Note de l’auteur :
Ce texte a été écrit en 2010, après le Mondial en Afrique du Sud. Après quelques réflexions, j’avais trouvé le texte un peu trop raide et ne voulais « braquer » personne, j’ai décidé de ne pas le publier. Maintenant, après ce que la VAR nous a fait subir, je crois qu’on peut le lire dans un autre état d’esprit. Il faut toutefois garder en tête que le texte a neuf ans, et que certains passages peuvent paraître un peu datés.
Jiblo
Il était une fois une drôle de foule, innombrable, qui disait, disait, disait encore : « Nous voulons la Justice ! Nous voulons la Vérité ! Nous voulons l’Image ! ».
– Mais pour quoi faire ? lui demanda Candide.
– Pour le Football, pour la Justice et la Vérité dans le Football, avec la Vidéo !
– Avec quoi ? fit répéter Candide.
– La Vidéo, la Vidéo, l’Image, celle qui voit, celle qui sait, celle qui est juste et vraie ! s’enflamma la drôle de foule.
– Juste et vraie, l’image ?
– Oui, juste, vraie, exacte, parfaite ! Et l’Arbitre, alors, il saura. Il saura parce qu’on l’aura aidé !
– Il ne sait rien, l’Arbitre ?
– Il ne sait presque rien, il ne voit presque rien, il se trompe, souvent, très souvent, trop souvent. Il faut l’aider !
– Et comment cela ?
– Avec des images, partout ! Des révélateurs de hors-jeu, des centaines de ralentis de fautes à la Télé (les réalisateurs aussi, ils aident l’arbitre, ils pensent à lui, ils l’aiment, ils lui offrent des DVD pour qu’il s’améliore !). Et même, et même, tiens, il y a des ralentis sur les écrans géants dans les stades ! Tout ça c’est pour l’aider, l’Arbitre, pour qu’il ne se croie pas tout seul !
La drôle de foule ne se sentait plus de bonheur et de compassion.
– Des ralentis dans les stades ?! fit Candide
– Oui, oui, dans les stades, comme ça tout le monde peut voir quand il se trompe, l’Arbitre.
– Et alors ils vont tous lui casser la gueule ?
– Non, non, ça c’est pour plus tard. Pour l’instant on teste !
– Ah oui, il faut qu’il se trompe encore plus, qu’il y ait encore plus de ralentis sur les écrans géants, alors là il aura plus aucune chance, c’est ça ?
– Voilà, oui, c’est ça, c’est ça ! Comme vous dites bien les choses !
Alors la drôle de foule s’installa devant l’écran géant du vaste hall, une sorte de Télécran, et elle se mit à crier : « Justice, Vérité, Technologie, Progrès, Modernité !! », « Justice, Vérité, Technologie, Progrès, Modernité !! ». Le hall vibrait comme un vieil avion au décollage ; le vacarme était assourdissant, les mille paires d’yeux rayonnaient d’un mélange d’extase et de haine.
Tous voyaient maintenant sur l’écran l’image de l’Arbitre, ex-homme en noir vêtu de jaune, souriant à côté d’un poste de télé.
– Il faut l’aider, l’aider, pauvre, pauvre Arbitre !
Candide sortit de la léthargie hypnotique qui l’avait envahi en entendant la foule hurler tous ces mots étranges.
Il fut pris d’une sorte d’illumination :
– Et comment allez-vous lui donner la vidéo, à l’arbitre ?
– On sait pas, on sait pas, on veut pas savoir ! La machine saura, elle, elle voit tout, elle n’est jamais en panne, elle a dix mille regards, les ralentis sont la vérité, les loupes sont la beauté, les révélateurs de hors-jeu l’intelligence, les écrans géants la vision du Maître !
Alors la foule s’approcha de la figure de l’Arbitre sur le Télécran, elle commença à l’insulter, et à crier à pleins poumons : « Mort à la Règle, mort à l’Erreur, vive la Technologie !»
C’était la Semaine de la Haine. Enfin la deuxième Semaine. La première semaine, la foule avait démoli les Bleus, une étrange tribu égarée dans le sud du Continent, qui avaient un peu perdu la boule. La foule les avait déchiquetés comme poupée de son. Il faut dire qu’ils l’avaient un peu cherché…
Et puis voilà, maintenant elle était en manque, alors c’était le tour de l’Arbitre.
La corporation arbitrale avait l’habitude, d’ailleurs. C’était comme un rite. La foule et les médias lynchaient, c’était comme ça plus ou moins toute l’année, ça leur faisait du bien, à la foule et aux médias. Les arbitres recevaient des flots de haine, de bêtise crasse, de Tock chauds, et des notes aussi, comme à l’école.
Les journaux fabriquaient des listes des erreurs des arbitres. Leurs listes, aux journalistes, elles étaient pleines de leurs erreurs à eux, mais c’était pas grave, c’étaient les journalistes… Les joueurs aussi ils faisaient plein d’erreurs, et aussi les dirigeants, les big bosses. C’était pas grave, ils avaient le droit, eux. Mais l’arbitre non, lui c’était l’Arbitre, il fallait qu’il paye. Ils faisaient tellement d’erreurs, les arbitres ! Et quand ils n’en faisaient pas, les journaux en inventaient. C’était pratique, ça nourrissait la Semaine de la Haine, qui avait toujours très faim.
Ah, ces jours-là, on s’éclatait bien ! Y avait que les arbitres qui faisaient la tête. Un peu maso ils étaient, mais y avait des limites Des gars bien, hein ! Courageux, déterminés, athlétiques. Sur le terrain, ils décidaient tout le temps des choses très difficiles, très graves, dans un chaudron en ébullition, sous une pression colossale. Et là-haut, et partout ailleurs, la télé les scrutait. Et les gens, bien assis dans leur sofa, ils lynchaient avec les mots, devant des bières et des pizzas. Enfin ils lynchaient pas tous, mais quand même pas mal: un peu, beaucoup, à la folie.
Y avait bien trop d’erreurs, on pouvait plus supporter ça ! Et puis la Vidéo était là maintenant, pour veiller sur eux, les pauvres arbitres. Elle allait tout résoudre, ou presque tout (c’était déjà très bien). Elle était la Vérité, elle était la Joie. Elle était la Télé.
Soudain, dans le grand hall, il y eut un bruit sourd. La drôle de foule se retourna comme un seul homme. Derrière elle, il n’y avait plus rien. Juste un grand trou. Le sol avait cédé sous les vibrations. Tous alors regardèrent l’Ecran. Mais l’Ecran était vide lui aussi. Il y avait juste une lueur pâle, qui clignotait faiblement, très faiblement. L’Image avait disparu.
La foule se regarda un moment, interloquée, puis, lentement, et de plus en plus fort, elle se remit à crier : « Vérité, Justice, Vidéo, Vérité, Justice, Vidéo, Vidéo, Vidéo, Vidéo ! ».
Candide la contempla une dernière fois, et il sortit prendre l’air.
Jiblo
Crédit photo : Iconsport