Si aujourd’hui, avec quelques abonnements TV, il est possible de voir du foot tous les jours et ne rater aucun match de son club, il fut une époque où il fallait juste se contenter de la radio et des matchs des Bleus. Un temps où la TV était plus perçue comme un risque que comme une source de profits par les clubs avant que les instances ne saisissent tout son potentiel financier. Retour sur la grosse décennie de l’arrivée de la télévision dans le football français et ses conséquences pas toujours positives.
« Ce jour-là, nous venions leur dire: prenez les images du championnat, on vous les donne. » « On », ce sont Jean Sadoul, président de la ligue nationale de football (LNF, ancêtre de la ligue de football professionnel, LFP) et Jean-Claude Darmon son directeur de promotion, qui raconte l’anecdote. Oui, vous avez bien lu. Nous sommes à l’automne 1976, et la LNF se déplace au siège d’Antenne 2 (future France 2) pour lui offrir gratuitement les droits télé des résumés de matchs de la première division. Et les dirigeants de la chaîne publique vont… les snober.
À l’époque, les choix en matière de sport sur la deux se résument à deux personnages charismatiques : Robert Chapatte, la voix du cyclisme et Roger Couderc, celle du rugby. Il n’y a pas vraiment de service des sports et les journalistes sont plus ou moins décisionnaires de ce qu’ils veulent diffuser. Thierry Rolland y commente le rare football diffusé, pas encore associé à Jean-Michel Larqué qui termine sa carrière de joueur.
Chapatte hésite. Couderc, déjà soucieux de défendre la place du rugby face au football, est résolument contre: « Ça n’intéressera personne. Tout le monde s’en fout de voir des buts les uns après les autres… » D’autant plus que le format de l’émission proposée impose de payer l’envoi de dix équipes techniques simultanément aux quatre coins de l’hexagone, ce qui laisse dubitatif quant au retour sur investissement.
Il faut dire qu’à l’époque, la TV reste réservée aux grandes occasions dans le foot. Matchs internationaux, finale de Coupe de France, de Coupe d’Europe des clubs champions et éventuels matchs européens des clubs français s’ils atteignent le printemps.
Pour le reste, suivre son club se résume à aller au stade, écouter la radio (les multiplex d’Europe 1 et RTL naissent à cette époque) et lire la presse écrite, ce qui permettra à France Football d’être la voix qui compte dans le ballon rond hexagonal.
Pourtant, Sadoul et Darmon ont besoin de la télévision. Non qu’ils espèrent faire de l’argent en vendant les droits. Mais les sponsors (on parle encore de réclame à l’époque) sont réticents à payer de la publicité sur le maillot ou les panneaux de bord de terrain en sachant que ce ne sera vu que par les spectateurs présents au stade. Et même de ce point de vue, Fernand Sastre, président de la fédération à l’époque, est réticent. Selon lui, la télévision va vider les stades alors que la billetterie représente 80 % des recettes.
Darmon sent pourtant que la télé présente un potentiel important et presse Sadoul de persister. Après l’échec avec Antenne 2, les deux dirigeants de la LNF obtiennent un rendez-vous avec Georges De Caunes, chef des sports de TF1. Si lui aussi se montre hésitant, Sadoul sent pourtant qu’il a des chances de le convaincre. Poussé par certains membres de sa rédaction et rassuré par le succès d’Auto-Moto, première émission magazine ayant trait au sport sur la chaîne et lancée en 1975, De Caunes finit par accepter.
En août 1977, le conseil d’administration de la LNF entérine la vente des résumés vidéos des matchs à TF1 pour une période d’essai allant de septembre à décembre de la même année. La LNF interdit la diffusion avant 22h30 (pour éviter que les gens ne privilégient la télé au stade). Et le 16 septembre 1977, le premier numéro de l’émission a lieu. Il revient sur les matchs européens de la semaine écoulée pour les clubs français ainsi que la dernière journée de championnat. Jean Vincent, l’entraîneur du FC Nantes, sera le premier invité.
