Au commencement, il y eut les uns et les autres. Le terrain était informe et vide: la balle se mouvait au-dessus des mottes. On dit : que le but soit ! Et le but fut. On vit que le but était bon, et on sépara ceux qui l’attaquaient de ceux qui le défendaient. On appela les uns « nous », on appela les autres « eux ». Ainsi, il y eut un coup d’envoi, et il y eut une fin : ce fut le premier match. On fit des équipes, sépara les bleus des rouges, les rayés des unis, les bariolés des hachurés. Et cela fut ainsi. On interrompit au quatrième quart d’heure l’effort qu’on avait fait, et on se reposa au quatrième quart d’heure de tout l’effort qu’on avait fait. On insuffla dans les narines de l’homme un souffle de vie le portant vers le but adverse, et l’homme devint un joueur. On donna cet ordre au joueur : tu pourras goûter à toute la gloire collective du public, mais tu ne goûteras point à la gloire individuelle, car le jour où tu y goûteras, ce sport mourra.
On dit : il n’est pas bon que les équipes soient seules. On forma des fans grâce à la cote dont disposait l’équipe, et on l’amena à l’équipe. L’équipe dit « Voici cette fois celui qui est os de mes os et chair de ma chair ! on l’appellera fan, parce qu’il est épris de l’équipe. » Le serpent dit au fan : « Vous a-t’on vraiment dit de ne pas chanter à la gloire de ceux qui sont sur le terrain ? ». Le fan répondit au serpent : « Nous chantons à la gloire de l’équipe qui est sur le terrain. Mais quand à la gloire de l’individu qui court sur le terrain, on a dit : vous ne l’idolâtrerez point et vous ne chanterez pas pour lui, de peur que ce sport ne meure ». Alors le serpent dit au fan : « Ce sport ne mourra point mais, le jour où vous l’idolâtrerez, leur aura s’ouvrira, et ils seront comme des dieux, faisant le bien et le mal ». Le fan vit que le joueur était bon et agréable à regarder, et qu’il était précieux pour l’équipe. Il lui écrivit un quantique, et le chanta; il le chanta au joueur, qui était auprès de lui, et il l’écouta. Les passions des uns et des autres s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient des numéros et, ayant cousu des bandes colorées, ils s’en firent des numéros.
Les Anglais décidèrent d’abord qu’aucun joueur sur le terrain ne devait partager le chiffre, les présentant ainsi unis face au stade et la foule qui créait le bruit. Tous arboraient du 1 au 22, les séparant, telle une classe à part, de ceux qui venaient les admirer : il y avait ceux qui portaient le nombre et ceux qui les idolâtraient. Puis vint l’ère des deux contingents de 11. Portés sur la scène mondiale, catapultée sur les petits écrans, la coutume se répandit comme une traînée de poudre. La boîte de Pandore était ouverte. Le numéro devint alors l’apanage du poste et donna lieu à des appellations que nous utilisons encore. Le mythique 1 du gardien, seul sur sa ligne ou le 9, prédateur impitoyable à qui il suffit d’un ballon pour affoler les compteurs.
Et au milieu de tous, un élu sortit du lot. Le 10, artiste et fer de lance de chaque équipe. Si son émergence reste floue, basculant entre première idole d’un pays d’ordre et de progrès à un mythique mètre soixante-cinq de génie, son évolution de poste précis à leader technique fut rapide. On y voit l’homme providentiel, mystique, le sauveur de chaque équipe, celui par laquelle la décision est prise. Pas étonnant, alors, que plusieurs générations vinrent à vénérer ce symbole numéraire. Le milieu offensif fait la pluie et le beau temps, créant une dépendance vitale pour son équipe. Certains pays ne gagnent qu’avec un maestro aux manettes au point qu’ils cessent d’attendre le successeur de la lignée pour se mettre à le rechercher activement. Dans l’héritage du héros français, combien de jeunes auront-ils été sacrifiés sur l’autel de Raymond, Michel ou Zinédine ?
Les plus grandes équipes de la planète écrivent leur gloire autour de telles transmissions. D’un pionnier laissant derrière lui des images jaunies sur lesquelles seul son numéro permet de le distinguer, les mémoires des générations qui se succèdent forment une dynastie. Et si, chez les Bourbons, c’est le nom qui se conserve et le numéro associé qui change, il en va du contraire dans les grandes lignées de footballeur. Des ailiers endiablés au pays de la reine, revenant à chaque génération comme un chat aux 7 vies, le numéro fétiche triple en arrivant chez une autre illustre vieille dame. Et lorsque tout porte à penser que nul ne pourra mieux incarner le numéro que celui qui l’abandonne, le club le retire et l’envoie à jamais dans la postérité.
