressés sautillent, comme si les vibrations accéléreraient le processus d’attente tandis que d’autres fixent leurs pieds, pensant sûrement que figer le temps c’est figer la hantise de l’échec qui s’étend lentement dans les veines. Il y a les bavards qui ne peuvent s’empêcher de parler à leurs voisins et les méfiants qui épient le moindre geste d’un concurrent si accessible. Point commun transcendant, le vrombissement qui s’amplifie chaque seconde est à la fois source de motivation et générateur d’anxiété avec, au milieu de cette meute, quelques louveteaux, admirant, menton levé, leurs modèles de chair et d’os.
L’Alpha qui mène la marche est le seul dont la vue est dégagée et, pourtant, c’est celui qui en a le moins besoin. Comme il s’apprête à franchir l’embouchure de ce corridor, il s’est déjà extirpé des entrailles de centaines de stades au cours de sa carrière. Son regard porte plus loin, il regarde le terrain au travers de tous les tunnels qu’il a franchis. Peu avant de la mise en marche, on le dépasse en trottinant, lui tape dans la main. Il a, lui aussi, franchi ses premiers tunnels en éclaireur, précédant le cortège formel pour aller s’installer sur le banc. Il s’est ensuite retrouvé en queue de peloton, avant de se rapprocher de l’avant de la cordée à mesure de chaque pas que marquaient ses crampons sur le sol des tunnels. Au long de cette pénible évolution, sa vue s’est éclaircie, le flou embrumant cet instant mystique s’est dégagé.
Tandis que les préparatifs se terminent, les murs se mettent à s’ébranler et le vacarme devient assourdissant. Chacun se redresse, s’alignant dans l’axe son chef de meute. Qu’il soit fait en toile ou en béton, l’arche qui abrite les joueurs devient perméable au bruit et à l’ambiance, mais semble retenir toute la pression qui s’y accumule. La tension n’échappe à cet effet de serre que lorsque que, comme une chaîne tombant d’une table, maille par maille, le mouvement du joueur précédent happe notre angoissé en direction du rectangle vert, et que les pensées lourdes se dissipent dans le ciel dégagé où baigne la lumière blafarde des projecteurs.
Lorsque, trois quarts d’heure plus tard, ils marqueront un aller-retour dans ces coulisses, les joueurs en sauront un peu plus sur l’issue de ce duel entre leurs rêves et leurs peurs. Qu’ils profitent de la quiétude de cet isoloir pour se débarrasser de ce qui les gêne car, la prochaine fois qu’ils traverseront ce tunnel, leur sort sera acté et cette inter-chambre sera leur purgatoire.
Par Jonathan Tunik & Thomas Rodriguez