La première émission de l’histoire de Téléfoot
Sous l’impulsion de son présentateur Pierre Cangioni, l’émission est baptisée Télé Foot 1, pour coller aux initiales de la chaîne, puis finit par trouver son nom définitif : Téléfoot. L’émission lancera la carrière d’une quantité conséquente de journalistes encore en fonction aujourd’hui, dans le sport ou ailleurs : Didier Roustan, Christian Jeanpierre, Hervé Mathoux, Pascal Praud…
Dès le début, les audiences cartonnent. Et la période d’essai devient rapidement un bail à long terme avec une augmentation des droits reversés à la LNF et, donc, aux clubs. Seulement soucieux à l’origine d’offrir une meilleure exposition médiatique à des sponsors frileux, Sadoul et Darmon viennent de mettre la main sur une poule aux (très gros) œufs d’or.
L’émission entre définitivement dans la culture populaire en 1981. Désireux de faire une chanson dénonçant la bêtise de certains programmes télé, le chanteur Renaud écrit des paroles où il se place dans la peau d’un passionné de foot obligé de subir tout un tas d’émissions qu’il n’aime pas en attendant son programme préféré. J’ai raté Téléfoot devient un de ses titres les plus célèbres.
La révolution Canal +
Alors que Téléfoot est devenue une émission bien installée dans le paysage, une autre innovation télé va bientôt bousculer le monde du football : la télévision à péage permettant la diffusion de matchs en direct.
Elu en 1981, François Mitterrand annonce au début de l’été 1982 qu’il ouvre la porte à la création d’une quatrième chaîne qui viendrait s’ajouter à TF1, Antenne 2 et FR3, mais sans en préciser les contours. Quelques semaines après, André Rousselet, directeur de cabinet du Président de la République, quitte son poste pour prendre la présidence du groupe Havas. Il y découvre alors un projet auquel le groupe semble n’accorder pas plus d’importance que cela. Le projet d’une chaîne accessible uniquement sur abonnement et permettant, pour un prix mensuel équivalent à une séance de cinéma pour quatre personnes, d’accéder à tout un ensemble de spectacles normalement inaccessibles de chez soi : cinéma récent, musique… et sports. Rousselet décide de mettre une équipe au travail sur ce projet et profite de ses relais au sein de l’Elysée pour pousser son projet.
La diffusion de sports, à commencer par le football, est au cœur du projet. Rousselet recrute comme directeur général Pierre Lescure et constitue une rédaction sports autour de Charles Biétry, débauché au service des sports de l’Agence France Presse, et de Michel Denisot qui a notamment présenté… Téléfoot.
Rendez-vous est donc pris avec Sadoul et Darmon pour négocier le montant des droits. Les deux duettistes de la LNF exigent 250 000 francs par match. Rousselet, demande un rabais. Mais entre-temps, la LNF a réuni, sous le nom de commission audiovisuelle, une assemblée des clubs qui a conclu non seulement que 250 000 n’était pas assez mais qui exige désormais le double.
Dans les deux camps, on vogue à vue. Les dirigeants de Canal ne savent pas forcément combien d’abonnements le foot peut rapporter et préfèrent rester prudents sur les engagements financiers. Et Sadoul est aussi conscient que se montrer trop gourmand peut finir par faire capoter l’affaire. Un arrangement est donc trouvé sur 250 000 francs par match auquel Canal + rajoutera un bonus proportionnel à son nombre d’abonnés.
