Dès son origine, le football s’affirme comme un loisir éminemment masculin. Dans les années 1860, ce sport devient un nouveau moyen de sociabilité masculine permettant à ces derniers de s’affranchir de l’emprise conjugale et familiale. Les sociologues Norbert Elias et Eric Dunning définissent les pratiques sportives comme des « fiefs de la virilité ». A cet égard, le football, aussi bien sur le terrain, que dans les tribunes, est un monde dominé par le masculin et encore plus dans l’univers particulier des ultras, ces fervents supporters, abusivement représentés par l’imaginaire collectif comme une masse d’hommes violents, un fumigène dans la main gauche, une bière dans l’autre. Toutefois, ce monde à dominance masculine est plus complexe qu’il n’y parait et les généralisations excessives doivent être évitées. Ainsi, quelle place consacre-t-on aux femmes dans un milieu trop souvent considéré comme l’apanage des hommes ?
En Italie, le « miracle économique » du début des années 1960 fait naitre de nouveaux phénomènes d’industrialisation et de modernisation, favorisant un enrichissement des classes populaires allant de paire avec une scolarisation des masses. Le pays, longtemps dirigé par des institutions archaïques, change radicalement de visage. Toutefois, la fin de la décennie emprunte un nouveau tournant donnant lieu aux « années de plomb », années marquées par de vives tensions politiques et actes de violence sans pareille, se superposant aux contestations étudiantes qui agitent l’Europe entière.
Au coeur de cette agitation qui secoue le pays, la figure de l’ultra émerge et s’exporte rapidement dans le reste des pays voisins, à l’exception de l’Angleterre où le mouvement hooligan est ancré depuis déjà quelques années. L’Ultra est un fervent passionné de son club, qui se distingue du simple supporter par le caractère intense, voire excessif, et spectaculaire de son soutien. En effet, du latin ultra (au delà) cette catégorie de supporters dépasse la mesure et la norme.
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Ainsi, l’augmentation du niveau de vie des classes populaires, offrant des conditions de vie plus favorables aux travailleurs ainsi qu’aux étudiants, éveillent chez ces derniers un profond désir d’autonomie et de liberté qui se manifeste durant leur temps de loisirs, et notamment dans les tribunes des stades. S’adonnant à ces nouvelles activités, des jeunes hommes issus de milieux sociaux variés se regroupent autour de ce mouvement ultra, mouvement matérialisant un sentiment d’appartenance à un groupe, à des valeurs, des pratiques, ainsi qu’à une classe d’âge en manque de reconnaissance. Véritable expression populaire, ces mouvements révèlent un paradoxe profond puisqu’ils critiquent la société de consommation de laquelle ils ont émergé. Football et politique étant intrinsèquement liés, les gradins des stades deviennent des tribunes de contestations politiques et sociales, aussi bien qu’un spectacle de masse.
Les années 1970 sont marquées par de violentes vagues de revendications, grèves, manifestations, actes terroristes et aux divers mouvements étudiants s’ajoutent des revendications féministes en proie à de nouveaux droits (divorce, avortement, augmentation des salaires, éducations), secouant le continent européen.
En réaction à l’oppression dont elles sont sujettes, ces dernières apparaissent dès la fin des années 1970 sur la scène des supporters, univers qui était jusque là l’apanage de la gente masculine. A titre d’exemple, des études ont été menées entre 1977 et 1979 concernant des ultras juventini et du torino, mettant en exergue la place croissante des femmes dans ce milieu. Notamment, en 1979, le documentaire Ragazzi di Stadio – Anni ’70 Ultras voit le jour, faisant de son réalisateur, Daniele Segre, le premier cinéaste à filmer les tribunes ultras dans une société en pleine mutation. En 2019, une nouvelle oeuvre est réalisée Ragazzi di stadio, quarant’anni dopo, revenant sur l’évolution leur politique, sociale et humaine de tifosi juventini de longue date.
Dès lors, le stade devient le miroir d’une société italienne, et plus généralement européenne, en pleine mutation où le postulat du genre comme phénomène biologique laisse place à celui du genre comme phénomène social, permettant au « On ne naît pas femme : on le devient » de Simone de Beauvoir de prendre tout son sens.
