Didier Roustan a débuté sa carrière de journaliste en 1976 au sein du service des sports de TF1 avant de rejoindre, à partir de la fin des années 1980, France Télévisions, puis Canal + et L’Equipe. Acteur emblématique du monde du football, il fut à l’origine de l’Association Internationale des Joueurs Professionnels (AIFP) et de Foot Citoyen. Le 21 septembre 2021 Didier Roustan nous avait accordé un entretien paru dans notre revue Trajectoires, lors duquel il nous avait partagé son expérience, son vécu et ses ressentis sur l’évolution du football.
Propos recueillis par Adrien Roche et Guillaume Moisy.
Le Corner : Vous êtes en activité depuis 1976, vous avez été un témoin privilégié des grandes évolutions du football. Quels changements majeurs avez-vous constaté dans l’évolution médiatique du football ?
Didier Roustan : À l’époque, le service des sports de TF1 faisait très peu de choses et c’était la même chose pour le service des sports d’Antenne 2. En parallèle, il y avait aussi ce qu’on appelait FR3 où il y avait un mini service composé de deux-trois personnes. Sur TF1, à la louche, il y avait une vingtaine de journalistes. Sur ces vingt personnes, il y en avait peut-être trois spécialisés football. Alors, parmi les dix-sept autres, on peut supposer qu’ils pouvaient parler de football mais sans être spécialistes a priori.
Le football comptait assez peu à l’époque dans les rédactions sportives de télé. En revanche, à L’Équipe c’était plus pointu. Les mecs ne faisaient que du football, c’étaient des vrais spécialistes, ils avaient une grosse équipe avec Max Urbini etc. D’ailleurs les gens de la presse écrite ne prenaient pas au sérieux les mecs du football à la télé quels qu’ils soient. Désormais, ce n’est plus du tout le cas. D’autant plus que maintenant, il y a beaucoup de gens de la presse écrite qui interviennent aussi sur les plateaux télé ou de radio. Tout s’est mélangé. Avant, un mec de télé faisait de la télé, un mec de radio faisait de la radio et un mec de presse écrite faisait de la presse écrite. Mais tout cela montre bien que le football à la télé en 1976 comptait peu. Par exemple, il n’y avait pas d’émission spécialisée foot. Téléfoot est arrivé en 1977. Dans Stade 2, il y avait dix-douze minutes de reportages consacrés au football et puis les matchs en direct.
Il y avait, c’était immuable, la finale de la Coupe de France. Il y avait également tous les matchs de l’équipe de France. Mais on parle de l’équipe de France hors phase-finale de championnat d’Europe ou de Coupe du Monde, car à l’époque elle ne s’y qualifiait pas souvent. Quand la France s’est qualifiée en 1978, c’était un bonheur parce qu’on ne s’était pas qualifiés pour les phases finales de 1970 et de 1974, ni pour les Euros 1972, 1976 et 1980. A l’époque, il était beaucoup plus difficile de se qualifier pour les phases finales parce qu’il n’y avait que seize équipes en Coupe du Monde. Maintenant, il y en a trente-deux. Alors évidemment, il y a beaucoup plus d’équipes européennes. Tu te qualifies toujours, ça ne sert à rien ces qualifications, ou presque. Pour la phase finale de l’Euro, il y avait quatre équipes. A partir de l’Euro 80, on est passé à huit. Maintenant, il y en a vingt-quatre.
Donc, avec la finale de la Coupe de France plus les matchs de l’équipe de France hors phases finales, ça faisait environ six matchs. Il y avait également les matchs du club qualifié en Coupe d’Europe des clubs champions. A l’époque il n’y avait qu’un club français qui était qualifié pour l’équivalent de la Ligue des Champions. Ses matchs étaient donc toujours retransmis. Mais comme les clubs français se faisaient pratiquement toujours éliminer au premier tour, il n’y avait que deux matchs… Allez, s’ils passaient le premier tour, il y avait quatre matchs. Il n’y a qu’à un moment, lors de la saison 1975-1976, que Saint-Etienne est allé loin (finaliste de la compétition contre le Bayern Munich ndlr).
