Le football est un amant dangereux. Il réunit tout autant qu’il divise ; il provoque tous les sentiments, dont parfois les plus bas ; il apporte joie, bonheur, plénitude et plaisir, mais brise chaque année des millions de cœurs sur l’autel du sport et de son imprévisibilité. Le football est une passion, une maîtresse au milliard d’admirateurs, souffrant de la même fièvre pour ce sport paradoxal, si simple, mais si complexe.
Lorsque cette passion et cette ferveur supportrices amènent l’homme à l’unité, lui faisant délaisser ses activités meurtrières et fratricides, alors on n’assiste plus à un sport, mais bien à un facteur social fédérateur et pacificateur. Nous sommes en Côte d’Ivoire, en 2005, et l’équipe nationale des Eléphants s’apprête à vivre le plus grand moment de son histoire sportive et sociale. Menée par un Didier Drogba déjà légendaire, l’équipe arrache son billet pour la Coupe du monde de 2006, en Allemagne, et adresse un message à son peuple qui marque l’histoire tout entière du pays, alors en proie à une sanguinaire guerre civile.
Drogba, légendaire leader d’une équipe et d’un peuple
Avant de plonger dans la complexité des détails sociopolitiques ayant conduit la Côte d’Ivoire à la guerre civile en 2002, il convient de bien comprendre le statut et l’importance de Didier Drogba dans son pays, afin de saisir le rôle qu’il a pu jouer dans ce contexte difficile.
Didier Drogba naît à Abidjan en 1978, et quitte son pays natal pour la France à l’âge de cinq ans. Il s’installe chez son oncle, et rêve déjà de devenir un grand footballeur. Il débute sa carrière professionnelle au Mans, avant de gravir rapidement les échelons. Il signe à Guingamp puis à l’Olympique de Marseille, où il joue entre 2003 et 2004. La cité phocéenne tout entière tombe amoureuse de son buteur, amour qu’il leur rend bien en les amenant en finale de Coupe UEFA (ancêtre de l’actuelle Europa League), perdue face à Valence.
Après Marseille, Drogba s’envole pour l’Angleterre et signe à Chelsea. Il illumine Stamford Bridge de son talent entre 2004 et 2012, devenant une véritable légende du club, du football anglais et même mondial. De son épopée sportive, on se souvient des buts légendaires : un coup franc surpuissant pour crucifier Arsenal, des reprises de volée terrorisant tous les stades d’Angleterre, une sublime tête croisée face au Bayern Münich en finale de Ligue des Champions pour revenir au score et soulever le graal après la séance de tirs au but. On n’oublie pas non plus son fort caractère, explosif et passionné, comme à la suite d’un des matchs les plus honteux de l’histoire de l’arbitrage sportif : Chelsea – Barcelone en 2009, à la fin duquel il exprime sa colère devant les caméras, scandant son désormais célèbre « It’s a disgrace, it’s a disgrace, it’s a fucking disgrace ! ».
Plus que des moments forts, Drogba garnit l’armoire à trophées de Chelsea de nombreuses coupes. Il est champion d’Angleterre en 2005, 2006, 2010 et 2015 (il revient au club pour un an en 2014), gagne quatre FA Cups, trois League Cups, deux Community Shields et évidemment, la Ligue des Champions de 2012. Ajoutez à cela de nombreuses distinctions personnelles, dont deux ballons d’or africains en 2006 et 2009, et vous obtenez un joueur de légende, ayant marqué l’histoire du football sur le terrain et, comme nous l’avons dit, en dehors.
La Côte d’Ivoire en proie à la guerre civile
Pour comprendre l’importance de l’intervention de Didier Drogba et du reste de la sélection nationale ivoirienne en 2005, il est nécessaire d’expliquer au moins les grandes lignes de la situation politique et sociale du pays à cette période.
Avec l’élection du président Laurent Gbagbo en 2000, un climat d’instabilité et de tensions politiques s’installe progressivement en Côte d’Ivoire. On reproche au président son manque d’inclusion de certaines parties de la société ivoirienne à la vie politique du pays. Les populations musulmanes, notamment, ne sont pas inclues dans son concept d’ivoirité, et ne se sentent pas représentées politiquement.
La crise débute en 2002, et est initialement causée par un soulèvement de rebelles au nord de la Côte d’Ivoire. Ces forces rebelles armées s’emparent de plusieurs grandes villes, notamment la ville de Bouaké, au centre du pays, dont ils font leur base principale. Très vite, ils occupent toute la partie nord du pays et font face aux forces de l’Etat (ou forces loyalistes) qui tiennent tout le sud, avec la capitale Yamoussoukro et la ville principale du pays : Abidjan (qui avait résisté à l’assaut des rebelles).