Une brève histoire du genre dans le monde des ultras
Cet article pousse nécessairement à s’interroger sur la construction sociale de la féminité et de la masculinité et à étudier les rapports sociaux entre les genres dans le mouvement ultra.
• Répartition des tâches du travail
Sebastien Louis, historien spécialiste du mouvement ultra, décrit le monde ultra comme une « contre-société autogérée ». En effet, cet univers est une petite société structurée et hiérarchisée où chacun a des responsabilités propres et son rôle à jouer, du capo (« tête » en italien et meneur d’un groupe d’ultras) à la fabrication d’animations visuelles, tels que des tissus, des écharpes, ballons ou encore confettis.
Très minoritaires dans les groupes ultras, les femmes y sont très largement acceptées mais occupent toutefois des places qui se distinguent de celles des hommes. Plus exactement, l’évolution des postes occupés par la gente féminine reste, dans les faits, limitée par rapport à celle de leurs pairs masculins. En ce sens, deux types d’évolution de carrières peuvent être mises en lumière: l’évolution de carrière de type ascendant, conférant à un membre un poste à plus de responsabilités, par exemple la possibilité pour un membre du groupe de devenir capo, et l’évolution de carrière de type horizontale, par laquelle les membres peuvent changer de fonction sans pour autant avoir plus de responsabilité à endosser.
D’après l’article Supporterisme et masculinité : l’exemple des Ultra à Auxerre de Stéphanie Guyon, au coeur du groupe d’ultras d’Auxerre, outre le poste de trésorière, aucune des filles du groupe n’occupe un poste à responsabilité officielle. Souvent, ces dernières se chargent de tâches considérées comme « moins valorisées » « traditionnellement dévolues aux femmes » tels que le nettoyage du local, les courses, la cuisine, la couture (étendards, banderoles et drapeaux) ou enfin le dessin. Dans cette contre-société que représente le monde ultra, il existe donc bien une forme de division sexuelle du travail. Bien entendu, tout constat doit rester mesuré car assurément, toutes les filles ne participent pas nécessairement à ces tâches et les garçons n’en sont pas moins écartés.
Le genre peut ainsi être un un critère dans l’évolution des carrières mais il ne s’agit pas là d’une vérité absolue et la distribution des rôles est également fortement conditionnée par d’autres critères tels que l’âge, l’ancienneté et bien évidemment le degré d’investissement du membre dans le groupe. Le journaliste Mickaël Correia, dans son ouvrage Une histoire populaire du football met en évidence que certaines femmes parviennent à accéder au rôle si convoité de Capo, notamment dans la Curva Sud de Milan ou encore le FC Reggio Emilia. Toutefois dans la grande majorité des cas, bien que les filles actives bénéficient de la même reconnaissance que les gars du groupe, plus rares sont celles sont qui accèdent à des postes à haute responsabilité.
• Espace social genré ?
L’ultra est un acteur à part entière du match de football, on le décrit même comme un « professionnel du spectacle ». Chaque geste est réfléchi, chaque chorégraphie répétée, chaque place consciencieusement attribuée au point que dans les tribunes également, l’espace peut être fragmenté entre les genres.
Souvent, les premiers rangs sont réservés aux membres masculins les plus investis et les plus à même de porter le groupe, motiver les troupes. En ce sens, et bien que l’exemple soit extrême, lors d’un match opposant la Lazio-Naples en aout 2018, des tracts ont été distribué dans l’enceinte du Stadio Olimpico interdisant aux femmes, réduites à leur rôle de copines ou d’épouses, de s’installer dans les 10 premières rangées de la Curva Nord, décrites par les ultras comme « un espace saint » ou encore « des tranchées » dont elles doivent être écartées. Le tract est signé « Executif Diabolik Pluto » et son auteur serait certainement Fabrizio Piscitelli, un des leaders des Irriducibili, souvent surnommé « Diabolik » par les médias italiens.
Cet exemple dépeint une vision toujours très patriarcale et particulièrement façonnée du supportérisme sous le prisme du fascisme d’hier et bien que cette vérité de division de l’espace n’est pas absolue elle reste malheureusement un phénomène assez commun.