LIRE AUSSI : Saint-Etienne, si près du but
Par ailleurs, si le club français engagé en Coupe des clubs champions se faisait éliminer rapidement et qu’il y avait encore le club engagé en Coupe d’Europe des vainqueurs de coupe (la C2, compétition disparue en 1999 ndlr), alors celui-ci prenait le relais. Autrement, l’équipe engagée en Coupe de l’UEFA pouvait également prétendre à être diffusée à la télévision. Donc, disons cinq matchs de l’équipe de France, la finale de la Coupe de France, maximum huit matchs des clubs français en coupes d’Europe, ça fait quatorze. Et il y avait toujours la finale de la Coupe des clubs champions ainsi que la finale de la Coupe des coupes, ça fait seize. Il n’y avait pas de match de Ligue 1 qui était retransmis par exemple. Donc, fatalement, il y avait moins de vingt matchs dans la saison. Aujourd’hui, avec toutes les chaînes qu’il y a, les vingt matchs on les a en trois jours. Ce week-end, à la télé, si tu as RMC Sport, Canal+, Amazon et beIN, tu as plus de vingt matchs en direct. Donc, à l’époque c’était ça le foot à la télé.
Mais au-delà de la télévision, il y a les médias sportifs en général. L’Equipe était incontournable pour le traitement du football. Il y avait deux autres magazines qui étaient très importants aussi. D’un côté, il y avait France Football, parce que tous les résultats, que ce soit de CFA, des championnats espagnols, italiens figuraient dans ce magazine. Et comme il n’y avait pas de réseaux sociaux et qu’on n’en parlait pas ailleurs, tu faisais ta culture footballistique à travers France Football.
D’un autre côté, il y avait également certains mensuels qui étaient très populaires, notamment le Miroir du Football qui était très pointu parce que c’était très technique. On pouvait même observer des photos montrant le positionnement des joueurs. Pour te faire une culture tactique, footballistique, c’était un journal qui était très bon, qui avait des options de jeu et qui défendait des positions. Par exemple, ils étaient opposés au sélectionneur Georges Boulogne. Ce n’était pas un journal neutre qui te commentait juste les matchs. Voilà le panorama du football dans le milieu des années 1970 et évidemment cela a évolué.
LIRE AUSSI : Le Miroir du football, jeu, principes et conflits
Vous avez commenté la Coupe du monde, que pensez-vous de l’évolution de la médiatisation de cette compétition ?
La Coupe du Monde a toujours été très médiatisée et très attendue parce qu’autrefois les joueurs jouaient dans leur pays. Par exemple, lors de la Coupe du Monde 1970 au Mexique, tous les Brésiliens jouaient au Brésil. Et on ne connaissait, sensiblement, que de nom – peu de gens l’avaient vu jouer – Pelé. Les autres – Rivelino, Jairzinho, Tostao… on les a découverts à ce moment-là. Alors on était tous pour le Brésil, parce que le football au Brésil avait une grosse cote, mais on ne connaissait personne. Néanmoins, la Coupe du Monde était très médiatisée dans la mesure où, pour le coup, 80% des matchs étaient retransmis. Toutefois, il y en avait beaucoup moins qu’aujourd’hui avec quatre groupes de quatre et ensuite quatre matchs de quart de finale, deux demies, un match de classement et une finale. Ils étaient tous retransmis et c’était un évènement, pour le spécialiste de foot, qui était capital.
A partir du Mondial 1974, tous les matchs étaient retransmis ou à peu près. Cela a pris plus d’ampleur en 1978, parce qu’il y avait l’équipe de France. Forcément, quand il y a l’équipe de France, les gens veulent découvrir les joueurs, est-ce que ça sera lui, est-ce que ça sera un autre, est-ce qu’il y a un souci avec le sélectionneur, le groupe contre qui on joue, comment sont les adversaires, etc…
« La Coupe du Monde était un événement qui, sportivement, avait plus de sens […] »
Ainsi, la Coupe du Monde a toujours été très médiatisée. C’était l’évènement. Et comme à l’époque il y avait beaucoup moins de compétitions, la Coupe du Monde était un événement qui, sportivement, avait plus de sens, puisqu’elle resserrait vraiment l’élite. Pour un amateur de foot, elle était hyper appréciée. Aujourd’hui, elle est toujours très médiatique, peut-être encore plus, parce qu’elle greffe de nombreux non-spécialistes comme c’est le cas pour Roland Garros où à l’époque il n’y avait que les spécialistes de tennis. Désormais, le Mondial est devenu quelque chose qui dépasse le cadre du football. Ces dernières années, l’équipe de France a souvent eu la chance de remporter la compétition. Par conséquent, davantage de Français se sentent concernés par un tel événement.
