Pour sa huitième édition, la Coupe du monde se dispute en Angleterre, pays inventeur du football depuis les Cambridge rules de 1848. Le tournoi se termine en apothéose pour les Three Lions, vainqueurs à Wembley. « Football‘s coming home » auraient pu entonner les fans, si ce chant avait été inventé plus tôt (la première version date de 1996). Côté français, cette compétition s’est soldée par un échec que l’on préfère oublier. Pourtant, les Bleus avaient le potentiel pour faire mieux. Alors, que s’est-il passé ?
Le football français en plein marasme
Au milieu des années 1960, le foot français est en pleine traversée du désert. Un trou noir, qui a débuté en 1960 et qui ne s’achèvera qu’en 1976, grâce à l’épopée des Verts. En juillet 1960, les Bleus terminent derniers de la première Coupe d’Europe des nations, l’ancêtre de l’Euro. Après cette déroute, ils enchaînent sur 2 échecs en qualification, pour la Coupe du monde 1962 (éliminés par la Bulgarie) et pour la Coupe d’Europe des nations 1964 (éliminés par la Hongrie).
Pour ce qui est des clubs, c’est du même acabit. La France est classée quatorzième nation à l’indice UEFA en 1965 et seizième en 1966. Les défaites au premier tour des coupes d’Europe sont monnaie courante. Au point que la demi-finale de Coupe des coupes jouée par l’OL en 1964 paraît anachronique. Pour illustrer la médiocrité du foot hexagonal, qui dit mieux que la défaite de 1965 de l’AS Saint-Etienne au premier tour de la Coupe d’Europe des clubs champions ? Champions de France en titre, les Foréziens touchent le fond, c’est le cas de le dire, en subissant la loi du FC La-Chaux-de-Fonds, modeste champion de Suisse.
On l’aura compris, la morosité s’est installée en lieu et place de l’euphorie des années 1950. Qu’elles paraissent loin les grandes années de Reims et son football champagne… Et quel contraste entre les Bleus des sixties et leurs glorieux ainés de 1958. La France manque de talents, orpheline de Kopa, Fontaine, Jonquet, Piantoni.
Henri Guérin, faute de mieux
Dans ce contexte maussade, Henri Guérin est nommé sélectionneur en 1964. Il entre instantanément dans l’histoire en étant le premier sélectionneur unique des Bleus. Avant lui, la sélection était faite par un comité, qui déléguait la direction de l’équipe à un entraîneur. Ce système ubuesque diluait les responsabilités. Et, surtout, il sapait d’office l’autorité du coach, presque considéré comme un prestataire subalterne.
Détenteur des pleins pouvoirs, Guérin entame donc l’année 1964 avec l’objectif de qualifier la France à la World Cup 66. Mais, qui est Henri Guérin ? Défenseur besogneux, il est international à trois reprises à la fin des années 1940. Une fois retraité, il embrasse une piteuse carrière de coach. D’abord, il ferraille dans les bas-fonds de la D1 avec Rennes. Ensuite, il signe à Saint-Etienne qu’il mène tout droit en D2. Raison pour laquelle il est limogé en 1962, avant même que la saison ne soit finie. C’est donc un entraîneur sans crédit que la FFF désigne comme sélectionneur. Ce choix en dit long sur l’attractivité du poste à l’époque.
Le réalisme à l’ordre du jour
Pour mener à bien la mission qualification, Guérin se penche avec pragmatisme sur ces Bleus malades. Son diagnostic ? Il n’y a pas de joueur de classe. Son traitement ? Construire un collectif solide et difficile à manier avec un effectif rajeuni. La méthode ? Il choisit une version prudente du 4-2-4, système le plus répandu à cette période. Il s’appuie sur une défense basse, une doublette travailleuse au milieu et des joueurs dynamiques en attaque, capables de se projeter vite vers l’avant.
Ce choix d’un football réaliste accroît le désamour du public pour l’équipe de France. A cette époque, le Français moyen n’est pas un supporter et encore moins un connaisseur du football. Pour aimer son équipe, il a besoin de victoires mais aussi d’émotions et de flamboyance. Dépourvus de ces ingrédients, les Bleus de Guérin ne séduisent pas ce footix d’antan.
A l’inverse, les masses et la presse s’enthousiasment pour les cyclistes Anquetil et Poulidor, les skieurs Goitschel et Killy, le demi-fondeur Jazy, le navigateur Tabarly. Les Français aiment ces héros charismatiques. C’est une caractéristique que l’on retrouve en politique où le général De Gaulle incarne cet homme providentiel auquel le peuple se lie. Revenu aux affaires en sauveur en 1958, il est réélu en 1965, avec des pouvoirs renforcés par la Vème République. Malgré les difficultés de la décolonisation, le grand Charles cultive la grandeur et l’indépendance de la France, au nez et à la barbe des géants américains et soviétiques. Ce culte de la personnalité trouve son écho dans le sport, mais pas dans le football. Trop lisses, trop sobres, trop médiocres, Henri Guérin et ses joueurs ne soulèvent pas les foules.