« Nous prenons nos distances avec les Laziali qui ne donnent pas la juste valeur du virage nord avec un comportement inapproprié, nous prenons nos distances avec ceux qui, par leurs gestes et leurs mots, ne se souviennent pas qu’ils ont été mis au monde par une femme. » Supportrice de la Lazio
Face à ce texte déshonorant, plusieurs voix féminines se sont élevées pour dénoncer ce traitement dégradant et profondément misogyne. Par le biais d’une lettre anonyme « La Curva Nord è anche nostra » (« La Curva Nord est aussi à nous »), les supportrices de la Curva Nord n’ont pas manqué d’exprimer leur désarroi tout en scandant que leur place est tout aussi légitime que celle des hommes, puisque la plupart d’entre elles ont grandi dans la Curva Nord, en respectent les codes et ne s’empêcheront pas de revenir lors des prochaines parties.
Déconstruire les stéréotypes dans un univers guerrier
Globalement, la performance de l’ultra est très largement perçue comme masculine et les membres d’un groupe empruntent la figure de guerriers. Dès lors, peut-on parler de « performance de genre », selon l’expression de Judith Butler, théoricienne du genre ?
Aux attributs de force, de virilité et de courage qu’on leur associe, s’ajoutent une fidélité sans faille et la défense des emblèmes de leur maison. Symbole de leur existence, les emblèmes des groupes ultras sont sacrés et doivent être protégés des groupes ennemis à tout prix. Se faire dérober ses bâches est un sacrilège, un signe de faiblesse et d’incapacité de défendre son territoire, un signe de défaite.
Aux amitiés qui lient certains groupes ultras tels que les Magic Fans de Saint-Étienne et les Ultramarines Bordeaux ou encore Le Commando Ultra de Marseille et Ultras Tito Cucchiaroni de la Sampdoria s’ajoutent des rivalités entre divers camps (ex : la Lazio de Rome et Livourne). En effet, chaque groupe d’ultra est en « conflit » avec un ou plusieurs autres groupes, et ces tensions peuvent donner lieu à des confrontations physiques, auxquelles les femmes ne participent quasiment jamais.
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Mais cela signifie t-il qu’elles en sont nécessairement exclues ? Quelque soit la réponse à cette question, ces situations de violenza sont dans les faits réellement perçues comme des performances masculines et représentent une limite à l’implication des femmes dans certaines « activités » liées au mouvement ultra.
A cet égard, dans l’article Comment devient-on un « gars du groupe » quand on est une fille ? de Bérangère Ginhoux, lors d’entretiens avec des ultras de sexe masculin, la majorité d’entre eux auraient affirmé que « les filles n’ont rien à faire dans un groupe ultra » en raison de leur présupposée « faiblesse » ainsi que du danger qu’elles représentent pour la cohésion du groupe.
Dès le Moyen-Âge, des tirades mettant en exergue l’image de femmes tentatrices apparaissent régulièrement dans les législations conciliaires, dans les décrets du Pape et sermons encourageant l’identification de la femme à la sexualité et au pêché. L’exclusion des femmes serait liée à l’impureté de leurs corps. De tels arguments devraient avoir disparus, pourtant encore aujourd’hui certains d’entre eux demeurent. En reprenant l’exemple des Irriducibili de la Lazio, ces derniers comparaient les premiers rangs des tribunes à un espace sacré et des tranchées desquels les femmes sont nécessairement écartées.
Les comportements socialement construits et stéréotypés de ce que représente une femme, impliquent généralement que celle-ci soit douce, discrète, fragile, dans un contrôle sans faille interdisant tous types d’excès, contrairement à l’homme, autorisé à prôner une attitude aggressive, de courage et d’invulnérabilité.
Pour autant, ce constat ne doit certainement pas, et ne peut, être généralisé. La passion pour un club n’a pas de genre. La place d’un ultra se fait uniquement au mérite et certaines femmes sont devenues de véritables icônes de leur groupe et plus généralement du mouvement ultra dans son entièreté. A ce titre, Christine Vallette est l’exemple parfait de cette figure féminine ultra à l’engagement sans faille. Devenue une des responsables des ultras marseille (CU 84), Christine Vallette est une icône qui se donnait corps et âme pour son club et qui luttait avec acharnement contre les inégalités, et ce notamment contre les répressions qui touchaient le monde des ultras. Décédée le soir de Noël 2015, elle a marqué les esprits par son engagement au club et sa bienveillance.
