Oui, Yachine fumait un paquet de cigarettes par jour. Oui, il partait pêcher tous les matins de matchs. Oui, il s’est fait voler sa casquette lors de l’Euro 1960 et ne l’a jamais remplacée. Les anecdotes sur le seul gardien de but lauréat du Ballon d’Or sont nombreuses et connues. Mais qu’en est-il de son parcours, d’un faubourg ouvrier moscovite jusqu’au Parc de Princes, de la douleur d’une enfance faite de renoncements au bonheur olympique de 1956 ? Pour marquer l’histoire du jeu, Lev Yachine a dû affronter la brutalité du déterminisme social et forcer les barrages voués à l’astreindre à l’anonymat.
Lev Ivanovitch Yachine naît le 22 octobre 1929 à Moscou, dans le quartier populaire de Bogorodskoe. Étant eux-mêmes issus du milieu ouvrier, ses parents Ivan et Alexandra l’éduquent selon la culture purement soviétique mais, comme toute famille ouvrière, la famille est loin de vivre dans l’opulence. Au contraire, les parents multiplient les heures supplémentaires pour subvenir aux besoins de leur fils et ramener un salaire correct dans le petit appartement partagé avec les oncles et les tantes Yachine.
Si la famille vit sur un fil, le petit Lev n’est cependant pas livré à lui-même comme pourraient l’être les 9 millions de mineurs isolés, orphelins ou abandonnés, véritable génération perdue dont les parents ont disparu durant la guerre civile. Au contraire, les adultes qui l’entourent l’accompagnent au Parc Gorki, où s’exprime son appétit pour l’activité physique et où il apprend à patiner dès ses 5 ans.
Le drame et la reconstruction
Seulement, un premier drame intervient en 1936 lorsque sa mère décède de la tuberculose, maladie prolétarienne par excellence qui vient apposer un contre-exemple tragique à la propagande soviétique promotrice d’une vie toujours plus agréable sous le communisme. Le chagrin envahit d’autant plus Lev que sa petite sœur disparait, elle aussi, peu après : cette famille aimante ne serait donc pas invulnérable, et cet appartement pas immunisé. Dès lors, la maisonnée devient synonyme de chagrin pour l’enfant qui préfère sortir faire les 400 coups et jouer au football avec les autres jeunes du quartier.
Comme échappatoire, une réputation de risque-tout qui le pousse à se confronter aux plus grands et à déployer sa folle énergie sur les terrains vagues alentours, à courir derrière un ballon. Il veut jouer au cœur du jeu et marquer des buts mais les grands le cantonnent souvent au poste de gardien, loin d’être un rôle de prédilection. En réalité, l’essentiel est ailleurs, le sport répond aux envies d’évasion du jeune Lev, de plus en plus passionné par le football, qui s’est largement développé depuis la décennie 1920.
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Si son père voit d’abord d’un mauvais œil les fréquentations de son fils qui le détournent de l’école, il se montre tolérant, comprenant l’attrait du jeune Lev pour le grand air. Cependant, il insiste pour l’envoyer chaque été à Poliana, village à une cinquantaine de kilomètres de Moscou, tant pour lui faire découvrir le bonheur des escapades estivales en pleine nature que pour l’éloigner de ses fréquentations moscovites. Dans le même temps, l’équilibre familial se rétablit grâce à l’intégration de la nouvelle épouse d’Ivan, qui devient rapidement une nouvelle figure maternelle pour le jeune garçon.
La fin de l’enfance
Mais cette harmonie n’est que de courte durée, l’Histoire faisant irruption dans le foyer des Yachine lorsque l’Allemagne attaque l’Union soviétique le 22 juin 1941. La guerre frappe à la porte de chaque maisonnée. Si, d’abord, les bombardements aériens sont un spectacle impressionnant pour le jeune Lev, il se heurte rapidement à la dure réalité : l’usine n°500 de Touchino (banlieue nord-ouest de Moscou) étant contrainte de se replier à Oulianovsk, plus à l’Est, sur les rives de la Volga, son père est contraint de déménager là-bas. La famille se sépare.
