Plus qu’une dizaine de jours à attendre avant la sortie du dernier James Bond, « Mourir peut attendre ». Avant de remplir les salles de cinéma pour assister au vingt-cinquième film dédié au plus célèbre espion, gardons les pieds sur le rectangle vert. Direction le Yorkshire, plus précisément à Leeds pour assister à une toute autre scène d’espionnage, signée Marcelo Bielsa.
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Exit l’Aston Martin et le vodka martini pour laisser place au survêtement et les cahiers de notes. Malgré sa silhouette moins charismatique que le Britannique, l’entraîneur argentin observe tout, tout le temps. Depuis le début de sa carrière, Marcelo Bielsa a pris l’habitude d’analyser dans les moindres recoins le style de jeu adverse. Ainsi, l’ensemble des matchs est décrypté tout comme certains entraînements. C’est dans cette démarche qu’il demanda à l’un de ses assistants d’aller superviser la dernière séance de Derby County avant la rencontre de Championship de janvier 2019 entre les deux équipes.
Une amorce explosive
A cette époque, Leeds United est en pleine gueule de bois du Boxing Day. Pour la première saison de Bielsa en Angleterre, l’équipe semble émoussée et vient de concéder trois défaites consécutives. De son côté, le Derby County de Frank Lampard est sur une bonne série avec une seule défaite en sept matchs. Les deux attractions de Championship s’affrontent donc dans une période aux courbes de forme bien différentes, mais l’hôte veut s’en servir comme d’un électrochoc.
Pour mettre toutes les chances de son côté, Marcelo Bielsa envoie donc, comme à son habitude, un membre du staff observer la dernière séance d’entraînement de derby avant que l’équipe n’arrive dans le Yorkshire. Ce dernier est cependant repéré et arrêté par la police locale, provoquant l’esclandre du club et des médias britanniques.
« Vous avez violé les règles du fair play », Frank Lampard à Marcelo Bielsa
L’entraîneur de Derby County s’emporte et assène cette phrase à son confrère de Leeds United. Ce dernier ne se cache pas et explique être le seul responsable de la situation. La scène d’introduction nous montre tous les protagonistes et nous met en haleine à quelques instants de la rencontre.
Match à sens unique
Malgré les remontrances du club visiteur, l’affrontement a bel et bien lieu dans un Elland Road des grands jours. Le décor est de choix et le scénario presque parfait pour Leeds United qui surclasse sur tous les aspects leur adversaire. Les coéquipiers de Liam Cooper infligent vagues sur vagues dans l’autre moitié de terrain. Comme souvent cette saison-là, l’efficacité n’est pas au rendez-vous puisque les quinze tirs n’aboutissent que sur deux buts. Suffisant pour faire plier un triste Derby County (2-0).
Les réalisations de Roofe et Harrison, ajoutées aux multiples occasions de leurs coéquipiers, rendent le constat encore plus amer pour Frank Lampard. Il ne décolère pas, pour lui, si son équipe a perdu, c’est uniquement à cause de l’intrusion du membre du club adverse. « On a dépassé les bornes, commence-t-il. Je préfère ne pas entraîner que d’envoyer des gens en cachette pour observer les adversaires car je respecte les adversaires […] S’il s’agit de quelque chose de culturel, j’en suis très surpris mais je ne crois pas que cela soit une bonne chose […] Je n’aurais jamais pensé qu’une équipe ou qu’un entraîneur puisse faire cela ».
Le choc culturel est incompréhensible pour Marcelo Bielsa qui explique être coutumier du fait comme tout coach sud-américain. En réalité, la pratique ne se limite pas à l’hémisphère Sud puisque de nombreux acteurs du football européen volent à son secours. Certains entraîneurs comme Guardiola ou Sarri mais également des joueurs ayant évolué en Angleterre parmi lesquels Rio Ferdinand. Tous sont unanimes, la pratique est légale et pratique même si elle peut être considérée immorale. De la même façon, Frank Lampard semble oublier avoir joué sous les ordres de José Mourinho, autre adepte de l’espionnage footballistique.
Bielsa, personnage principal dans la tourmente
Malgré les nombreux exemples, les critiques à l’encontre du coach argentin ne cessent de pleuvoir. Celui qui ne jouit pas de la meilleure des images décide alors de convoquer les journalistes pour une conférence de presse exceptionnelle. Dès cette annonce, les rumeurs les plus folles font le tour de la toile. Et si El Loco allait de nouveau démissionner d’un club ? Le club et l’ensemble du football anglais retiennent alors leur souffle.
