Un flair, deux pieds dont la puissance égale la précision. L’archétype même du buteur qui empile les réalisations. L’attaquant parfait, le Goleador. Il a affolé les compteurs de la Ligue 1 dans les années 70. Deux décennies plus tard, il devient l’un des plus grands techniciens du continent sud-américain. Mais qui es-tu, Carlos Bianchi ?
Comme pour toutes légendes, revenons aux prémices. Alberto Ascari vient de remporter le Grand Prix national tandis qu’un décret rend l’Université gratuite. Vous l’avez compris, nous sommes en 1949, du côté de Buenos Aires. Carlos Bianchi naît, un ballon dans les pieds.
Comme beaucoup d’enfants du Cône Sud, il découvre le sport roi par le baby fútbol, une sorte de foot à 5, dédiée aux plus jeunes. Mais Carlos est différent des autres gamins. Il est myope, autant dire qu’il ne voit pas grand-chose sur le terrain. Un handicap ? Une force : « Je jouais au flair, à l’instinct », explique le porteño. Un style en une touche dans les seize mètres, la recette du but malgré une mauvaise vue.
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Efficace chez les jeunes, l’Atlético Vélez Sarsfield lui offre un contrat professionnel. Remplaçant, le frêle attaquant ouvre son compteur un an plus tard, contre Argentinos Juniors. Dans le même temps, Vélez remporte son tout premier trophée, el torneo Nacional. Le renard des surfaces monte en puissance et gagne du temps de jeu. L’année 1970 est un tournant. D’abord, puisqu’il obtient un titre qui lui collera à la peau toute sa carrière, celui de meilleur buteur du championnat. Mais aussi grâce à un autre enfant de Buenos Aires : Juan José Pizzuti. Le sélectionneur argentin lui ouvre les portes de l’Albiceleste, une première rencontre face au Paraguay. Avec la sélection, c’est sept buts en quatorze matchs. Mais pas un de plus. Son futur avec les bleus ciels et blancs est sacrifié. Encore aujourd’hui, il regrette ce « rendez-vous manqué ».
Six saisons dans le quartier de Liniers, près de la capitale argentine, où el Goleador devient le chouchou de Vélez. Les récompenses individuelles commencent à joncher son armoire, mais les titres en club ne suivent pas… La solution est toute trouvée pour combler la soif du champion : changer d’air. Il s’envole pour le Vieux Continent, tout en tirant un trait sur sa carrière albiceleste.
La bonne pioche de Robert Marion
Comment Carlos Bianchi est-il arrivé en France ? Pour comprendre, il faut se rendre rue Clovis, à Reims. Et plus précisément à l’Ouvrier Bleu, le spécialiste du vêtement de travail. Le buteur argentin n’était pas passionné par les blouses, bien que la tunique bonairienne en possède les couleurs. C’est le gérant qui nous intéresse, un certain Robert Marion. Son nom ne vous dit peut-être rien, mais il était très influent dans le football français. Deux ans plus tôt, il se rend à La Plata, en Argentine. À son retour, un dénommé Delio Onnis se trouve dans sa valise. Le buteur prolifique joue deux saisons chez les rouges et blancs.
Puis vient le mercato de 1973. Onnis s’envole pour Monaco, il y devient meilleur scoreur de l’histoire de la Ligue 1. Mais le Stade de Reims se retrouve alors sans numéro 9. Marion retente le coup. Un aller-retour à Buenos Aires, deux hommes de parole et le tour est joué : « Quand il est venu me chercher, je ne parlais évidemment pas français. Nous nous étions entendus en blanc. Le lendemain, Velez bat 4-1 San Lorenzo, le champion d’Argentine, et je marque trois buts. Il a cru que j’allais faire monter les enchères, mais j’avais donné ma parole. Les clubs espagnols me proposaient pourtant 3 ou 4 fois plus », se souvient Bianchi. Le recruteur et le joueur entretiennent une relation de confiance : « C’était un phénomène de générosité. Lorsque j’étais en France, j’avais dit à mes enfants, “s’ils nous arrivent quelque chose, c’est vers Robert qu’il faut vous tourner”. C’était un ami et je n’en ai pas 300. »
C’est émouvant, c’est sincère, mais tout n’est pas rose dans la Champagne. Ce Reims-là n’est plus celui des années 50. Seul clin d’œil, Henri Germain. Le mythique président du passé glorieux est revenu au club. L’acclimatation en terres viticoles est express pour l’Argentin. Une première saison à 30 pions, un titre de meilleur buteur en championnat : débuts rêvés. Le Stade finit même à une belle sixième place. Et l’exercice suivant démarre encore mieux. El Goleador fait la une de tous les journaux dès la deuxième journée du championnat. Reims affronte un petit nouveau, un promu qui découvre la D1, le Paris Saint-Germain. Rapidement, Bianchi inscrit un premier but. Puis un deuxième, un troisième… il en signera finalement six. Son équipe s’impose 6-1, face aux yeux hagards du coach parisien… un certain Just Fontaine.