Des Bleus cohérents et un duo prometteur
Débutés en 1964 dans l’indifférence et le scepticisme, les premiers matchs de qualification pour la World Cup sont sans surprise en terme de contenu. Certes, en France, la mode est au twist et aux yéyés qui monopolisent les ondes de Salut Les Copains. Mais, le jeu des Bleus, lui, n’a rien de rock’n’roll. Guérin s’attelle à remodeler la défense, en installant les néo-internationaux Bosquier (défenseur central), Djorkaeff (latéral droit) et Aubour (gardien). Associés aux « anciens » Chorda (latéral gauche), Herbin et Artelesa (milieux), ils forment un ensemble hermétique. Ainsi, sans brio mais avec sérieux, la France se rassure en faisant le plein de points face aux petites nations, la Norvège et le Luxembourg. Mais, pour passer l’été 66 outre-Manche, elle doit éliminer la Yougoslavie, mastodonte du foot européen de l’époque.
Au match aller, les Bleus sont défaits au Marakana de Belgrade (1-0). Au retour, en octobre 1965, une victoire assurerait quasiment la qualification car les Slaves ont laissé des plumes en Norvège. Un match qui réveille le public, excité par cette France qui se remet à gagner. D’autant plus que l’attaque fait enfin saliver, avec une association inédite en pointe : Combin-Gondet. Contre les Yougoslaves, Nestor Combin, arrivé en Europe en provenance d’Argentine en 1959, honore sa cinquième sélection, grâce au passeport français obtenu un an plus tôt. Buteur insatiable, « la Foudre », dotée d’une grosse frappe, fait les beaux jours de la Juventus Turin, après avoir fait ceux de l’Olympique Lyonnais. A ses côtés, Philippe Gondet vit sa première cape sous le maillot au coq. Etincelant avec Nantes, il finira cette année-là meilleur buteur du championnat avec 36 buts.
France-Yougoslavie, match référence
Dans un Parc des Princes plein comme un œuf, le match est âpre. C’est l’occasion pour Thierry Roland, jeune commentateur mais déjà chauvin, de fustiger l’arbitrage et la virilité des Yougoslaves. Sur le plan du jeu, la technique des Plavi se heurte à la hargne des Bleus. Malgré le virtuose Šekularac et le redoutable Džajić, l‘arrière-garde française contrôle l’attaque balkanique. En seconde période, les Bleus tiennent le rythme et prennent le dessus physiquement. La délivrance arrive à la 77ème minute sur un exploit personnel de Gondet : au duel avec deux adversaires, il récupère le ballon à 40 mètres du but adverse, il avance, efface un défenseur et arme une frappe tendue du gauche qui fait trembler les filets. Magnifique !
Avec cette victoire synonyme de ticket pour Londres, la versatile opinion publique bascule dans un optimisme inattendu. Elle se met à croire en cette équipe solidaire et elle voit en Philippe Gondet le facteur X, celui qui fait la différence. Elle révise aussi son jugement sur Henri Guérin, qui a gagné du crédit. Décrié quelques semaines auparavant, il est celui qui a remis de l’ordre dans la maison bleue, qui, sait-on jamais, pourrait créer la surprise en juillet 1966.
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Le (sur)entraînement physique en guise de préparation
Pour la préparation pré-Coupe du monde, la FFF choisit d’installer ses quartiers à l’Hydro Hotel, établissement cosy de Peebles, petite ville du sud de l’Ecosse. Dans un cadre bucolique où le fog domine même en plein mois de juin, les joueurs, après leur longue saison en club, espèrent récupérer. Que nenni ! Guérin entame un travail physique intensif, bien que la compétition soit proche. Lucien Muller, milieu de terrain, se souvient : « Le lendemain de notre arrivée en Ecosse, on a commencé l’escalade de la colline : du cross, encore du cross, et toujours du cross. On était crevés. C’était grotesque mais je ne disais rien ». Cette préparation commando laisse des traces et casse l’enthousiasme. Gondet, pour bien faire, a les adducteurs qui sifflent et s’entraîne en serrant les dents.
