Bien qu’elles aient tout pour être unies, les villes de Brescia et Bergame se vouent une haine incommensurable depuis le Moyen-âge. Un héritage issu de lourds siècles de conflits, durant lesquels les deux cités n’ont cessé de se faire la guerre. Des champs de bataille aux terrains de football, la rivalité a traversé les époques. Elle est même devenue au fil du temps, l’une des plus violentes de la péninsule italienne, exacerbée par la virulence de ses supporters.
En Lombardie, au nord de la péninsule italienne, coexistent les villes de Brescia et Bergame. Mises dans l’ombre par Milan la Majestueuse, cœur économique de la région et du pays, elles tentent de s’y démarquer. A des années lumières de l’ambiance fancy, Fashion Week de la capitale de la mode, une autre culture, plus populaire s’y développe. Une ambivalence culturelle avec leur voisin Milanais due en grande partie à la forte activité ouvrière qui règne en province. Surnommé « Le Moteur de la Lombardie », l’axe Brescia / Bergame jouit d’un potentiel industriel unique. Manufactures, entreprises de travaux publics, exploitation d’acier : les muratori (terme désignant les maçons de Bergame et Brescia) ont construit Milan, et façonné sa région.
Une culture différente donc, qui puise ses fondements de diverses influences. Tour à tour sous domination Autrichienne, Espagnole puis Française, la région a dû attendre 1861, et l’unification du pays, pour être rattachée politiquement à sa péninsule. Mais même après 160 ans d’union, la fracture sociale est encore profonde. Culturellement, Brescia et Bergame sont comme deux sœurs. Ex-villes fortifiées, fortement marquées par la culture médiévale, elles prônent l’esprit du pragmatisme et le travail acharné. 50 kilomètres plus à l’Ouest, le voisin Milanais est réduit à une tête bienpensante, partisan du moindre effort. Toute une population moquée, tant par Bergamasques que Brescians, qui ont popularisé la maxime « Loro dicono, noi agiamo », (Eux parlent, nous, on agit.).
Néanmoins, malgré leur proximité sur le plan culturel et géographique, les deux villes se vouent une véritable haine. Antagonisme né il y a plusieurs centaines d’années, il a traversé les siècles, et subsiste aujourd’hui par le prisme du football.
Chi compra terra, compra guerra
Avant que le football ne se place au cœur du conflit, les deux villes se sont livré une guerre sans merci depuis près de 900 ans. Une rivalité née au moyen-âge selon les historiens. Une époque où le modèle féodal s’essouffle, visant à prioriser l’entité de Commune et les intérêts de ses citadins. En 1126, une simple histoire d’enchères va mettre le feu aux poudres. Giovanni Brusati, un riche propriétaire Brescian, décide de mettre en vente son patrimoine pour financer une croisade en Terre Sainte. La ville de Brescia, endettée, se voit contrainte de laisser ses terres à son voisin : le riche et prospère diocèse de Bergame. Une acquisition dans les règles, qui déclenche chez le rival un vif élan de contestations.
« Qui achète des terres, achète la guerre ». Dans la cité de la Lionne, les préceptes italiens sont suivis au pied de la lettre. Dès leur vente, la volonté est claire : récupérer les citadelles volées de Volpino, Ceratello et Onalino. S’en suivent alors près de 30 années d’escarmouches entre les deux villes, stoppées en 1154 par l’empereur Barberousse. Le roi d’Italie met fin au conflit, et donne raison à la commune de Brescia, qui récupère enfin ses territoires. Souhaitant se poser en médiateur, le roi déclenche alors un véritable conflit régional. De combats épars, la situation vire à la déclaration de guerre officielle. En 1156, Près de 3000 soldats Bergamasques, pris en surprise pendant leur sommeil, sont tués lors de la bataille de Palosco. Un évènement qui lance un demi-siècle entier de guerre entre la Lionne et la Déesse.