Le Stade de Reims est premier du championnat, Bianchi au sommet de son art, Delaune croit rêver. Mais tout s’effondre. L’Argentin fait son retour au Parc des Princes, pour un match amical. Une affiche opposant Barcelone à l’entente Reims-Paris FC, « organisée pour les journalistes ». La star est alignée, et victime d’une fracture tibia-péroné. Le cauchemar de tout président de club. Sans lui, Reims s’écroule.
Un retour hors-norme
Comme tout grand champion, l’attaquant n’attendait qu’une chose : revenir. Sur ses deux jambes, le numéro 9 blanc sur tunique rouge fait son retour pour l’exercice 1976. Dans les travées de Delaune, on dit qu’il est « encore plus fort qu’avant ». C’est simple, il marque 34 buts en 38 matchs. Un retour au top niveau, au point qu’il est nommé soulier d’argent derrière Sotíris Kaïáfas, star du championnat chypriote. Une performance au service du collectif. Son Stade de Reims finit cinquième, du jamais vu depuis la belle époque.
Mais la saison suivante est un peu plus compliquée… Les hommes de Pierre Flamion flirtent longtemps avec la zone rouge. Les caisses du club sont vides. Seule satisfaction : la Coupe de France. Les Champenois se hissent en finale, contre Saint-Étienne. Encore une fois, les choses ne se passent pas comme prévu. Mené d’un but, l’ASSE obtient un pénalty qui fait encore parler dans la Cité des Sacres. Les Verts l’emportent, toujours pas de trophée pour el Goleador. Bien qu’il soit une nouvelle fois sacré meilleur buteur de D1, Bianchi doit partir. Ses bouclettes sont devenues les plus populaires de la Marne, mais le serial-buteur est la seule valeur marchande d’un club sans fonds. Un départ presque politique : « Cela a été un hasard. Il me restait deux ans de contrat avec Reims. Le maire, Jean Taittinger, a vu son mandat s’arrêter pour laisser place à Claude Lamblin. Ce dernier a affirmé que la mairie ne donnerait plus de subventions au club et qu’il fallait donc vendre des joueurs. Pour lui, le seul capital du Stade de Reims, c’était moi ».
En vacances dans le sud de la France, il fait connaissance avec Daniel Hechter : « Il était au courant de ça et il est venu me chercher ». Le président voit grand, l’Argentin y croit et signe au Paris Saint-Germain, pour quatre saisons. Le malheur des uns fait le bonheur des autres.
Deux saisons capitales
Une coupe de cheveux unique, un accent sud-américain, un jeu en une touche et une montagne de buts… ce n’est pas le Matador, mais bien le Goleador que le public parisien adopte. Et Carlos lui rend bien. Dès son arrivée, il signe la plus belle saison de sa carrière. Un exercice d’anthologie à 37 buts en 38 rencontres. C’est simple, le meilleur numéro 9 d’Europe se trouve à Paris. Et il remporte un nouveau soulier d’argent, cette fois-ci un peu amer « cette année-là, je perds contre Johann Krankl, un buteur autrichien. Son championnat se jouait avec 10 équipes, 2 matchs aller-retour à chaque fois : 4 contre le dernier, 4 contre l’avant-dernier. C’est plus facile de marquer, non ? ».
Sa seconde saison est une copie conforme : meilleur buteur de D1. Un cinquième titre, en six années seulement. Mais les mêmes maux subsistent chez l’Argentin. Ce qu’il veut, c’est des trophées. Et avec le PSG, ça ne marche pas. Jamais sous ce maillot, il ne touchera la première partie de tableau. Bien pire que les résultats, le grand professionnel ne supportait pas la gestion du club. Déjà à l’époque, la gestion du PSG posait question : « Il me restait 2 ans de contrat et c’est moi qui ai demandé à partir. J’ai dit à Monsieur Borelli que je ne trouvais pas les choses très professionnelles. Paris avait un côté folklorique. Cela manquait de rigueur à tous les niveaux. Je joue pour gagner, je n’aime pas le folklore dans le football. Je ne voulais pas continuer quand je voyais que les choses n’allaient pas dans le bon sens. ».