À seulement 12 ans, Lev abandonne l’école, les matchs de football dans les rues de Bogorodskoe, et, par là-même, son enfance, pour travailler d’arrache-pied à l’effort de guerre aux côtés de son père. D’abord, il participe à la reconstruction de l’usine n°500 puis devient apprenti-serrurier dans cette fabrique de matériel militaire. Son destin semble scellé : enfiler sa casquette de prolétaire, accompagner son père sur le trajet entre le baraquement et l’usine et, surtout, se soumettre à des cadences éreintantes. « Tout pour le collectif », tel est la devise des usines soviétiques peu enclines à freiner les ardeurs de l’industrialisation à marche forcée enclenchée par Staline depuis l’adoption du premier plan quinquennal (1928).
Ce n’est qu’en 1944 que la famille Yachine retourne à Moscou après deux ans de guerre qui ont tellement transformé l’enfant qu’était Lev que ses tantes peinent à le reconnaitre. Le garçon est devenu ouvrier, travailleur assidu et astreint à des horaires strictes dès qu’il remet les pieds dans l’usine n°500, de Touchino cette fois. Le seul plaisir qu’il retrouve n’est pas de recevoir la médaille d’honneur pour les travailleurs de la « Grande Guerre patriotique » mais plutôt de jouer au football, d’abord au pied de son immeuble, comme jadis, puis avec l’équipe de l’usine.
Lev est contraint par l’entraineur d’y occuper le poste de gardien de but, une vraie déception qu’il se borne à camoufler. « Nous étions juste heureux de jouer au foot », indique Yachine dans son autobiographie, louant le goût de l’effort et de la camaraderie commun à tous les joueurs de l’équipe. Si le football lui a permis de surmonter le chagrin lié au décès de sa mère, il est désormais un univers parallèle grâce auquel l’ouvrier échappe au carcan disciplinaire quotidien.
À 20 ans, quel avenir ?
Pourtant, la sujétion à l’usine lui pèse. Les matchs, les parties de pêche et les balades en forêt ne suffisent plus à compenser l’immobilisme dans lequel il se sent enfermé au quotidien. Craignant d’avoir sa vie réglée à 20 ans, il finit même par délaisser le football et tout le reste, se résignant face au mal-être permanent qui le gagne. Pris dans une forme de léthargie, il cesse de se rendre à l’usine, quelque chose s’est brisé en lui. Or, l’absentéisme ressemble à une désertion dans une URSS stakhanoviste où la valeur travail est le fondement de tous mœurs.
Sur les conseils de ses coéquipiers, il s’engage donc dans l’armée, dans la perspective d’effacer ses déboires récents et de continuer à pratiquer différentes activités sportives. Lors de ce service militaire, il devient ainsi le gardien de l’équipe de football. Il enchaine les performances honorables et, après un match anodin, rencontre Arkadi Tchernichev qui lui demande s’il veut rejoindre le Dynamo Moscou, dont il est l’entraineur principal. En acceptant la proposition du club moscovite, qu’il supporte depuis sa tournée en Grande-Bretagne, Lev aperçoit enfin un semblant de lumière.
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Des débuts contrastés
Il ne s’agit pas d’une fin en soi, il serait désormais question de gravir les échelons afin de voir plus haut que le seul centre de formation des bleu et blanc. Le junior se démarque lors d’une opposition entre l’équipe de jeunes et l’équipe fanion par son style singulier, alliant souplesse, vivacité et hardiesse. Un alliage qui lui permet se joindre à la tournée qu’effectue le club dans le Caucase à l’automne 1950.
Titulaire lors de plusieurs matchs, Lev se rend compte à ses dépends de l’immense chemin qu’il lui reste à parcourir pour détrôner Alexei Khomich, portier du Dynamo et de la sélection nationale. Face au Traktor Stalingrad, il se troue une première fois en ratant complètement sa sortie sur un six mètres adverse ; une bourde dont ses coéquipiers et l’entraineur ne lui tiennent pas rigueur, reconnaissant en lui un joueur dont la singularité détonne, mais intrigue plus qu’elle n’exaspère.