La particularité de ce conflit est qu’il est teinté des différences culturelles, ethniques (il existe plus de dix ethnies différentes dans le pays) et surtout religieuses entre le nord (majoritairement musulman) et le sud (majoritairement chrétien) de la Côte d’Ivoire. Le pays coupé en deux, un véritable front de guerre se dessine, et malgré une tentative de cessez-le-feu en 2002 (instantanément violée), de violents combats ont lieu entre les deux camps. Des forces extérieures interviennent également, notamment des troupes françaises et de l’ONU, afin de garantir, avec plus ou moins de succès, le maintient de la paix dans le pays. Une « aide » d’ailleurs mal perçue par la plupart des Ivoiriens, dont Didier Drogba qui y voit une « politique paternaliste et néocolonialiste vis-à-vis d’un pays indépendant depuis 1960 ».
Après 2002, la guerre civile se poursuit, causant la mort de milliers de personnes, sans qu’une issue pacifique ne soit trouvée. Arrivé en 2005, peu à l’époque auraient pu se douter que le facteur qui viendrait rapporter un semblant de stabilité et d’unité, mais surtout un arrêt des combats dans le pays, serait le football. Et pourtant, c’est après un scénario digne d’un film hollywoodien que la magie opère.
Une qualification épique et un message de paix
Nous l’avons dit, la qualification de la Côte d’Ivoire à la Coupe du monde de 2006 permet aux Eléphants de disputer pour la première fois de leur histoire cette compétition légendaire. Et leur billet pour l’Allemagne 2006, les Ivoiriens sont passés par tous les sentiments avant de le décrocher. L’équipe est placée dans le groupe 3 des qualifications africaines, aux côtés, notamment, du Cameroun et de l’Egypte. Seul le premier du groupe obtient une place en coupe du monde. A la dernière journée de matchs qualificatifs, un 8 octobre 2005 ancré dans toutes les mémoires ivoiriennes, les Eléphants affichent 19 points au compteur. Le Cameroun, devant, a 20 points : une victoire les qualifierait automatiquement. La Côte d’Ivoire joue la première, et se déplace au Soudan, avant dernier du groupe. Emmenés par leur entraîneur français Henri Michel, et par leur emblématique capitaine Didier Drogba, les Ivoiriens font leur part du travail et gagnent le match 3-1. Ils passent premiers du groupe avec 22 points, en attendant le match du Cameroun, qui accueille l’Egypte à Yaoundé. Jamais un match entre deux autres équipes n’aura été autant regardé en Côte d’Ivoire. Le pays tout entier s’arrête, et espère voir le Cameroun faire match nul ou perdre.
Les choses commencent mal. A la vingtième minute, le Cameroun ouvre le score et mène 1-0. Les Lions indomptables touchent leur qualification du bout des doigts, la Côte d’Ivoire voit son rêve s’éloigner. La deuxième mi-temps ne leur offre pas beaucoup d’espoir, le match est fermé, l’Egypte, garantie de ne pas jouer la Coupe du monde, ne joue pas la partie de sa vie. Pourtant, à la 80ème minute, après un cafouillage de la défense camerounaise sur un centre pas spécialement dangereux, les Egyptiens égalisent à un partout. La Côte d’Ivoire repasse première du groupe et le pays tout entier exulte, mais retient ses émotions. Le match n’est pas fini. Les Camerounais montent à l’assaut de la surface de réparation égyptienne, poussent pour marquer un but et prendre les trois points si précieux. A la 94ème minute, un attaquant camerounais est fauché par derrière dans la surface. Il tombe, le sifflet de l’arbitre retentit : penalty. Pire scénario possible pour les Ivoiriens, spectateurs mais pas acteurs de leur sort. Dans le pays, musulmans comme chrétiens, personnes de chaque ethnie et de chaque orientation politique prient pour un miracle, le pays tout entier a les yeux rivés sur le gardien et le tireur. La guerre semble loin. C’est Pierre Womé, le latéral gauche du Cameroun, qui se charge de tirer le penalty. Il prend son élan et envoie une balle puissante à ras de terre. Le gardien, pris à contrepied, est battu, mais le ballon heurte puissamment le poteau et part à l’extérieur du terrain. C’est la fin du match, la Côte d’Ivoire est sauvée et le pays entier entre dans une liesse sans précédent. La Côte d’Ivoire va à la Coupe du monde. Elle y emmène Kolo Touré, elle y emmène Didier Drogba, elle y emmène un peuple divisé mais qui, le temps d’un soir, ne pense pas aux armes et aux violences, seulement au football.
