À l’évocation du terme « passion », peu de pays peuvent s’assoir à la table de l’Argentine. Nous sommes en 1993, et les Argentins sortent de deux décennies exceptionnelles : les deux premières Coupes du monde de leur histoire (1978, 1986) et leurs deux dernières Copa America (1991, 1993) en guise de palmarès. Deux décennies marquées par l’affrontement de deux philosophies encore sujettes au débat dans les barrios argentins. D’un côté, le romantique César Luis Menotti, héritier du Brésil de 1970 et adepte d’un jeu offensif et débridé, vainqueur du Mondial à domicile en 1978. De l’autre, un entraineur aux antipodes des principes de jeu « Menottistes », Carlos Bilardo. Ses équipes privilégieront la solidité et la rigueur, incarnant un style minimaliste mais efficace. Les exploits du néo capitaine Diego Armando Maradona permettront de broder une deuxième étoile sur le maillot ciel et blanc en 1986. Deux écoles radicalement opposées sur la forme, avec chacune ses partisans et ses détracteurs. Comme évoqué, ces années triomphantes sont surtout l’apanage d’un homme qui incarne mieux que quiconque la complexité et la personnalité d’un peuple; lors de cette période, Maradona place l’Argentine sur la carte du monde. Orpheline de son idole, le réveil sera difficile pour un peuple argentin encore ivre des exploits du Pibe de Oro ; oscillant entre désillusions et espoirs envolés.
1998-2002-2006 : de belles promesses non suivies de résultats
Après une Coupe du Monde 1994 marquée par la suspension de Maradona pour consommation de produits interdits, la Fédération confie les rênes de la sélection à Daniel Passarella. Adepte d’un management autoritaire – les cheveux longs, les boucles d’oreilles étaient interdits – le capitaine de l’équipe victorieuse de 1978 ne fait pas mieux que deux quarts de finale de Copa America en 1995 et 1997. Toutefois, grâce à une campagne de qualifications pour le Mondial 1998 de haute volée, Passarella est confirmé à son poste. L’Albiceleste arrive en France avec de grandes ambitions et se place naturellement parmi les favorites. Emmenée par leur capitaine Diego Simeone, l’équipe compte dans ses rangs Roberto Ayala, Javier Zanetti, Juan Sebastiàn Verón, Ariel Ortega, Gabriel Batistuta ou encore les prometteurs Hernàn Crespo et Marcelo Gallardo. Le premier tour est une formalité pour les sud-américains. 3 matchs face au Japon, à la Jamaïque et à la Croatie et autant de victoires leur assurent la première place du groupe.
Les huitièmes de finale les voient affronter l’Angleterre. Les 22 acteurs offrent un superbe spectacle au cours d’un march marqué par les exploits de Michael Owen et le carton rouge de David Beckham. À l’issue de 120 minutes intenses, le tableau d’affichage affiche toujours 2-2 et l’Argentine se qualifie pour le tour suivant aux tirs aux but (4-3). Au terme de l’un des plus beaux matchs de cette édition, les Ciels et Blancs s’avancent vers une équipe des Pays-Bas séduisante. Patrick Kluivert ouvre le score avant que Claudio Lopez n’égalise cinq minutes plus tard. Le match est indécis et aucune équipe ne parvient à prendre l’ascendant jusqu’au début du temps additionnel. Les spectateurs argentins présents au Vélodrome assistent à l’un des plus beaux buts de l’histoire de la Coupe du Monde : Dennis Bergkamp, lancé par une ouverture de plus de 50 mètres de Frank de Boer, se joue d’Ayala pour venir crucifier les doubles champions du monde. Une fin cruelle, déjà.
Marcelo Bielsa arrive à la tête de l’équipe avec comme objectif la Coupe du Monde 2002. L’Albiceleste débarque au Japon en 2002 avec une nouvelle fois le statut de favori. L’échec sera cuisant pour une équipe attrayante et impressionnante durant les éliminatoires. Embarquée dans le groupe de la mort avec le Nigéria, l’Angleterre et la Suède, l’équipe d’El Loco ne fait pas mieux que troisième de son groupe, après une défaite et un nul face à l’Angleterre et la Suède. Malgré cet échec, Bielsa est reconduit et remportera les Jeux Olympiques 2004, grâce notamment à l’explosion d’un jeune attaquant, Carlos Tévez.