La Coupe du Monde attire beaucoup de personnes qui ne comprennent rien au football et qui en plus ne s’y intéressent qu’à ce moment-là. Désormais, elle intéresse tout le pays. Pour vous donner une idée, à l’Euro 1984, la France gagne avec Platini la finale contre l’Espagne. C’est la première fois qu’une équipe collective française gagne quelque chose au niveau continental. On n’avait jamais gagné que ce soit en handball, ou en basket, une compétition de ce niveau-là. Il n’y avait que le rugby qui se distinguait un peu. Mais c’était un truc entre cinq nations, cinq nations du même continent. Enfin cela n’a rien à voir. Sur les Champs Elysées, le soir de la victoire, il y a eu des drapeaux, quelques bordels, mais rien à voir avec ce qui se passe désormais si on gagne une compétition majeure au niveau du football. Maintenant ça touche beaucoup plus de gens et puis c’est devenu une industrie, un business. Du football il y en partout ; sur les sites, sur les comptes Twitter, dans les journaux…
Selon vous, de quelle manière la télévision influence-t-elle le football ?
Comment elle peut influencer le football ? Elle fait du mal au football parce que comme elle génère des milliards, ou pour la France des millions, de téléspectateurs. Tout a été revu à la hausse. Le football a maintenant un pouvoir qui va au-delà de ce sport, certains deviennent dirigeants pour être vus ou pour ceci ou pour cela. Ils vont faire des folies avec un argent qui n’est pas le leur quelque part parce qu’ils deviennent fous, sauf pour certains qui en ont mis. Un des exemples les plus frappants qui me vient à l’esprit, c’est Bernard Tapie par exemple. Il voulait dans son for intérieur être archi connu et quand il l’a été avec le business – au départ c’était plus un gars qui voulait faire de l’argent – il a côtoyé des politiques. Le football te donne un espace médiatique pour un dirigeant de club. Jean-Michel Aulas tutoie le président de la République.
« L’important [pour certains présidents de clubs] n’est pas vraiment la compétence, l’important c’est la visibilité. »
À l’époque, le président Rocher par exemple, qui était le président de Saint-Etienne, le club emblématique dans les années 1970, est devenu tellement mégalo que lorsque la reine d’Angleterre est morte, pas celle-là mais une autre ou enfin sa mère ou je ne sais pas trop quoi, ou peut être le Pape, je ne sais plus, il a envoyé un mot en écrivant « toutes mes condoléances ».
Tapie a compris qu’il avait plus d’espace médiatique que n’importe qui en France parce qu’on voyait du Tapie partout. À partir de là, pourquoi pas la politique. Donc il a pris un club, l’OM, avec une idée : celle d’être encore plus connu, d’être incontournable sur la ville de Marseille, puisqu’il a gagné des titres, et après devenir maire de Marseille. Si tu es maire de Marseille, tu es incontournable. Il est quand même parvenu à devenir ministre, grâce à ça, parce que tu bouffais du Tapie partout. L’important n’est pas vraiment la compétence, l’important c’est la visibilité. Si tu es malin, tu as les réseaux, tu deviens quelqu’un d’important et malheureusement même pour certains qui n’ont pas forcément les compétences, tu peux diriger une région, une ville, un pays.
LIRE AUSSI : De l’ignorance à la dépendance, retour sur l’arrivée de la télévision dans le football français
Donc, le football, déjà, tendait un peu vers ça, avec la surmédiatisation. Maintenant, qu’est-ce la télé et la médiatisation ont apporté au football ? Je ne sais pas, parce que ça a amené une certaine violence, même dans les commentaires. Pour revenir à Tapie, il faut savoir que l’un des présidents de Boca Juniors, Mauricio Macri, grâce à son poste à Boca a été super connu et est devenu président de l’Argentine un peu plus tard. Parce que le football dans ces pays-là, en Amérique du Sud évidemment, a une importance encore bien supérieure.