Mercredi 16 janvier, 18h05, Leeds. Marcelo Bielsa arrive en salle de presse dans son traditionnel survêtement. Nouveau point commun avec 007 qui se sépare rarement de son costume. S’il a réuni les journalistes, ce n’est ni pour réaliser une acrobatie filmique, ni pour démissionner mais pour évoquer spécifiquement cet épisode du Spygate. « J’assume le fait d’être l’unique responsable de cette situation » entame-t-il.
En plein cœur de la tourmente, le technicien explique vouloir faciliter l’enquête de la ligue à son encontre en avouant chaque fait. Le principal étant évidemment d’observer l’intégralité des adversaires de Championship, en match comme à l’entraînement. S’il observe tout cela, ce n’est que pour un unique objectif : détenir plus d’informations pour diminuer au maximum son anxiété. Bielsa semble touché et explique que le rendu de l’observation est plutôt dérisoire en condition de match.
Monologue devenu « masterclass »
Après ces quelques minutes à parler du débat public autour de l’affaire, l’entraîneur argentin se lève de son siège pour se placer devant son tableau blanc. Toujours face à un parterre de journalistes, Marcelo Bielsa se mue en professeur. Les répliques cultes issues de la sage de Ian Fleming sont nombreuses et la scène qui se déroule dans la salle de presse de Leeds United aurait largement sa place au sein de ce panthéon cinématographique.
« Je vais vous livrer les informations que nous collections avant d’affronter chaque adversaire » explique-t-il, toujours devant son tableau. Différents tableaux défilent alors dessus montrant toutes sortes de données : des statistiques, des graphiques, des vidéos. Alors que certains journalistes restent bouché bée, Bielsa assure avoir regardé, avec son staff, les cinquante-et-un matchs de Derby County de la saison précédente. Ces visionnages donnent alors lieu à des analyses de plus de quatre heures.
Le discours n’est pas que de façade puisque chaque donnée est prouvée durant cette conférence de presse. Chaque joueur de Derby County voit ses statistiques ou ses actions mises en valeur par El Loco qui semble ne jamais avoir aussi bien porté ce surnom. Il estime que fuir l’ignorance du championnat est un acte de professionnalisme. Il lâche ainsi une phrase pleine de sens montrant certaines facettes du personnages :
« Je ne suis pas capable de parler anglais, mais je peux vous parler des 24 équipes composant le Championship »
Bielsa et le jusqu’au-boutisme
L’équipe de Frank Lampard est détaillée en long en large et en travers. Les schémas de départ, ceux qui évoluent durant le match, la forme avant le coup-d’envoi, les changements… Par fraction de cinq minutes, Bielsa et ses assistants ont pour mission de noter « les occasions, les approximations, quelle équipe domine ». Il insiste surtout sur le fait que ses informations n’ont pas autant d’utilité qu’on ne le pense mais servent surtout à atténuer son stress personnel. Il dit même avoir honte de faire cela et de le montrer mais veut prouver sa bonne foi après les nombreuses critiques et l’enquête à son encontre.
Après de longues minutes à parler de sa méthode avec les exemples de Derby County et du Barça de Guardiola qu’il avait plusieurs fois affronté avec l’Athletic Club, le technicien argentin parle de la rencontre suivante : « Pour le prochain match contre Stoke, c’est délicat. Nathan Jones vient d’arriver, il n’a coaché que trois matchs. Du coup, on a analysé les 26 matchs qu’il a fait à Luton, son ancien club ». Technique qui ne paiera pas puisque le carton rouge de Pontus Jansson fera perdre les derniers espoirs de Leeds United qui perdra au Bet365 Stadium (2-1).
A la manière de la traduction d’un film de James Bond, Romain Laplanche a sous-titré l’intégralité de cette conférence de presse du 16 janvier 2019. Dans le rôle principal de ce film, Marcelo Bielsa a montré toutes les caractéristiques qui font de lui plus qu’un entraîneur de football. Son jusqu’au-boutisme le conduit à voir des centaines de milliers d’actions pour diminuer au maximum sa crainte. Les 200 000 livres infligés à Leeds United qu’il paya intégralement de sa poche n’y changeront rien. Il ne pourra peut-être jamais parler dans un anglais traditionnel aux journalistes, mais il pourra continuer à les impressionner uniquement par son travail, par son jeu.
Sources :
- Comment Marcelo Bielsa a rendu fou le foot anglais avec une affaire d’espionnage, LCI
- Le football selon Marcelo Bielsa, Salim Lamrani, 2020
- Marcelo Bielsa, une catharsis pour expier le spygate, Ultimo Diez
Crédits photos : Icon Sport