Une nouvelle génération, tout juste auréolée d’un titre de champions du monde des moins de 20 ans, frappe à la porte. La sélection, désormais entrainée par José Pékerman, s’est trouvée de nouveaux cadres et compte dans ses rangs des pièces importantes de ces succès en jeunes, symbolisé par Lionel Messi et Javier Mascherano. La qualification pour la Coupe du Monde 2006 est une formalité pour un groupe sûre de ses forces. Encore une fois positionnée dans le groupe le plus relevé de la compétition, l’Argentine se défait d’une belle équipe ivoirienne (2-1). Mais c’est bien lors du deuxième match que les Argentins vont impressionner la planète football; une victoire 6-0 et une démonstration collective, symbolisée par le but d’Esteban Cambiasso, au terme d’une séquence de 24 passes. Un match exceptionnel qui placera directement cette équipe dans la course pour une troisième étoile, 20 ans après le titre de Diego. De cette équipe se dégage une supériorité collective et intellectuelle, ponctuée d’une touche de romantisme, pour ne pas déplaire aux nostalgiques des années Menotti. Qui d’autres que Juan Roman Riquelme pour incarner cette sélection qui enchante le monde entier ? Écarté en 2002, le meneur de jeu de Villarreal prend enfin la dimension que les amoureux de foot fantasmaient. Tout le monde a envie d’aimer cette Argentine aussi conquérante qu’élégante. Un dernier match nul face aux Pays-Bas lui assure la première place, avant d’affronter le Mexique en huitièmes de finale. Une victoire de justesse en prolongations (2-1) grâce au chef d’œuvre de Maxi Rodriguez, une reprise de volée pied gauche, partie se loger dans la lucarne opposée.
Au tour suivant, se dresse l’Allemagne de Michael Ballack, pays hôte. L’affiche promet, opposant les deux équipes qui ont proposé jusqu’ici le style de jeu le plus séduisant et ambitieux lors du Mondial. Après avoir ouvert le score par Roberto Ayala, Pekerman renie ses principes en replaçant Riquelme par Cambiasso, profil plus défensif, pour tenter de conserver le score. Dix minutes plus tard, Miroslav Klose égalise et envoie les 22 acteurs en prolongations. Personne ne prend l’ascendant à l’issue des 120 minutes de jeu. Vices-champions du monde en titre, les Allemands remporteront la séance de tirs au but et se qualifieront pour les demi finales. Cruelle désillusion pour des supporters argentins, déjà victimes de la Mannschaft en finale en 1990. Une équipe d’Allemagne qui va s’ériger comme la bête noire de la bande à Messi.
L’espoir suscité par l’émergence de Messi
La déception passée, l’Argentine se remet à rêver grand. L’émergence progressive de La Pulga lui rappelle le regretté Maradona. Elle atteint l’année suivante la finale de Copa America et retrouve son ennemi brésilien, mais c’est une nouvelle défaite, sans appel cette fois (3-0).
Les jeunes argentins conservent leur titre Olympique en 2008, emmenés par un excitant quatuor Messi – Riquelme – Di Maria – Agüero. Viennent les éliminatoires pour le Mondial Sud-africain. Après un bon départ, l’équipe entrevue quelques années auparavant en Allemagne est un vague souvenir. Un fond de jeu proche du néant et des résultats indignes poussent le sélectionneur Basile à la démission. La peur de manquer le Mondial est réelle. Dans cet état de détresse, la Fédération s’en remet au héros national : Maradona. Ce dernier est nommé sélectionneur sans aucune expérience au poste d’entraineur. Sa nomination interpelle les uns quand elle enchante les autres. Les résultats ne s’améliorent pas, pas plus que la qualité du jeu proposée par les coéquipiers de Mascherano, promu capitaine. L’Albiceleste se qualifie in extremis mais ne convainc pas.
Les rapports avec la presse sont tendus et rares sont ceux qui croient à un miracle en Afrique du Sud. Mais les Argentins sont superstitieux : Maradona de retour pour entrainer son successeur, tout n’est pas perdu. D’autant plus après la phase de poules qui voit l’Argentine se qualifier à l’issue de trois victoires en autant de matchs. Encore une fois opposée au Mexique, l’Argentine se rassure (3-1). Sur son chemin se trouve une nouvelle fois l’Allemagne, pour une revanche quatre ans après au même stade de la compétition. Mais cette fois-ci, les Argentins sombrent face à une Nationalelf supérieure dans tous les compartiments du jeu. Une défaite cinglante (4-0) qui marque la fin de l’aventure pour Maradona à la tête de l’équipe nationale.