Donc qu’est-ce que la télévision a amené au football ? Elle a plutôt amené des emmerdes au football. Parce que la spirale économique c’est devenu n’importe quoi. Même des joueurs moyens gagnent quatre millions d’euros. Après, il faut bien payer ces joueurs-là. Donc les places sont devenues chères. Parce que la télé et les sponsors génèrent beaucoup d’argent. Il faudrait peut-être y réfléchir mais qu’est-ce que la médiatisation et l’argent ont amené au football ? En général, tout ça engendre des emmerdes.
Est-ce qu’on peut dire que la médiatisation a transformé le football ? Notamment les compétitions qui ont été élargies au fur et à mesure…
Oui, fatalement. Il a fallu trouver de plus en plus d’argent. En outre, devenir président de la FIFA, de l’UEFA ou d’une Fédération te donne un pouvoir terrible. Quand trois ou quatre pays se proposent pour organiser une Coupe du Monde, vu qu’elle aura un impact énorme, normalement aussi en faveur du pays, le président de la FIFA va rencontrer des chefs d’Etat. [Joao] Havelange était reçu comme un chef d’Etat, quand il allait voir [Bill] Clinton ou des gens comme ça. Donc la place est très bonne. En 1974 par exemple, la FIFA a un trou économique considérable et ses dirigeants sont presque prêts à mettre la clé sous la porte. Et c’est finalement [Sepp] Blatter qui devient secrétaire général et qui va trouver beaucoup de sponsors. Ses actes ont permis de sauver la FIFA à un moment de son histoire.
« Ces président [de fédérations] ont un tel pouvoir qu’ils sont prêts à tout pour garder leur poste »
A une époque, tu avais beau être président de la FIFA, on ne te connaissait pas. Maintenant, ces présidents au niveau continental ont un tel pouvoir qu’ils sont prêts à tout pour garder leur poste, comme les politiques, parce que ce sont, après tout, eux-mêmes des politiques. Donc cela veut dire que si tu veux contenter encore plus de fédérations – à partir du moment où la fédération, on va dire d’Haïti, au niveau voix a le même poids que la fédération allemande qui doit avoir 15 millions de licenciés, et que tu te fais élire au nombre de voix – tu as intérêt à caresser dans le sens du poil et à donner des gages, voire des enveloppes, à des tas de petits pays, pour qu’ils votent pour toi, comme ça tu as encore le pouvoir.
Que la compétition soit élargie, qu’elle soit plus longue, plus éprouvante, que les footballeurs se cassent – parce que le football est de plus en plus dur, il y a de moins en moins de temps de récupération et cela peut tendre aussi vers une forme de dopage – ce n’est pas leur problème. Leur principale préoccupation, à partir du jour où ils prennent position, c’est d’être réélus, parce que tu deviens le roi. Les présidents de fédération, bien qu’il y en ait sans doute des très biens comme dans les politiques, ont d’une manière générale trop de pouvoirs, trop d’avantages et trop de possibilités de toucher de l’argent là, là et là. Parce que quand tu es réélu à ces postes-là, tu dors dans un cinq étoiles, tu voles en première classe, tu as un chauffeur, tu as des gens qui sont comme ça devant toi : « vous êtes beau, vous êtes grand, vous êtes fort ».
L’être humain est souvent fragile. Donc cela ne peut faire que du tort au foot. Le fait qu’il ait pris une telle importance donne aussi de l’importance à ces gens-là et « après eux le déluge », ce n’est plus leur problème. C’est valable aussi pour des présidents de clubs de villes moyennes de France, ce sont des mecs qui sont les plus connus de la ville. Ils ont une table dans tous les grands restaurants, parce que le football est roi.
Comment avez-vous vécu le passage de la Coupe d’Europe des clubs champions à la Ligue des Champions ?
Je l’ai vécu d’autant plus que je l’ai vécu pour le coup de l’intérieur. A l’époque, j’étais secrétaire général de l’Association Internationale des Footballeurs Professionnels (AIFP), le syndicat mondial des joueurs qu’on avait créé avec Maradona, Cantona, Vialli, Weah, Rai… J’ai eu vent du fait que Berlusconi voulait qu’il y ait une Ligue des Champions, mais fermée. Il avait même pris de l’avance puisqu’il avait fait deux grosses équipes de Milan. Il avait recruté sept étrangers alors qu’à l’époque, il n’y avait droit qu’à trois étrangers par équipe. Il voulait faire une équipe pour cette ligue fermée qui devait générer beaucoup d’argent et puis une autre pour le championnat de Serie A.