« On va jouer le béton ! »
Sur le plan tactique, Guérin entreprend, on se demande encore pourquoi, de chambouler l’équilibre trouvé quelques mois avant. Affublé des deux co-entraîneurs choisis par la fédération, il se met à débattre du système de jeu avec les joueurs, sous les yeux des envoyés spéciaux dépêchés sur place. Des discussions animées voire houleuses car ses adjoints sont d’avis radicalement différents. D’un côté Robert Domergue prône une défense en ligne et en zone, alors que Lucien Jasseron est un adepte du marquage individuel. Guérin, ultime décideur, met fin aux joutes verbales et tranche : « On va jouer le béton ! ». Il reprend à son compte l’expression de Robert Accard, entraîneur du Stade Français des années 1930 et apôtre d’un football défensif et rustique.
En pratique, Guérin opte pour un passage du 4-2-4 au 1-4-2-3. Il retire un attaquant au profit d’un libero, joueur libre qui apporte une sécurité supplémentaire, derrière les 4 défenseurs dévolus au marquage individuel. Il choisit Artelesa, habituel milieu de terrain, pour remplir ce rôle. Optimiste mais naïf, le sélectionneur compte roder sa nouvelle formule lors des trois matchs amicaux organisés contre des amateurs écossais. Trois tests en trompe-l’œil qui se terminent sur des scores fleuves en faveur des Bleus. Mais, les larges victoires acquises contre ces équipes en bois ne convainquent personne et surtout pas les joueurs. Aubour, le gardien de but :
« La préparation a été dramatique. On n’a jamais disputé un match important. Nous nous sommes préparés contre des paysans qui travaillaient dans les champs. On leur collait 10 à 0 et ils étaient heureux ! Alors qu’on aurait pu rencontrer des sélections comme l’Ecosse ou une autre. Ce n’était pas une manière de préparer une Coupe du monde. »
La mode du catenaccio
Pourquoi Guérin change-t-il de tactique à la dernière minute, quelques jours avant le tournoi mondial ? Probablement par ambition. Grisé par la qualification obtenue aux forceps, il rêve d’atteindre la demi-finale, histoire d’égaler les anciens de 58. Sans idée géniale pour parvenir à ses fins, il copie la meilleure équipe du moment. Cette équipe, c’est l’Inter Milan et son jeu ultra défensif. Son catenaccio met en scène un axe défensif compact, des latéraux volants et un trio d’attaque qui maîtrise l’art du contre. Cornaqués par Helenio Herrera, les nerazzurri raflent trois Scudetti et deux Coupes des clubs champions entre 1963 et 1966.
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A posteriori, il serait facile de blâmer Guérin, de fustiger son conformisme, de critiquer son manque de personnalité. Mais, si l’on se retourne sur l’histoire du foot hexagonal, on se rend compte que le sélectionneur français est conservateur plutôt qu’innovant, qu’il est un suiveur plutôt qu’un inventeur. Blanc, Boulogne, Deschamps, Domenech, Dugauguez, Houiller, Jacquet, Lemerre, Platini, Santini sont dans cette lignée, dans laquelle s’inscrit aussi Henri Guérin. Et dans cette liste, Batteux et Hidalgo, les pères du beau jeu et du carré magique, sont les exceptions qui confirment la règle.
Le jeu des autres
Pourtant, quitte à être influencé, y avait-il d’autres modèles que celui d’Herrera ? Guérin aurait-il pu faire évoluer son équipe autrement ? Oui, évidemment. Le début des sixties est une période de forte créativité: la Nouvelle Vague au cinéma, le rock anglo-saxon, le pop-art, la contre-culture hippie. En football aussi, les innovations foisonnent. Le jeu à la nantaise d’Arribas domine la D1 avec son marquage en zone et son collectif en mouvement. Outre-Quiévrain, Pierre Sinibaldi, le chantre de la défense en ligne, fait d’Anderlecht un cador européen. Derrière le rideau de fer, en URSS, Viktor Maslov invente le 4-4-2 avec pressing haut. En Angleterre, Ipswich et ses wingless wonders (les merveilles sans ailes) remportent la League en jouant sans ailier. A Amsterdam, le totaalvoetbal émerge sous la férule de Rinus Michels.
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La Coupe du monde torpillée en deux jours
Quoiqu’il en soit, hermétique à ce tourbillon d’idées séduisantes, la France aborde la Coupe du monde recroquevillée en défense, sans maîtriser son nouveau système de jeu. Pour couronner le tout, la préparation physique a éreinté les troupes à défaut de les régénérer. Mais, Guérin mise sur l’odeur de la compétition pour raviver la flamme des qualifications. Et il croit en sa bonne étoile depuis que le tirage au sort des groupes lui a octroyé les abordables Mexique et Uruguay, en plus de l’intouchable Angleterre.