Finalement, il faut attendre la fin du 12ème siècle, et l’intervention d’Henri VI, fils de Barberousse, pour mettre fin au conflit. Il partage les territoires en deux parts équivalentes et permet aux deux cités de signer un armistice. La rivalité est close sur le champ de bataille, mais le siècle passé n’a fait que creuser le fossé entre les deux citadelles lombardes.
La question du campanilisme
Unifiée en 1861 seulement, l’Italie en tant qu’entité, a l’une des histoires les plus jeunes d’Europe septentrionale. Avant les travaux de Camillo Cavour ou Giuseppe Garibaldi, la péninsule était divisée en une multitude de comtés épars. Du royaume Lombard au Deux-Siciles, chaque région possédait sa propre culture : des traditions jusqu’au langage. Quelques 160 ans plus tard, l’Italie est unifiée politiquement. Elle s’est dotée d’un langage commun, a crée des régions sous le contrôle d’un seul et même état. Néanmoins, pour le peuple italien, le sentiment d’appartenance à sa région, ville, et non à un état uni subsiste toujours.
Le Campanilismo, terme italien intraduisible en français, englobe ce phénomène propre à l’Italie. Plus que du simple chauvinisme, « l’esprit de clocher » désigne l’attachement exclusif à sa ville d’origine et la volonté de défendre son église coûte que coûte. En Lombardie, l’exemple le plus probant est la rivalité quasi-millénaire entre Bergame et Brescia. Pendant des siècles, les habitants des deux cités fortifiées ont vécu intra-muros, sans jamais se mélanger à autrui. Une vie quasi-autarcique, des siècles de conflits, et beaucoup l’orgueil : voici les ingrédients qui ont mené ces deux villes à se haïr.
Du moyen-âge au 21ème siècle, le campanilismo perdure par le biais du football. Du champ de bataille au vert gazon, quiconque enfile les couleurs de sa ville doit être prêt à tout donner pour ce qu’elles représentent.
Aujourd’hui, au-delà du terrain, c’est en tribunes que les symptômes de cette haine sont les plus virulents. La rivalité entre la Lionne et la Dea est parmi les plus chaudes d’Italie, et chaque confrontation offre une piqure de rappel à quiconque oserait l’oublier. Une rivalité où Les Suni (lapins), s’opposent aux Conéc (porcs) de Brescia. Une rivalité sportive qui a commencé dans les années 30, lors d’un derby entre les deux villes. les supporters de Brescia lâchèrent des lapins, un symbole de lâcheté, sur la pelouse. Un chambrage avalé de travers par les rivaux bergamasques.
Ce n’est que plus d’un siècle plus tard, que revanche est prise. En 2012, peu avant le coup d’envoi du derby lombard, un porcelet portant le maillot de Brescia est à son tour lâché dans les travées du Gewiss Stadium de Bergame. Ces simples moqueries feraient presque réduire ce conflit à des enfantillages, mais parfois, une rivalité saine est rattrapée par la bêtise de quelques individus.
La fièvre des années 1990
A l’aube des années 90, ce conflit fratricide atteint son paroxysme. Une rivalité culturelle exacerbée par la proximité sportive des deux équipes. Au cœur d’une Série A qui règne sur le territoire européen, Brescians et Bergamasques se livrent une guerre sans merci. Un duel épique, où de simples dimanches de derby peuvent se muer en véritable scènes de guerre urbaine. Le climax est atteint l’après-midi du 9 mai 1993, lorsque le Brescia Calcio reçoit l’Atalanta au stade Mario Rigamonti. Une enceinte où vont devoir cohabiter 10.000 supporters du V et 3000 supporters orobiques l’espace de 90 minutes.
A quelques minutes du coup d’envoi, le vol d’une banderole en territoire nerazzuro siffle le début des hostilités. Rapidement, quelques supporters de l’Atalanta franchissent les barrières de sécurité, et se rendent dans la tribune voisine, prêts à se venger. Une nouvelle banderole est furtivement dérobée par les supporters locaux : un partout, balle au centre. En écran de fumée, le calme observé pendant les 45 premières minutes laisse rapidement place au chaos.