Après leur victoire face au Soudan, les joueurs de l’équipe ivoirienne étaient restés dans les vestiaires pour regarder comme tout le monde le match du Cameroun et de l’Egypte. Après ce dénouement épique et heureux, tous les joueurs font la fête. Didier Drogba et les autres cadres de l’équipe prennent alors la décision d’inviter la presse dans les vestiaires afin de partager ces célébrations bien méritées. A ce moment, Drogba demande à une caméra de le filmer, et se saisit d’un microphone. Le silence se fait dans le vestiaire, et le capitaine des Eléphants tient un discours devenu historique. A ses côtés, Kolo Touré, de confession musulmane, illustre tout l’esprit d’unité et de fraternité que les joueurs ivoiriens veulent communiquer (Drogba est lui-même chrétien).
« Ivoiriens Ivoiriennes, du nord et du sud, du centre à l’ouest. Vous avez vu, on vous a prouvé aujourd’hui que toute la Côte d’Ivoire peut cohabiter, peut jouer ensemble pour un même objectif : se qualifier pour le Mondial. On vous avait promis que cette fête allait rassembler le peuple. Aujourd’hui, on vous demande, s’il vous plaît, on se met à genoux [l’équipe entière se met à genoux]. Pardonnez. Pardonnez. Pardonnez. Le seul pays d’Afrique qui a toutes ces richesses ne peut pas sombrer dans la guerre comme ça. S’il vous plaît, déposez tous les armes. Organisez des élections, et tout ira mieux. [En chantant :] On veut s’amuser, arrêtez vos fusillades ! »
La répercussion de ce discours est immédiate. Drogba et le reste de l’équipe encouragent un esprit d’unité et de paix. Bien évidemment, tenir cet événement comme seul responsable de l’apaisement des tensions des années qui suivirent serait une erreur. Il y a un nombre important de facteurs sociopolitiques à prendre en compte. Il s’agit là d’une situation complexe avec beaucoup d’acteurs d’un côté comme de l’autre. Cependant les Ivoiriens, du nord comme du sud, s’accordent tous à dire que le message des Eléphants a grandement participé au renouvellement d’une fierté nationale centrée autour de l’équipe de football du pays, qui partait pour la première fois de son histoire disputer une Coupe du monde.
Entre 2005 et 2007, les tensions s’apaisent. Le cessez-le-feu n’est pas clairement déclaré, mais la majorité des combats cesse ou perd en intensité. Le 28 février 2006, le président Gbagbo rencontre le chef des rebelles, Guillaume Soro, à la capitale de Yamoussoukro. En 2007, l’armistice est signé entre les forces rebelles et loyalistes.
Les Eléphants se rendent en Allemagne et y disputent la Coupe du monde de 2006. Battus par l’Argentine et les Pays-Bas, l’équipe de Drogba ne parvient pas à passer la phase de poule, mais qu’importe. Le temps d’une compétition, un peuple entier ravagé par la guerre et la division s’unit et soutient d’une même voix son équipe nationale. Cette même année 2006, la Côte d’Ivoire atteint la finale de la Coupe d’Afrique des Nations (CAN) et perd face à l’Egypte. Elle participe ensuite aux deux Coupes du monde qui suivent, en 2010 en Afrique du Sud et en 2014 au Brésil, avant de battre le Ghana en finale de la CAN de 2015, couronnant cette génération dorée d’un trophée bien mérité.
Le contexte sociopolitique en Côte d’Ivoire reste tendu après 2007. Il faut attendre 2010 avant que de nouvelles élections ne soient organisées, et des combats reprennent cette année là dans le pays, causant la mort de plus de 3000 personnes. A la fin de ce deuxième conflit, Laurent Gbagbo est arrêté et son opposant, Alassane Ouattara, est nommé président (poste qu’il occupe encore aujourd’hui). Depuis, le pays est en paix mais connaît tout de même des phases d’instabilité politique, signe que les tensions sont toujours présentes dans le pays, qui n’est pas encore à l’abri de nouvelles conflictualités internes.
L’action de Didier Drogba et des autres joueurs ivoiriens en 2005 a montré que le football pouvait toucher la sensibilité des hommes là où la politique ne le peut. En quelques matches et avec quelques mots bien trouvés, les Eléphants ont ravivé un sentiment d’unité nationale en Côte d’Ivoire que bon nombre de présidents et ministres avant eux n’avaient su transmettre. Drogba a reçu de nombreuses distinctions personnelles grâce à ses actions pour la paix. Il est, encore aujourd’hui, un grand ambassadeur mondial du football et du caractère pacificateur et profondément social de ce sport, qui peut faire taire les plus bruyantes des armes à feu.
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