LIRE AUSSI : Aux origines de la Super Ligue
L’UEFA, pour contrer cela, pour éviter de ne plus avoir de contrôle – comme ce qui s’est passé récemment avec la Super Ligue et ils perdront peut-être un jour le contrôle du football, et quelques présidents de clubs se mettront d’accord pour faire une ligue fermée qui sera une sorte de NBA à l’européenne, cela semble être le sens de l’Histoire – l’UEFA donc, a planché sur différents dossiers pour essayer de faire quelque chose où les clubs auraient pu être satisfaits d’une nouvelle compétition qui allait générer beaucoup d’argent et où il n’y aurait plus seulement le champion de chaque championnat de qualifié.
Moi j’ai potassé sur une solution, parce que je connaissais des gens à l’UEFA qui disaient qu’ils ne trouvaient rien et qu’ils étaient dans une merde noire. Je me souviens, ils étaient au Portugal, pour un comité exécutif, ils ne trouvaient toujours pas de nouvelle formule, ils potassaient dessus. J’ai trouvé la solution moindre, parce que malheureusement pour faire des omelettes il faut casser des œufs, mais au moins tu ne perds pas tout le sens du truc où toutes les équipes pouvaient participer même s’il y en avait plus pour les pays majeurs qui étaient un peu avantagés.
À l’époque Internet n’existait pas, il en était à ses prémices et par le biais de gens qui travaillaient à L’Humanité et qui étaient dans cet esprit-là de ne pas dénaturer le football, je leur ai filé tous les trucs, ils ont fait des tableaux etc, on a tout envoyé à Lisbonne. Eux ils ont fait un copier-coller, ils n’ont jamais dit que c’était l’AIFP qui les avait sauvés. Ils ont dit : « Voilà, on a pondu ça » et les clubs ça les a satisfaits. On ne fait pas ça pour avoir une médaille, on fait ça dans l’intérêt du foot. Mais cela montre les ordures qu’ils peuvent être parce que tu les sauves et manquer de face à ce point-là, cela montre le niveau assez bas de ces personnes. Mais c’est comme ça, on s’en fout, il faut aller de l’avant.
Le paradoxe c’est que les clubs sont de plus en plus puissants, mais ont de plus en plus de problèmes d’argent. Avant, le football se passait bien, il y avait aussi des clubs de l’Est etc. Mais il n’y avait pas des trous comme maintenant de 200 millions d’euros voire bien plus. Cela n’existait pas. Le paradoxe est que cela arrive au moment où il y a le plus d’argent dans le football. Donc, plus il y a d’argent, moins ils sont capables de le gérer. Ils vont te chercher un mec bidon qui va coûter 70 millions d’euros et puis finalement il ne joue pas alors que pendant ce temps tu le payes. Parce que c’est la course à l’échalote.
C’est valable aussi pour les comptes des pays ou pour les politiques des pays, où ils ne veulent pas régler tel problème parce que d’un point de vue électoral ça passerait mal au niveau des sondages, donc ils préfèrent que tout merde mais qu’au moins ils passent. C’est l’éternel problème. Donc, ces clubs, étant de plus en plus dans la merde et ayant de plus en plus besoin de nouvelles ressources, mettent à chaque fois la pression à l’UEFA pour avoir des compétitions qui génèrent beaucoup d’argent. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils le gèrent bien. Donc, ils ont des trous de plus en plus énormes, d’où l’idée de Super Ligue maintenant. Il n’y a pas que ça, il n’y a pas que l’argent, mais c’est la principale raison.
LIRE AUSSI : La Ligue des Champions, symbole des inégalités inexorables du football européen
La deuxième, c’est à discuter, c’est qu’ils estiment que le monde bouge. Il y a des tas d’autres sports qui mettent en concurrence le football. À la base le football reste un divertissement, ce n’est pas une industrie diabolique. Il n’y avait que le football pour divertir les gens. Il y avait très peu de concurrence. Il n’y avait pas les jeux sur internet, la télévision dans tous les pays, il y avait une chaîne ou deux. Le monde a changé aussi, parce que le foot ne peut pas se jouer à mille à l’heure. Même si ça va plus vite, ça dure toujours 90 minutes et maintenant les nouvelles générations sont toujours plus pressées. C’est vrai que 90 minutes c’est long, c’est pour cette raison qu’ils ont inventé le tie-break au tennis, pour réduire la durée des matchs.