Peu après le retour aux vestiaires, des supporters Brescians tente de s’introduire dans la tribune visiteurs. Rapidement identifiés, ils sont chassés et roués de coups par leurs rivaux. S’en suit un envahissement de tribunes, et de longues minutes d’une rixe hors de contrôle. Les forces de l’ordre dépassées par la teneur des évènements, se retrouvent prises pour cible. Après 20 minutes d’émeutes, le bilan est lourd : une trentaine de blessés parmi les supporters ou forces de l’ordre, et des dizaines de tifosi arrêtés et jugés en comparution immédiate. Après ces incidents, qualifiés de scènes de guérilla par les médias italiens, la rivalité a atteint un point de non-retour.
Par la suite, la ligue italienne et le gouvernement lombard prirent des décisions fortes. Encadrement des déplacements, forces de l’ordre déployées à grande échelle ou interdictions de stade. Tant de restrictions qui ont permis au football de primer sur une rivalité devenue sanglante. Plus jamais un match de football ne doit être le théâtre d’affrontements, qu’ils soient de nature sportive ou politisés.
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La chevauchée de Carlo Mazzone
Le 30 septembre 2001, Brescia reçoit son ennemi juré. Au sein d’un stade Mario Rigamonti comble, ils sont 3000 supporters Bergamasques à avoir fait le court déplacement pour encourager leur équipe. Un soutien nécessaire face à une équipe biancazzura, en forme, qui aligne ses deux stars Roberto Baggio et Pep Guardiola. Pourtant, à la mi-temps, c’est la douche froide. Les hirondelles sont menées 3-1 par une Atalanta ultra réaliste. Dans les tribunes, les supporters nerazzuri sont à la fête. Au cœur des chants et des cris, une cible principale : Carlo Mazzone. Le Romain, alors sur le banc Brescian représente à lui seul deux villes haïes par le peuple orobique : Rome et Brescia. Des insultes racistes, touchant le tacticien et sa famille, qui continuent au retour des vestiaires.
A un quart d’heure du terme, Roberto Baggio inscrit un doublé, synonyme de 3-2, et laisse entrevoir une lueur d’espoir. Sur son banc, Mazzone commence à bouillir. Il promet à son adjoint qu’il ira célébrer sous la tribune des visiteurs si son équipe parvient à arracher le match nul. Message reçu 5/5 pour Baggio, qui, à la 90ème minute, inscrit un triplé, et le but de la remontada sur coup-franc. Il n’en fallait pas moins pour le tumultueux coach brescian, qui se lance dans une chevauchée de 50 mètres, à la rencontre de ses amis Bergamasques. D’abord rappelé à l’ordre par son banc, il est ensuite envoyé en tribunes, alors que des débordements sont encore à déplorer.
Après quelques minutes de chaos, Pierluigi Colina siffle la fin du match sur un score de 3 buts à 3. Un match entré dans la légende, et des acteurs stupéfaits par le coup de sang de Mazzone. Pep Guardiola, fraichement débarqué en Lombardie, découvre ce jour là un autre monde. Bien qu’admiratif de son entraineur, il avouera plus tard s’être demandé : « Mince, qu’est ce que je suis venu foutre ici ». Une façon originale de souhaiter la bienvenue à l’ex-joueur du Barça.
Chez les tifosi de la Dea, on a très peu apprécié le chambrage. L’italien est désormais ennemi public numéro 1 en terre orobique. Quelques jours plus tard, le visage du technicien accompagné de l’inscription « Interdiction d’entrer » est placardé aux entrées de Bergame. L’épilogue de cette histoire d’amour a lieu au match retour. Les supporters de l’Atalanta brandissent un tifo de « l’éleveur » Carletto Mazzone, accompagné sur le terrain par son équipe de Suni. A la fin de la saison 2003 il quitte le club au V, laissant derrière lui le souvenir d’un derby lombard entré dans l’histoire.