Un exemple l’a particulièrement frappé dans le vestiaire : « Vasovic, l’entraîneur du PSG, combien de fois il est venu à l’entraînement habillé en tenue ? 1 fois, 2 peut-être. C’était son adjoint qui nous faisait travailler. Vasovic arrivait à 11 h 30 et disait “bonjour, au revoir”, Il y avait un côté amateur. Je ne voulais m’accrocher avec personne, j’ai préféré dire les choses et partir ». Une nouvelle fois, le Goleador plante, son nom est scandé, mais pas de sacre tant désiré.
Déception puis retours aux sources
En NBA, ça a un nom : ring chasers. Comprenez ces (grands) joueurs, qui décident de migrer vers un champion afin d’augmenter leurs chances d’obtenir le titre. C’est un peu le choix de carrière que fait Bianchi, à l’aube de ses 30 ans. Après tout, il lui manque que ça, un championnat. Le tenant du titre est Strasbourg, il y signe donc à l’été 1979. Pour certains, ça marche, d’autres, un peu moins… Malheureusement, l’Argentin se trouve dans la seconde catégorie. Son rendement chute à mesure que son âge augmente. À cela s’ajoute Gilbert Gress, le coach, qui semblait avoir du mal à gérer l’aura de son attaquant. L’aventure ne dure qu’une saison, pour huit petits buts. Un échec sur les plans nationaux et européens.
Finalement, le Goleador revient à ses premiers amours. Sa terre natale, le club qui lui a tout donné, Vélez. La situation n’est plus la même, les supporters doivent se contenter des places d’honneur depuis une décennie. Quatre saisons, une dernière danse. Ses performances sont à la hauteur, avec un ultime titre de pichichi, glané en 1981, évidemment.
Le premier juillet 1984, il se retire contre Boca Juniors. Chez lui, dans son stade, avec le maillot qu’il aime tant. Le plus grand joueur del Fortín demeure le meilleur buteur de son club.
Fin et début de carrière, à Reims
La fidélité, la reconnaissance, plusieurs adjectifs pourraient convenir à l’idole de Delaune. Mais depuis qu’il a quitté la Marne, la situation du club n’est pas belle à voir. Au lendemain de sa retraite, le président Serge Bazelaire souhaite faire revenir l’ancien buteur. Un objectif : sortir de la deuxième division. Bianchi accepte, la direction lui a fait confiance, à son tour de rendre service. L’aventure démarre en trombe, mais piétine vite. À vrai dire, l’attaquant n’a plus grand-chose d’un Goleador. Ce n’est plus le but qu’il a en tête, mais le banc. À la mi-saison il devient entraîneur-joueur. Huit buts et puis c’est décidé, il troque ses crampons pour un tableau veleda. Une fois de plus, Robert Marion offre à l’Argentin toute sa confiance : « Si aujourd’hui, j’ai un palmarès comme entraîneur, c’est en partie grâce à lui ». Nommé en 1985, l’Argentin réussit à hisser son équipe à la quatrième place à deux reprises, mais jamais ne connaît l’ascension.
Au début de la décennie suivante, c’est du côté de l’OGC Nice qu’il réapparaît. Le club est mal en point et décide de faire appel à l’ancien attaquant. Rien de bien stable puisqu’il est nommé au milieu d’une valse d’entraîneurs. Mais avec lui sur le banc, Nice se maintient. Dans la douleur certes. Il faut attendre les tout derniers instants pour souffler au stade du Ray. Un sauvetage lors des barrages. 6-0 face au Strasbourg des jeunes Lebœuf et Djorkaeff.
Juste avant d’aller chez les Aiglons, Bianchi aurait pu faire son retour chez un autre ex, le PSG. Un accord est en vigueur, mais Tomislav Ivic a été préféré. L’histoire retiendra que le Goleador est bien revenu dans la capitale. Deux saisons en tant que directeur sportif, au Paris FC de Bernard Caïazzo.
À Vélez, pour réparer l’anomalie
Comme en tant que joueur, Bianchi retourne en Argentine après les échecs français. L’idole del Fortín revient à Vélez. Il prend en main une équipe moyenne, et très vite, en fait un rouleau compresseur. Dès son arrivée, il remporte le tournoi de clôture. Un premier trophée depuis… Bianchi joueur. En trois saisons, il glane deux autres titres nationaux. Avec lui, Vélez devient tout simplement la meilleure d’Argentine. D’Argentine ? On peut même dire du continent. En 1994 il met l’Amérique du Sud à ses pieds en remportant la Copa Libertadores, c’est historique. En 36 mois, il offre à son équipe de cœur, ce qu’il n’avait jamais réussi en tant que joueur. À Liniers, el Goleador devient el Virrey, comprenez le vice-roi de la ville. Et même roi du monde. Cette année, sa formation marche sur le grand Milan en finale de Coupe Intercontinentale. L’AC Milan champion d’Italie et d’Europe. Son club de quartier est sur le toit du monde.