Maintenant, il y a tellement de matchs… Quand il y a une attente, s’il y a vingt matchs sur 365 jours, tu vas regarder le match et y être attentif puisqu’il n’y en a pas beaucoup. Mais, aujourd’hui, s’il te fait un peu chier, tu peux zapper, tu es sur ton portable et pendant ce temps-là tu réponds à quelqu’un, tu as ton ordinateur etc.
Petit à petit tu perds le fil. Les gens sont peut-être, du coup, un peu moins passionnés, par rapport à ce public qui est moins spécialiste mais qu’il faut capter pour les audiences. Pour eux aussi, notamment pour les Américains je pense, c’est insupportable de voir le succès du football. Pour un pays comme les Etats-Unis, qui est le plus puissant économiquement, ne pas être capable d’avoir un championnat attractif et qui touche beaucoup les Américains, c’est emmerdant. Il y a un potentiel économique à tirer de ça. Mais ça ne peut pas marcher parce que pour qu’un sport fonctionne aux Etats-Unis, il faut que la télévision s’y intéresse et le retransmette. Tu ne peux pas retransmettre le football dans la mesure où il n’y a pas assez de publicités possibles puisque ça ne s’arrête pas pendant 45 minutes. Les autres sports comme le hockey sur glace, ça s’arrête toutes les deux minutes, la boxe ce sont des rounds de trois minutes.
La VAR fait partie de cette stratégie à mon sens. Je ne suis pas sûr qu’ils aient créé la VAR pour qu’il y ait une meilleure justice dans le football. J’ai l’impression que plus on avance et plus ce sport s’américanise. On le voit avec les statistiques, avec beaucoup de choses. L’autre jour, j’ai lu que Nagelsmann voudrait pouvoir communiquer avec son capitaine pendant les temps-morts via une puce placée dans l’oreille de ce dernier. C’est très américain. Ça deviendrait encore plus stratégique, il y aurait moins de place pour l’inspiration. Maintenant, si tu regardes bien, avec la VAR tu peux très bien arrêter trois fois le jeu deux minutes dans une mi-temps, si tu le décides en amont et que c’est ok avec la télé. Parce que ce sont les télés qui décident. Si elles ne s’intéressent plus au foot ou ne payent plus le foot, c’est fini.
« Ce sport deviendra, à mon sens, un autre sport. »
On l’a vu avec les droits télé de la Ligue 1 et le scandale Mediapro. Les télés réalisent même qu’elles paient trop cher pour le football comme semble le prétendre Canal+. Donc, pour ces gens-là, il faut rendre le football plus attractif. Pour toucher les Etats-Unis, d’ici quelques années, on peut avoir trois tiers-temps afin de passer plus de publicités. Les cinq remplacements, qui ont été instaurés du fait de la pandémie, sont encore là. Selon toute vraisemblance, la règle des cinq changements perdurera. Un jour on te dira « On passe à huit ! » et puis on fera comme au hockey sur glace avec un turnover sans limitation. Ça rendra le football plus stratégique et plus c’est stratégique plus ça plaît au public américain qui est fan de statistiques. Si on compte une moyenne de trois arrêts dus à la VAR par tiers-temps de trente minutes, pendant les deux minutes d’arrêts de jeu de la VAR, la caméra ne va pas rester sur l’arbitre. Ne voulant pas rater le verdict de l’arbitre, le téléspectateur va rester devant son écran et absorber la pub.
Ce sport deviendra, à mon sens, un autre sport. Les dirigeants estiment que le marché américain sera essentiel et que les nouvelles générations ont d’autres attentes. Or, ce sont elles les populations ciblées. Les gens de mon âge, même si certains, dégoûtés, finissent par se désintéresser du football, ce n’est pas le problème des dirigeants.
Concernant le métier de commentateur et les émissions télévisées autour du football, qu’avez vous constaté comme évolutions depuis que vous avez commencé ce métier ?