D’autres femmes ultras se sont démarquées et Celeste Bucciarelli est l’une d’entre elles. Surnommée la « mama degli ultras » cette octogénaire est une des pionnières et leader emblématique du groupe Le Fedelissime, (groupe de supporters uniquement composé de femmes) de l’Unione Sportiva Salernitana 1919 (club de football italien évoluant en Série B). En effet, la stratégie de l’entre-soi féminin est le parfait moyen pour les femmes ultras d’affirmer leur identité propre et leur engagement à un club tout en évitant la possible pression des membres masculins.
En effet, depuis les années 1990, en Italie notamment, des groupes ultras uniquement féminins émergent tels que les URB Girls de Bologna ou les Ladies Napoli. Et, à cet égard, d’après les recherches de Mickaël Correia, « 22% des ultras de Bologne sont des jeunes femmes âgées de 22 à 24 ans et, à Turin, 18% des supporters de moins de 24 ans sont des filles. »
Au Brésil, cette pratique d’entre-soi féminin est aussi chose commune. A ce titre, le 10 juin 2017, menant un combat contre le machisme du milieu, ces dernières (dont certaines appartenant également à des groupes mixtes) se sont révoltées afin d’affirmer leur place et leur légitimité dans ce milieu, trop souvent hostile à leur égard. Revendiquant plus de droits et d’autonomie dans la prise de décisions des groupes d’associations de supporters (les Torcida Organizada) dont elles sont membres, elles combattent également pour une plus grande égalité et tolérance entre les sexes dans le stade. En ce sens, elles souhaiteraient avoir la possibilité de porter des vêtements adaptées aux températures élevées que peuvent atteindre le pays sans avoir à subir remarques et attouchements déplacés. Les tribunes deviennent le terrain de revendications féministes dépassant même le cadre sportif.
Enfin, en 2011, à l’issue de nombreux actes de violences et envahissements de terrains commis par des supporters masculins, la Fédération Turque de football (TFF) a pris des mesures afin de les sanctionner. Dans un premier temps, plusieurs matchs furent joués à huis clos. Toutefois, ne voulant pas réprimer tous les supporters, la TFF eut l’idée de refuser l’accès du stade aux hommes. Et uniquement aux hommes. C’est donc 40 000 femmes et enfants de moins de 12 ans qui assistèrent à la rencontre de championnat opposant Fenerbahçe au Manisaspor « afin de rappeler aux supporteurs la beauté et les valeurs du football » d’après un communiqué de la fédération. L’atmosphère y était joyeuse, sereine sans pour autant être moins passionnée ou frénétique.
« C’est vraiment un jour historique, […] pour la première fois dans le monde, seuls les femmes et les enfants vont voir un match de foot » – Yasemine Mercil, membre du bureau exécutif de l’équipe de Fenerbahce
Bien que ce dernier exemple ne traite pas spécifiquement des femmes ultras, il dépeint parfaitement, encore une fois, que le supportérisme n’a pas de genre.
In fine, l’hégémonie masculine dans le monde des supporters ultras n’est pas en fin de règne et la place accordée aux femmes dans ce milieu est bien trop souvent mésestimée. Leur implication, exponentielle, permet de se rapprocher d’un changement effectif de l’identité genrée des supporters du football. Une lutte pour une plus grande reconnaissance est essentielle pour le football moderne, et le monde du sport plus généralement puisque le supportérisme se conjugue aussi bien au féminin qu’au masculin.
Sources :
- Mikaël Correia, Une histoire populaire du football, La Découverte, 2020, 509 pages
- Bérangère Ginhoux, « Est-ce la fin du mouvement ultra en France ? », Mouvements, 2014/2 (n° 78), p. 103-109. DOI
- Bérangère Ginhoux, « Comment devient-on un « gars du groupe » quand on est une fille ? Carrière et combines des supportrices ultras », Agora débats/jeunesses, 2015/3 (N° 71), p. 7-21. DOI
- Stéphanie Guyon, « Supporterisme et masculinité : l’exemple des Ultra à Auxerre », Sociétés & Représentations, vol. 24, no. 2, 2007, pp. 79-95.
- Héloïse B, Le combat féministe des tribunes commence au Brésil, LaGrinta, 30 juin 2017
Crédits photos : Icon Sport