Quelques mois plus tard, face au Spartak Moscou, il effectue une mauvaise sortie sur un centre adverse, offrant l’égalisation aux rivaux. Cette fois-ci, c’est un haut gradé du ministère de l’intérieur, affilié au Dynamo, qui s’en mêle et incendie Yachine dans le vestiaire. Sa dernière chance, qui débouche sur une prestation médiocre lors d’une victoire 5-4 face au Dynamo Tbilissi, ne convainc toujours pas.
S’éloigner du football pour mieux y retourner
Relégué sur le banc, il ne joue plus qu’en réserve mais ne perd pas la motivation : il s’inspire du style de Khomich et consigne assidument les informations qu’il accumule depuis le bord du terrain sur les déplacements des joueurs et la construction des actions. S’il s’interroge sur son avenir, il garde en tête que le football est tout ce qui lui reste.
Pourtant, il hésite peu avant d’accepter la proposition de Tchernichev d’entrer dans l’équipe de hockey en tant que gardien à l’issue de la saison 1950. Dans la tête de Lev, il s’agit d’un intermède avant de revenir au football ; il est d’ailleurs courant que des footballeurs soviétiques troquent leurs crampons pour des patins une fois l’hiver venu.
Les saisons qu’il effectue une crosse à la main sont extrêmement bénéfiques pour l’enfant de Bogorodskoe : il joue tous les matchs, impressionne par la qualité de ses réflexes et prend l’habitude de participer activement au jeu de son équipe. S’il porte toujours un intérêt particulier au football, assistant par exemple impuissant à la défaite soviétique face à la Yougoslavie aux JO d’Helsinki (1952), il développe de nouvelles compétences grâce au hockey ; et regoûte même à la victoire lorsque le Dynamo remporte la coupe d’URSS en mars 1953.
Pour les observateurs, le voilà promis à un brillant avenir dans le hockey : extrêmement prometteur, il est pressenti pour intégrer la sélection nationale pour les championnats du monde, son destin est tout tracé. Mais, alors que l’URSS est donnée largement favorite, il refuse sa sélection pour retourner au football.
Un style étincelant
Ce retour est éblouissant. Le 2 mai 1953, face au Lokomotiv Moscou, il impressionne avec son jeu toujours plus atypique, mais sans fausse note cette fois. Pas de six mètres mal jugé, pas de sortie ratée ; Yachine boxe, n’hésite pas à s’éloigner de sa ligne, relance rapidement et participe au jeu : sous les yeux du public, la naissance d’un mythe au football. L’été suivant, Alexei Khomich est transféré au Dynamo Minsk pour céder sa place à la relève.
Et quelle relève. Pierre angulaire du grand Dynamo des années 50, artisan des plus belles pages de l’histoire de la Sbornaïa, « l’araignée noire », en référence à sa tenue et sa cage imprenable, a surtout révolutionné le poste de gardien de but et laissé derrière lui un héritage exceptionnel. Au-delà des chiffres et du palmarès, cet avant-gardiste a marqué le football d’une trace indélébile et a troqué sa casquette d’ouvrier pour celle de héros national en son pays. Égal d’un Gagarine, Yachine aura droit (entre autres) à son jubilé devant plus de 100 000 personnes, à sa statue, au titre d’athlète russe du XXe siècle et donnera son nom au trophée de meilleur gardien du monde.
De gamin d’un quartier ouvrier de Moscou à légende du jeu, le parcours de Lev Yachine n’a pas été sans embûche et dévoile combien les tourments, les doutes et les échecs qu’il a affrontés lui ont permis de se bâtir un destin aussi unique qu’invraisemblable, qui lui vaut d’être toujours célébré. En 2018, il est le premier joueur à être clairement identifiable sur l’affiche d’une Coupe du monde. En extension, il y porte à bout de bras un ballon aux airs de planète Terre. Encore un arrêt pour l’araignée.
Sources:
- François Lasne, Lev Yachine : un roman soviétique, Tiers Livre, 2020.
- L’Équipe, « Quand Yachine tendait sa toile », 20 octobre 2017.
- Laurent Vergne « Lev Yachine, il était une fois la révolution », Eurosport.
- Antoine Jarrige, « Lev Yashin, le grand monsieur du football soviétique », Footballski