De tous temps, de manière générale, il y a toujours eu deux commentateurs. Il pouvait parfois n’y en avoir qu’un sur les plus petits matchs, mais ce n’était pas la norme. Les deux commentateurs étaient des journalistes, il n’y avait pas de consultants comme aujourd’hui. Les deux étaient dilués et prenaient plusieurs rôles : ils commentaient le match et parlaient également des deux équipes, leur forme du moment, leurs points faibles… Ils parlaient en étant rarement interrompus, l’un parlait trois-quatre minutes et l’autre attendait son tour.
Le tournant est probablement intervenu avec Jean-Michel Larqué qui commentait en compagnie de Thierry Roland. À partir de là, et à partir des phases finales, il commençait à y avoir de vrais spécialistes, des techniciens. On a commencé à avoir deux rôles différents. Par exemple, je commentais souvent avec Michel Denisot. Et quand les phases finales arrivaient, quelqu’un comme Henri Michel venait avec nous et apportait un côté plus tactique et technique. Après ce changement, la manière de commenter a changé : les commentateurs restaient des journalistes, mais ils n’avaient plus le même rôle, l’un commentait vraiment le match tandis que l’autre se chargeait de parler tactique. Après, les consultants sont arrivés, notamment chez Canal+ et avec la multiplication des émissions de foot.
Quand on regarde aujourd’hui, le principe est resté le même, mais les chaînes donnent plus ou moins de libertés aux consultants. Par exemple sur TF1, qui a un partenariat avec la FFF, on n’entendra pas Bixente Lizarazu dire que tout ce que fait Deschamps est catastrophique. C’est quelque chose qui a changé, il n’y a plus cette liberté totale dans le commentaire. Si une chaîne est partenaire d’un événement, c’est extrêmement rare d’entendre des critiques, ou alors avec des pincettes. Même avec la catastrophe de l’Euro 2021, on a très peu entendu de critiques de la part de TF1 du type « il faut virer Deschamps », « il faut prendre Zidane », alors que des chaînes comme L’Équipe se le permettent plus. Maintenant, toutes les émissions sont très critiques, parfois très dures et presque dans le buzz, les gens sont impitoyables.
« Maintenant, parler foot c’est se mettre autour d’une table en ne montrant quasiment aucune image »
L’arrivée des réseaux sociaux a vraiment changé les mentalités. Aujourd’hui, l’objectif c’est de faire parler. On est dans une société pleine de frustration, de souffrance, d’aigreur, avec de moins en moins de bienveillance. Ça se ressent directement dans le foot, il n’y a presque plus que le résultat qui compte. On a l’impression que tout le monde est un expert football. Avant, quelqu’un plein de conviction mais qui n’y connaissait pas grand-chose, il était au bar. Il n’y avait pas trop de conséquences. Aujourd’hui, on le voit à la télé et sur les réseaux sociaux. Avant, à la télé, on voyait beaucoup de reportages, des sujets de plusieurs minutes qui tenaient la route. Maintenant, parler foot c’est se mettre autour d’une table en ne montrant quasiment aucune image, la conversation de bar est mise devant la caméra.
C’est facile de parler football si tu t’y intéresses un peu. C’est un sort qui est réservé à chaque pays de football : les pays sud-américains, l’Espagne et l’Italie ont ce genre de débats depuis la nuit des temps. Nous, c’est arrivé plus tard, probablement avec une émission sur L’Equipe TV qui a commencé vers 1998. Maintenant, chaque chaîne le fait, et il y a des dizaines d’émissions foot sur les réseaux sociaux qui font à peu près la même chose.
Le tournant a sûrement été la victoire de l’équipe de France en 1998. Tout le monde s’est mis à s’intéresser au foot, et il y a eu des dégâts, parce que dans le lot beaucoup de gens n’y connaissaient rien. C’était devenu une mode, un peu comme Roland-Garros chaque été : il n’y a pas que des amoureux de tennis dans les gradins. Il y a une grande confusion aujourd’hui dans les commentaires et les émissions foot, c’est difficile d’élever le débat, c’est très souvent la même chose mais ça marche, alors les gens continuent de faire ce type d’émissions.
Crédits photos : Icon Sport
Illustration : Dessin réalisé en 2021 par Sheryl Hachet pour Le Corner