Il y a près de soixante ans, l’Éthiopie remportait la CAN 1962, devant son public, à Addis Abeba. Après une dernière participation en 2013, les Walyas – les Bouquetins en VF – sont de retour cette année en Coupe d’Afrique des Nations. C’est l’occasion de se replonger dans cet épisode glorieux du football éthiopien. Emmenés par une figure emblématique du football abyssin, Ydnekatchew Tessema, les Walyas avaient ravi le titre à l’Égypte, vainqueurs des deux premières éditions.
En 1956, la Confédération africaine de football se structure à l’initiative du Soudan, de l’Égypte, de l’Éthiopie et de l’Afrique du Sud. Trois ans avant que l’Euro ne voie le jour sur le Vieux Continent, l’Afrique se dotait d’une compétition continentale. Le 16 juillet 1957, à Khartoum, l’Égypte s’adjuge la première édition de la CAN en pulvérisant l’Éthiopie, 4-0, grâce à l’inspiration de Mohamed Diab Al Attar, auteur d’un quadruplé ce jour-là. C’est le premier match des Walyas dans la compétition, après avoir profité du forfait de l’Afrique du Sud, exclu à cause de la politique d’Apartheid mis en place dans le pays. Deux ans plus tard, c’est au tour de la République arabe unie – un État né de la fusion entre l’Égypte et la Syrie en 1958 – d’accueillir le tournoi. Les trois pays fondateurs de la Confédération africaine de football se retrouvent pour un mini-championnat. Les Pharaons écrasent la concurrence pour remporter un deuxième titre de suite, en mettant une nouvelle fois la misère à l’Éthiopie sur le score de 4-0.
Une Éthiopie divisée
Après le Soudan et l’Égypte, l’Éthiopie obtient l’organisation de la CAN 1962. Une nouvelle édition qui se prépare dans un climat délétère, où la guerre va venir perturber la stabilité à Addis-Abeba. Solidement installé sur son trône, l’Empereur Haïlé Sélassié Ier règne d’une main de fer sur l’Éthiopie depuis son couronnement en 1930. Le Négus – titre royal d’Haïlé Sélassié Ier – convoite une région au nord de l’Éthiopie, ce n’est autre que l’actuel Érythrée. Libérée du joug de l’occupation italienne par les Britanniques en 1941, l’Éthiopie va se reconstruire petit à petit après le passage des troupes de Benito Mussolini, au contraire de l’Erythrée voisine. Un an après la libération de l’Empire Ethiopien, le Royaume-Uni administre l’Érythrée. En 1951, la Couronne se retire et laisse les Nations unies régler la situation qui ne fera qu’empirer par la suite. Sous la pression du Négus, l’Érythrée est rattachée à l’Empire d’Éthiopie en jouissant sur le papier d’un statut autonome. Mais la réalité est toute autre. La répression des autorités éthiopiennes étouffe l’administration érythréenne. L’Empereur n’a jamais caché sa volonté d’annexer l’Érythrée à son Empire. C’est chose faite le 19 novembre 1962, l’Éthiopie récupère son accès stratégique à la mer, et la dictature se charge d’écraser toute contestation. Trois décennies de guerre s’en suivent, aboutissant à l’indépendance de l’Érythrée en 1991 dans le sang et la division.
Les Bouquetins d’Abyssinie enterrent les Pharaons
Le 14 janvier 1962, les Walyas démarrent leur tournoi contre la Tunisie. Le format à élimination directe revient au programme. Sans le Soudan, l’Ouganda et la Tunisie découvrent la CAN sans grand succès. Le Stade Haïlé Sélassié d’Addis-Abeba est comble pour voir leurs héros défendre les couleurs du pays. L’outil de propagande du régime impérial est en marche. Cherchant désespérément un symbole d’unité nationale, l’Empereur compte sur les Bouquetins pour faire rayonner le drapeau éthiopien sur le continent. Le premier obstacle est surmonté avec succès pour les hommes de Ydnekatchew Tessema. Un doublé de la star locale, Luciano Vassalo, offre un billet vers la finale aux Ethiopiens qui s’extirpent du piège tunisien 4-2 devant le regard attentif d’Haïlé Sélassié.
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Dans l’autre demi-finale, la République arabe unie se défait péniblement des Ougandais. Rapidement mené au score par le pays fraîchement indépendant. Il faut attendre le deuxième acte pour voir les Pharaons réciter leur partition et l’emporter dans la douleur 2-1. L’Éthiopie et l’Égypte prennent rendez-vous avec l’histoire pour un match qui va entrer au Panthéon du football abyssin. Favoris face aux hôtes, la République arabe unie (R.A.U.) se présente en finale avec quatre jours de repos en moins, mais ça n’empêche pas le double tenant du titre de mener 1-0 à la mi-temps. L’avantage du calendrier va jouer en faveur des Walyas dans la dernière demi-heure. Le match bascule dans la folie à la 74e minute, le moment choisi par Girma Tekle pour remettre les deux équipes à égalité. Balle au centre et à peine soixante secondes après l’engagement, Badawi Abdel Fattah s’offre un doublé. Le silence assourdissant qui descend des travées du stade Haïlé Sélassié laisse craindre le pire pour l’Éthiopie.