Cette humiliation impose le temps de la reflexion pour une sélection alors louée pour son formidable vivier d’attaquants mais incapable de produire du jeu. Les matchs s’enchainent et l’on retrouve une équipe à nouveau séduisante, qui entame la Copa America 2011 sûre de ses forces. Toutefois, c’est à nouveau les tirs au but qui vont jouer des tours aux doubles champions du monde. L’Argentine est éliminée par le futur vainqueur de l’édition, l’Uruguay.
2014-2015-2016 : désillusions en finale
Les coéquipiers de Messi – nouveau capitaine – impressionnent en éliminatoires. Ils rêvent de remporter un troisième titre chez le voisin et rival. Profitant d’un tirage clément – Bosnie-Herzégovine, Iran et Nigeria – elle se qualifie mais son jeu inquiète et elle parait trop dépendante des exploits de son capitaine (4 des 6 buts en phase de poules pour Messi).
Fantasmée pour son arsenal offensif, c’est sa solidité défensive et son abnegation qui lui permettront d’atteindre la finale. Après une qualification arrachée au bout des prolongations par Angel Di Maria face à la Suisse, l’Albiceleste élimine la Belgique sur le même score (1-0) mais perd ce dernier sur blessure. Élément indispensable du dispositif d’Alejandro Sabella, son activité et sa justesse manqueront cruellement au collectif argentin. L’équipe retrouve les Pays-Bas, vice-champions du monde, aux portes de la finale. Au terme d’un match intense mais stérile, c’est une nouvelle fois les tirs au but qui vont décider du futur finaliste. Rarement chanceux lors de cet exercice, les argentins brisent la malédiction et se qualifient pour la finale.
Le spectre de 1986 fait alors surface; Sabella, adepte des principes de jeu de Bilardo, rêve de reproduire le même scénario d’une équipe rugueuse et dévouée à son meilleur joueur. Rio de Janeiro se pare de bleu et blanc en ce 13 juillet 2014, les argentins viennent en nombre pour vivre cette première finale depuis 24 ans dans la Cité Merveilleuse. Gagner sur le sol ennemi, quoi de plus beau et historique ? Oui mais voilà, en face se présente l’Allemagne, une fois de plus avec tous les fantômes du passé en ligne de mire. La suite tout le monde la connait. Le but de Mario Götze à la 113ème minute plongent les argentins dans le désarroi. Les regrets sont éternels et cette défaite sonne comme une fatalité pour une Argentine incapable de battre l’Allemagne en match officiel depuis 1986.
Sombrer ou se relever et aller chercher un titre continental qui les fuit depuis plus de trente ans ? Telle est l’équation à laquelle se prépare la sélection.
Tata Martino, tout juste débarqué du FC Barcelone, arrive sous l’impulsion de Lionel Messi. Un Brésil affaibli et peinant à digérer l’humiliation subie à domicile lors de la Coupe du Monde (défaite 7-1 en demi finale), une Uruguay privée de Luis Suarez et une Colombie éliminée dès le premier tour, tous les voyants sont au vert pour cette édition disputée au Chili. Surtout lorsque l’Argentine écrase le Paraguay en demi-finales (6-1). En finale, elle affronte le pays hôte, le Chili. Emmené par la génération Sanchez/Vidal et profitant de l’immense héritage laissé par le passage de Marcelo Bielsa, La Roja court toujours après son premier titre international; et à domicile, les hommes de Jorge Sampaoli résistent péniblement aux assauts argentins. Incapables de marquer un but, malgré une énorme occasion à l’ultime seconde du temps additionnel, les joueurs de Tata s’en remettent à l’exercice des tirs au but. Messi est le seul argentin à convertir sa tentative et le Chili remporte sa première Copa America. Deux défaites cruelles en finale en deux ans, la déception est grande.