Le 13 juillet, la France affronte le Mexique à Wembley, avec la victoire comme objectif affiché. Mais claironner n’est pas gagner. Le match est une purge technique qui voit el Tri rivaliser d’égal à égal. Et ce qui devait arriver arriva. Cerné par plusieurs défenseurs, Borja s’extirpe du marquage et bat Aubour de près. Une première fissure dans le béton français. Menés, les Bleus se montrent incapables d’étouffer l’adversaire. Comme un symbole, Combin erre au poste d’ailier. En pointe, Gondet, coupé du reste de l’équipe, n’a rien à se mettre sous la dent. Heureusement, un belle frappe d’Hausser offre le point du match nul aux Bleus. Et préserve les chances de qualification.
Le 15 juillet, après une seule journée de repos, c’est au tour de l’Uruguay de tester le verrou bleu. Un verrou que Guérin a trafiqué en concoctant un 4-3-3 inédit. La France a la chance de marquer rapidement sur un penalty imaginaire, sifflé pour une faute hors de la surface. Piquée au vif, la Celeste pose sa main sur le match pendant 30 minutes, le temps de marquer deux buts. A chaque fois, le marquage à la culotte des Bleus est pris à défaut par la mobilité des sud-américains. En deuxième mi-temps, le score ne bouge plus et les Français rentrent au vestiaire têtes basses. Le volubile Aubour s’énerve : « On joue comme des cons ! ». La World Cup des Bleus, débutée deux jours avant, est finie avant l’heure. Pour se qualifier, il faudrait battre l’Angleterre par plus de 2 buts d’écart dans le troisième match : une mission impossible, tant les Tricolores sont médiocres.
Angleterre-France, le chant du cygne des Bleus
Cinq jours plus tard, c’est une France démobilisée qui retrouve Wembley et ses 98 000 spectateurs pour jouer les victimes expiatoires face aux Three Lions. Guérin se montre têtu, faisant ainsi honneur à sa région d’adoption, la Bretagne. En effet, il reconduit les mêmes joueurs, à une exception près. Si le schéma tactique est inchangé sur le papier, il n’en est rien sur le terrain. Perdu pour perdu, les joueurs désobéissent et décident de jouer la zone et la ligne. Un acte de rébellion qui porte ses fruits : les attaquants anglais sont pris au piège du hors-jeu à maintes reprises. La rencontre prend une tournure épique entre le favori qui balbutie son football et son challenger qui s’enhardit. Au jeu direct et aérien des Britanniques, les Tricolores opposent une bonne circulation de balle, agrémentée de la combativité qui a manqué lors des deux premiers matchs.
S’il fait plaisir au public londonien, le baroud d’honneur des Bleus a l’élégance de ne pas troubler le storytelling du tournoi. Non sans souffrir, les Anglais gagnent le match 2-0 et continuent allègrement leur quête du trophée Jules Rimet. On pourrait insister sur les faits de jeu qui ont fait basculer la partie. Evoquer le premier but de Hunt entaché d’un hors-jeu flagrant. Déplorer qu’Herbin ait boité tout le match après un coup asséné par Nobbie Stiles à la sixième minute. S’indigner contre le second but, encaissé à 10 contre 11, après que le récidiviste Stiles, boucher répondant au doux surnom de Toothless Tiger (Tigre sans-dents, ndlr), ait découpé Jacky Simon. Mais, cet été 1966, rien ne pouvait se mettre en travers des Anglais et surtout pas les arbitres. C’est bien lors des deux premiers matchs calamiteux que les Bleus ont creusé le tombeau de leurs ambitions.
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Guérin cloué au pilori
En France, l’honorable défaite face aux rosbifs n’efface pas la honteuse prestation d’ensemble. Le grand public se détourne des Bleus, préférant s’adonner au culte de la lose autour de Poulidor, encore troisième du Tour et au sommet de sa popularité. A la FFF, c’est le temps des règlements de comptes. Les langues se délient et accablent le sélectionneur, mais Guérin déclare : « Je ne démissionnerai pas ». Deux mois après, la FFF se charge de l’évincer et met en place une nouvelle commission de sélection, qui désigne la paire Snella-Arribas pour diriger l’équipe. Un choix discutable, mais ça, c’est une autre histoire…
Un déficit de convictions tactiques, des erreurs de management, une préparation ratée ont mené l’équipe de France à la déroute en 1966. Une débâcle qui s’avérera dure à surmonter, puisqu’il faudra attendre 1978 et le tandem Hidalgo-Platini pour revoir les Bleus dans un grand tournoi.
Sources :
- Histoires de coupe du monde, Patrick Lemoine, Europe 1.
- 1965, une année dans le siècle, Bruno Colombari, chroniquesbleues.fr.
- 1966, une année dans le siècle, Bruno Colombari, chroniquesbleues.fr.
- Footballia.net, France-Yougoslavie 1965, France-Uruguay 1966, France–Angleterre 1966.
- Eloge des coiffeurs, Vincent Duluc, éditions Marabout.
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