Loin d’être assommés par les offensives des Pharaons, les Bouquetins sonnent la charge pour s’offrir le droit de rêver. Qui d’autre que le capitaine, Luciano Vassalo, déjà décisif contre la Tunisie, pour faire exulter les supporters, à la 84e, en propulsant le cuir dans les cages du gardien égyptien. La prolongation qui s’enchaîne est fatale à la R.A.U., en face les Ethiopiens sont galvanisés par une foule en délire. Après Luciano, c’est au tour de son frère Italo Vassalo de s’illustrer de la plus belle des manières, en inscrivant le troisième but des Walyas, à la 101e. Les Pharaons ne sortiront jamais la tête de l’eau, noyés par le jeu collectif des Bouquetins d’Abyssinie qui enterrent définitivement tout espoir par l’intermédiaire de Mengistu Worku à deux minutes du terme. L’Éthiopie obtient sa revanche pour offrir un court instant de répit au pays. Du côté des joueurs cette victoire à un goût amer, tantôt fier de leur exploit, tantôt en colère face à la guerre en Erythrée, la majorité des titulaires étant Erythréens.
Luciano Vassalo, symbole d’un Empire fracturé
L’un d’entre eux témoigne de cette division au moment de la guerre entre l’Éthiopie et l’Érythrée. Capitaine des Walyas, Luciano Vassalo est le grand artisan du succès retentissant de son équipe. Le milieu de terrain d’origine italienne et érythréenne va endurer le racisme du fait de sa différence. Étranger en Érythrée, il l’était tout autant en Éthiopie. « Nous, les métisses, étions automatiquement considérés comme une race inférieure, explique-t il dans son autobiographie. Nous n’avions pas les mêmes droits que les autres, et étions traités de la sorte ». Les souvenirs encore douloureux de l’occupation italienne, et le conflit meurtrier dans le nord de l’Empire, ne facilitent pas son intégration dans une société fracturée par des décennies d’affrontements.
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À son arrivée en 1953 dans la sélection éthiopienne, il doit gagner le respect de ses coéquipiers en enfermant « un joueur dans une chambre et de le rouer de coups ». Une anecdote violente qui le marquera profondément. Au moment de débuter avec l’Éthiopie à la CAN 1962, il est l’un des joyaux du football local. Comparé à Alfredo Di Stefano, Luciano est attendu comme l’homme providentiel des Walyas. Celui qui doit permettre à tout un Empire de soulever le titre continental, au nez et à la barbe du rival égyptien.
« Dans les vestiaires avant le premier match, l’entraîneur a informé l’équipe que le brassard de capitaine passait à notre gardien. Ainsi, en cas de victoire finale, la coupe pourrait être levée par un pur-sang éthiopien. Il y a eu une émeute de l’équipe. Mengistu Worku, mon grand ami et autre leader charismatique du groupe, a dit au technicien que ce n’était pas possible et a exigé que je reste le capitaine. Finalement, ils ont dû abandonner. Et j’ai eu la plus grande satisfaction de ma vie : recevoir la coupe directement des mains de l’empereur Hailé Sélassié ! »
Luciano Vassalo dans son autobiographie « Maman, voici l’argent »
Auteur d’un doublé en demi-finale, Luciano termine co-meilleur buteur du tournoi, avec Badawi Abdel Fattah. Mais les sources divergent sur le but de Luciano en finale, ce qui place aussi Mengitsu Worku au sommet des meilleurs buteurs, avec trois réalisations. La suite de l’idylle entre Luciano et la sélection éthiopienne tourne au cauchemar. Encore adulé pour ses prestations lors de la CAN 1962, le capitaine des Walyas va devenir persona non grata au sein de la fédération, après avoir accusé l’entraîneur allemand, Peter Schnittger, aux commandes de la sélection, de pousser les joueurs éthiopiens au dopage. Le divorce est consommé entre les Walyas et Luciano Vassalo.
Reconverti comme garagiste, il va devoir dire adieu à son pays, l’Éthiopie, au milieu de la dictature instauré par le colonel Mengistu Haile Mariam. Avant que la Terreur Rouge ne s’abatte sur le pays – entre 1977 et 1978, cette campagne meurtrière a coûté la vie à plus de 500 000 personnes – l’ancien capitaine réussit à fuir l’Éthiopie, après avoir été arrêté pour corruption. Il laisse derrière un pays à feu et à sang, où le régime de Mengitsu ensanglanté les rues, et instaure une dictature qui reste en place jusqu’en 1991.
La victoire de l’Éthiopie en 1962 raconte l’histoire d’un Empire morcelé. À travers ses héros, comme Luciano Vassalo, les Walyas ont pu faire oublier l’espace d’un court instant le quotidien à un peuple profondément divisé. La guerre d’indépendance de l’Érythrée sera suivie par une période sanglante, symbolisée par la dictature de Mengistu Haile Mariam. Tout comme aujourd’hui, où la guerre dans la région du Tigré et les conflits ethniques embrasent le pays, la sélection éthiopienne va espérer faire bonne figure en 2022 au Cameroun, pour peut-être effacer, le temps de quelques heures, les plaies de la société éthiopienne.
Sources :
- CAF, Ethiopian’s unforgotten 1962 glory, 2020
- Demivolée, Tour du monde : Zoom sur Luciano Vassalo, 2017
- Boris Abbate, L’incroyable histoire de Luciano Vassallo, cet Italo-Éthiopien qui gagna la coupe d’Afrique en 1962, Calciomio