Une fois réglé le problème des droits, reste à se préoccuper des moyens techniques. Même si l’expérience est une première, Biétry comprend vite qu’un téléspectateur qui a payé un abonnement sera forcément plus exigeant qu’avec une chaîne gratuite. Denisot est du même avis et pense avant tout que cela passe par le recrutement d’un réalisateur innovant : « Ces plans larges où on voyait mieux la cathédrale que les joueurs sur le terrain, ça me tuait. » Il trouve alors la perle rare en la personne de Jean-Paul Jaud, un réalisateur travaillant parfois pour Téléfoot qui est la cible permanente des vieux grognards de la presse avec ses idées innovantes trouvées dans les sports US : caméras multiples placées dans des endroits inédits (dans les cages, notamment), ralentis fréquents, zooms améliorés… Si les abus d’artifices visant à faire entrer le téléspectateur sur le terrain suscitent aujourd’hui quelques crispations*, c’est révolutionnaire pour l’époque. Et le 9 novembre 1984, FC Nantes-AS Monaco devient, pour l’éternité, le premier match de première division diffusé en direct et le premier évènement sportif diffusé par Canal +. Alors que l’avenir de la chaîne est incertain et que de nombreuses rumeurs prévoient sa faillite en quelques mois, sa manière révolutionnaire de diffuser le sport lui assure un succès grandissant : « Un jour, je buvais un verre dans un bar, raconte Jean-Paul Jaud, et j’ai entendu un type dire à ses potes « Vous avez regardé le match sur Canal hier soir ? On aurait dit du Lelouch… » Cette référence au cinéma prouvait qu’on avait trouvé le ton juste et qu’on allait gagner. »
Très vite, les montants sont renégociés à la hausse. Mais trop vite, les sommes en jeu génèrent des comportements déraisonnables.
Une télé vitale, pour le meilleur et surtout le pire
Les nouvelles ressources financières des clubs aboutissent très vite à une course à l’armement avec divers chefs d’entreprises qui décident de se payer un club de football comme on se paie une danseuse. Les enchères montent. Au Racing Paris, pourtant en division trois quelques années plus tôt, Jean-Luc Lagardère recrute Luis Fernandez, Maxime Bossis et l’Allemand Pierre Littbarski pour des montants déraisonnables (Fernandez était le joueur le mieux payé du championnat). A Marseille, Bernard Tapie monte lui aussi une équipe de top niveau. Persuadés d’arriver à honorer leurs engagements salariaux par la grâce de droits TV en augmentation exponentielle (le contrat Téléfoot passe de 12 millions de Francs par an en 1984 à 45 millions en 1987), de nombreux présidents présentent des budgets déficitaires, tablant sur les renégociations avec TF1 et Canal + ainsi que sur une qualification en Coupe d’Europe.
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Dans un débat télévisé demeuré célèbre diffusé en 1988 et organisé par le journaliste Claude Serillon, un avocat trentenaire relativement peu connu à l’époque, cumulant les fonctions de maire de Valenciennes et de président du club de football de la ville, essaie de faire entendre raison au monde du football. Son nom : Jean-Louis Borloo, futur ministre dans les gouvernements Raffarin, De Villepin et Fillon. « Nous sommes dans une logique ahurissante, les clubs vivent au-dessus de leurs moyens. On est dans un phénomène d’accélération et je crois que l’on aura beaucoup de mal à décélérer. Je suis très inquiet, je ne sais pas comment tout cela va se terminer. »
L’ensemble des participants ne piperont mot ou lui riront carrément au nez. Darmon en tête : « Tout ceci est archi faux. Nous avons des recettes extrasportives très importantes. On est loin d’être des clodos. » Le problème, que Darmon refuse d’admettre, n’est pas l’augmentation des recettes, qui est en effet, et en grande partie grâce à lui, conséquente. C’est surtout l’augmentation des dépenses dans des proportions bien plus importantes.
L’avertissement de Borloo restera lettre morte. Et pourtant, dans les sept années qui vont suivre, cinq clubs de première division connaîtront la faillite : Toulon, Brest, le Matra Racing, Bordeaux et Marseille. Si le déclencheur fût parfois un autre évènement, (l’affaire VA-OM dans le cas de Marseille), la course aux armements générée par une augmentation des recettes que certains présidents croyaient infinie y a clairement contribué.
Alors même que cette ressource n’existait pas une grosse dizaine d’années avant, les droits télé sont devenus, à la fin des années 1980, une ressource vitale tant l’économie des clubs s’est basée dessus en seulement dix ans. Et ce alors que les acheteurs potentiels sont rares, voire dans une situation de quasi monopole dans le cas de Canal + pour les matchs en direct. Les années 1990-2000 amèneront ensuite le pay per view, et une nouvelle croissance stratosphérique des droits générée par une concurrence entre diffuseurs. Mais ceci est une autre histoire.
*Sur ce sujet, lire Le match de football télévisé de Jacques Blociszewski.