Après avoir tout gagné, le duo de Carlos part à l’assaut du vieux continent. Bianchi et son fidèle adjoint Ischa, posent leurs valises à Rome. Mais leur rêve tourne vite au cauchemar. Le Virrey ne parvient pas à comprendre le jeu en Europe, ni à s’imposer. L’aventure est écourtée avant même la fin de la saison, échec.
Le Boca de Bianchi
Un éternel recommencement. Échec en Europe, retour en Argentine, dans une formation à la dérive. 1998, le coach argentin signe à Boca Juniors. Sur le papier, ça fait rêver. Mais la plus grande institution du pays traverse une disette de six ans. Bien pire, Diego Maradona vient de tirer sa révérence. Le club est au fond du trou. Mais vous l’avez compris, avec Bianchi, les choses se répètent. Toute confiance est donnée au vivier de la formation. Cordoba, Ibarra, Palermo et surtout Riquelme, sont lancés dans le grand bain. Et encore une fois, d’entrée, Bianchi remporte le tournoi d’ouverture. Puis, celui de clôture. En une saison, la flamme de la Bombonera est ravivée. Son équipe est invaincue pendant 40 matchs d’affilés. En 2000, Boca réalise un triplé historique. La Libertadores, puis la Coupe Intercontinentale. Probablement le plus grand accomplissement de la carrière du Virrey. Roberto Carlos, Figo, Raúl et Makélélé, les premiers Galactiques. Mais ce soir de novembre, le magicien s’appelle Riquelme. Un match d’anthologie signé par le dernier des numéros 10.
D’autres trophées sont glanés par le tacticien, nationaux puis internationaux. Mais au printemps 2001, le président Mauricio Macri a la folie des grandeurs. Il entend ouvrir un nouveau chapitre marketing chez les Xeneizes. Attirer les sponsors en recrutant le premier japonais du championnat argentin : Naohiro Takahara. Et quand le Verrey est contre, il part : « Le football, ce n’est pas du commerce et un club, ce n’est pas un magasin. Personne ne me dictera mes choix, surtout pour faire n’importe quoi ».
Le retour du vice-roi
Une fois n’est pas coutume, Carlos Bianchi revient deux ans plus tard. Et à nouveau, retour gagnant. Il célèbre son come-back avec un triplé. Un jeune Carlos Tévez devant, un tournoi d’ouverture, une Copa Libertadores puis une Intercontinentale. Comme en 2000, l’ancien Goleador est nommé meilleur entraîneur du monde. Pour ne pas avoir de regrets, celui qui a tout gagné retente l’aventure européenne en 2005. L’Atlético Madrid le recrute… c’est encore pire qu’à Rome. Une vingtaine de matchs, et il est remercié à la mi-saison.
Finalement, une fois dépouillé de tous ses joueurs talentueux, Mauricio Macri repense à son ancien entraîneur, dans un tout autre rôle. « Bianchi va devenir le Ferguson argentin », telle est la devise du président en 2009. Un an où le Virrey chapeaute la politique sportive et la formation de Boca, avant de partir une nouvelle fois. Alors que sa carrière paraît au point mort, son nom circule pour prendre la sélection argentine. S’il revient souvent là où il a joué, ce n’est pas le cas pour l’Albiceleste. Une histoire courte en tant que joueur, inexistante sur le banc. Il refuse le poste, comme il l’a déjà fait par le passé. Encore et toujours, Boca. Début 2013, il vient en aide à une formation à la ramasse. Un ultime retour chez lui. Mais cette fois-ci, la sauce ne prend pas. Un an plus tard, le conseil d’administration le remercie une dernière fois.
Un point final à une des carrières les plus complètes d’Amérique du Sud. Trois fois champion du monde. Fait rare, le Goleador a réussi à devenir l’idole de deux clubs argentins. Aujourd’hui encore, il est considéré comme l’un des plus grands entraîneurs du continent. L’un des meilleurs buteurs de son pays natal et de celui qui l’a adopté : la France. Idolâtré, Vélez et Boca Juniors lui ont dressé une statue en reconnaissance. Le stade de Bezannes, non loin de Reims, porte son nom.
Sources :
« Le Boca Juniors de Carlos Bianchi (1998-2001 / 2003-2004) », Les Libéros
- Jean-Pierre Prault,« Le grand Robert dans l’histoire », L’Union
Crédits photos : Icon Sport