Mais vient dès l’année suivante la Copa America Centenario, organisée sur le sol américain. L’armada offensive argentine impressionne tout au long du parcours. 18 buts en 5 matchs et un collectif enfin renoué lui permettent de prendre leur revanche en finale, face au Chili. De plus, Messi est au sommet de son art avec sa sélection, auteur d’une compétition époustouflante, avec 5 buts et 4 passes décisives en 4 matchs disputés avant la finale. Tout le monde voit les doubles champions du monde s’imposer. D’autant plus qu’elle domine de la tête et des épaules la finale. Mais, comme traumatisée par ses vieux démons, l’Argentine ne trouve pas la faille face à la grinta chilienne (0-0) malgré plusieurs occasions franches. Une nouvelle fois dépendante du sort des tirs au but, l’Albiceleste ne peut cette fois compter sur son capitaine, manquant sa tentative. Le Chili fait le doublé et plonge les Argentins dans un spleen démesuré. C’en est trop pour la génération Messi : «C’est dur (…) Je pense que l’équipe nationale et moi, c’est fini» prononce-t-il à l’issue d’une finale où il est apparue plus abattue que jamais. Trois défaites en finale en trois ans, le calvaire argentin continu. La retraite de sa star sera de courte durée et il reviendra quelques mois plus tard, après une campagne de mobilisation sans précédent de la part des supporters, des médias, et même de Maradona.
Une transition ratée et une reconstruction difficile
Déstabilisée par l’absence provisoire de son leader, l’Argentine a du mal en qualifications pour la Coupe du Monde 2018. Jorge Sampaoli, bourreau de son pays natal par deux fois avec le Chili, prend les rênes de l’équipe. Mais tout ne se passe comme espéré, et l’Argentine est dos au mur avant l’ultime journée de qualifications. Contraint à la victoire et non maitre de son destin, elle se déplace en Équateur la peur au ventre. Rien ne s’arrange lorsqu’elle se retrouve menée au score dès la première minute de jeu. Messi enfile alors son costume de sauveur en inscrivant un superbe triplé (3-1). Cette victoire, couplée aux mauvais résultats de la Colombie, du Pérou et du Chili, propulse les Ciels et Blancs de la sixième à la troisième place. Les supporters respirent, ils verront la Russie.
Toutefois, peu d’optimisme ressort de cet effectif, qui semble à bout de souffle et en manque d’inspiration. Une qualification difficile pour les huitièmes de finale plus tard, les argentins rencontrent la France, futur vainqueur de l’édition 2018. Au sortir d’un match spectaculaire à la faveur des Bleus (4-3), l’Argentine sort par la petite porte sans jamais avoir enchanté ses supporters. Sampaoli ne survit pas à ce nouvel échec, payant des choix parfois difficilement compréhensibles. Vient le temps de la reconstruction pour une sélection en cruelle manque d’idées et une nouvelle génération qui peine à peser au niveau international. Le mot gâchis revient à la bouche quand on pense à ces générations qui finiront sans titre, composant pourtant avec certaines des meilleures individualités de son histoire.
«Ils ont voulu privilégier le résultat mais sans s’interroger sur comment l’obtenir. Or, le résultat, c’est la conséquence, pas l’objectif. On s’y prend à l’envers parce que, sans repères, on n’a pas de résultats.» Le constat de Raynald Denoueix sonne comme une triste vérité au moment où tout le monde s’interroge sur les raisons de l’échec de la génération Messi, emmenée par des individualités à faire pâlir les sélections du monde entier. Mais le football n’est pas une somme de joueurs, et la grande instabilité au poste de sélectionneur et au sein de la fédération résonnent comme une des raisons de ce gâchis. Le peu de coordination et de cohérence dans le football argentin s’illustre dans le trou générationnel actuel. Très peu de joueurs de très haut niveau, une qualité technique qui laisse place à un jeu besogneux. La faute aux clubs également, qui forment des joueurs assez standardisés plus vite vendables aux clubs européens. La formation est ainsi accélérée pour créer des profils génériques qui généreront des résultats plus rapidement. Le résultat avant tout donc, au détriment de véritables idées de jeu et de philosophies de long terme font partie intégrante des maux du football argentin. Le football argentin est malade, sans aucun doute, mais la reconstruction est en marche. La Fédération a entamé en 2019 un projet à long terme, de manière à reconstruire son football. L’idée est de repenser le football dans son ensemble sur les dix prochaines années, avec Cesar Menotti dans le rôle de Directeur général des sélections. Se replonger dans le passé pour mieux préparer le futur ?
Sources :
- So Foot – BUTS DE LÉGENDE (8E) – LE BIJOU COLLECTIF DE CAMBIASSO
- Le Monde – Allemagne-Argentine : un avant-goût de finale
- Foot Mercato – Formation en Argentine : c’est quoi le problème ?
- Le Dauphiné – Argentine : la fin d’une génération, le début des incertitudes
Crédit photos : IconSport