Une rivalité sportive encore d’actualité ?
Redescendu en Série B au terme de la saison 2005-2006, le Brescia Calcio n’a retrouvé la Série A qu’en 2019. 13 années pendant lesquelles l’hirondelle s’en est tenue à son statut historique de pensionnaire de seconde division. Le club possède aujourd’hui le record de saisons passées en série B dans l’histoire du football italien. Pendant ce temps là, l’Atalanta s’est efforcée de construire un projet viable, grâce notamment au technicien Gian Piero Gasperini, arrivé à Bergame en 2016. Sous les effets du GasperiniBall, l’Atalanta est passée du ventre mou de la Série A à outsider affirmé pour le Scudetto. Et depuis la saison 2018-2019, elle ne quitte plus le top 3. Une performance qui lui permet de disputer la ligue des champions chaque saison.
Le 30 novembre 2019, marquait les retrouvailles entre les deux meilleurs ennemis. Une fête quelque peu gâchée par la jurisprudence des graves évènements passés. Interdictions de stade, parcages fermés, carte du supporters : une forte répression venue ternir le retour d’un des derbys les plus chauds d’Italie. Dans son antre, Brescia subit la loi d’un rival devenu trop fort pour elle, s’inclinant ce soir là 3-0. Une mise en bouche, avant la leçon de football reçue l’année suivante : un revers 6-2 face aux coéquipiers de Mario Pasalic, triple buteur pour l’occasion.
Au delà des résultats lors de leurs dernières confrontations, ce sont les objectifs des deux clubs à long terme qui divergent. Alors que l’hirondelle fait l’ascenseur entre la Série A et son antichambre, la Dea s’est maintenant installée sur le Mont Olympe. L’objectif étant de jouer régulièrement la Ligue des champions : c’est avec les Milan, Turin ou Naples que l’Atalanta se bat désormais.
Une marche semble-t-il trop haute pour le club au V, qui doit maintenant trouver un équilibre. Son centre de formation, qui a vu éclore Andréa Pirlo, ou plus récemment Sandro Tonali, est au cœur du projet. Néanmoins, difficile pour le club lombard de garder ses jeunes talents, lesquels rejoignent souvent l’un des deux Milan pour continuer leur progression.
Dans un pays où 40% de la population s’estime fan de football, Brescians et Bergamasques ne font pas exception. Le supporter italien nait, grandit et meurt en défendant les couleurs de sa ville. Sur le terrain, la situation est différente. Le football d’aujourd’hui, sport mondialisé et business ultra fructueux, laisse semble-t-il moins de place aux rivalités qu’avant. Les joueurs viennent, défendent des couleurs, sans même connaitre parfois l’historique d’une confrontation. La rivalité sportive entre la Dea et la Lionne a perdu de sa fougue ces 15 dernières années. Seul le maintien régulier du Brescia Calcio en Série A permettra aux supporters de retrouver cette émulation, si chère à leur yeux.
Sources :
- Livio Casanova, « Suni contro Conéc, il Guardian raccontà la rivalità tra Brescia e Atalanta », BergamoNews, 12 février 2020
- Copa90 Stories, « 900 Years of Hate | Derby Days Lombardia | Brescia Calcio v Atalanta B.C. », Youtube, 26 janvier 2020
- « La rivalità tra Bergamo e Brescia nacque per colpa di un bresciano », PrimaBergamo, 3 décembre 2019
- Andrea Elefante, « Maiali, conigli, botte, Baggio, Mazzone: Brescia-Atalanta, derby di fuoco e talento », La Gazetta, 28 novembre 2020
- Marco Battistini, « Atalanta-Brescia, un derby lungo di 900 anni », Il primato nazionale, 28 novembre 2021
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