Devenus des attributs indispensables à l’image de marque d’un joueur, les chiffres répondent à une logique intrinsèque qui occupe une part incontournable de la culture footballistique, fluctuant selon les modes et les saisons. Chacun s’attribuant le sien, des querelles éclatent chaque saison pour savoir qui sera le plus digne d’un tel ou d’un autre. Viennent les inconditionnels qui se disputent des 9 dont la raréfaction inquiète ou des double décimales que personne ne veut.
À l’image du numéro 10, qui ne désigne plus tant un style de jeu qu’un statut, les numéros de maillot ont joué un rôle de marqueur temporel dans l’évolution du football. Les plus savants se souviennent qu’avant la grande révolution tactique qui fit tomber en désuétude le WM européen et le 4-2-4 sud-américain, le numéro 6 était systématiquement porté par le latéral gauche, et il était impensable de voir un autre que le numéro 5 occuper le poste de sentinelle. De la même manière, les nombres les plus élevés, bannis des ligues européennes, devinrent vite exotiques, et leur mise en valeur rime avec l’émergence de jeunes championnats, où florissent parmi une nouvelle caste de footballeurs, les mercenaires parcourant le monde, 99, 88 et dates de naissance.
Les maillots de football ne font pas que raconter la grande histoire du football. Ils chantent aussi, à leur manière, tant de petits périples. Lors de la première Coupe du Monde télévisée, les numéros furent pour la première fois déterminés dès l’annonce du contingent, et non dès la veille de match. En recevant un maillot affublé du 2 et en voyant son homologue enfiler le 1, un gardien du pays hôte ne se doutait pas de ce que le destin lui réservait. Quelques jours plus tard, les prouesses qu’il livrera aux yeux du monde entier resteront gravées dans l’histoire, avec ce numéro 2 qui semble rappeler que les plus belles aventures ne tiennent pas à grand chose.
À l’inverse, certains semblent tellement prédestinés à devenir grands qu’ils peuvent humblement se défaire de leur unité pour adopter un numéro mal-aimé, associé aux viennent-ensuite, après même les deux remplaçants autorisés. Celui qui, abandonnant son 9 pour un 14, a changé le cours de l’histoire des maillots, ne pouvait que plus tard révolutionner le football. Il y a également les numéros fétiches, ceux qui ramènent à un quartier ou à la plaque d’immatriculation d’un taxi carioca.
Et puis il y a les carrières typiques, celles qui ressemblent tellement aux contes de fée qu’elles en deviennent des exceptions. Elles débutent par un 33 qui vient se poser comme des ailes dans le dos d’un chérubin tombé des nues. Elle se poursuit en marge d’un début de saison, avec une poignée de main, une pose en compagnie d’un ou deux coéquipiers, et l’attribution d’un numéro dans la dizaine ou la vingtaine. Il se faufile parmi les stars, son 19 semblant sublimer à la fois le 10 et le 9. À tel point qu’il leur fait de l’ombre. C’est à ce moment-là plus que jamais que la magie du numéro de maillot opère. Agenouillé devant l’histoire que transporte le numéro, l’enfant du club est adoubé, on lui passe sur les épaules le maillot de la vedette qui a fui. Ce moment précis est un tournant de l’histoire : si le poids des générations ne l’écrase pas, il écrira une histoire glorieuse comme celle de dix autres.
Les plus pieux des passionnés peuvent considérer, comme l’introduction de cet article le suggère, que l’individualisation du football qui a mené à la numérotation des joueurs relève du péché originel, d’autres aigris augurent que cette invention a été une boîte de Pandore. Et s’ils avaient raison ? Qu’il est bon de vénérer un individu dont la touche divine apparaît aux mortels tous les week-ends ! Et si les Hellènes considèrent folie, passion, orgueil et espérance comme des maux de l’humanité, nul doute que ces maux, en parcourant le monde, sauront trouver une oreille attentive parmi les millions qui peuplent les stades de football.
Par Jonathan Tunik & Thomas Rodriguez