9 décembre 1990 : pour la 19ème journée du championnat de France, le leader de celle qu’on appelle encore la Division 1 se déplace chez son dauphin : l’Olympique de Marseille du président Bernard Tapie est opposée à l’AJ Auxerre et à son entraîneur omnipotent Guy Roux. « L’OM attendu au virage » titre le quotidien L’Equipe. Un duel qui excite la France du foot, ravie de voir s’affronter deux rivaux que tout oppose.
L’Olympique de Marseille bombe le torse depuis que Bernard Tapie a racheté le club en 1986 pour un franc symbolique. Le self-made-man français a bâti sa fortune en se spécialisant dans la revente à bon prix d’entreprises qu’il a achetées au rabais. Dès son arrivée à l’OM, fort de sa puissance financière, il a investi massivement dans le recrutement de joueurs stars pour construire une équipe qui gagne en France et en Europe. Il est le pendant hexagonal du roi des médias italiens, Silvio Berlusconi, qui est aux commandes de l’AC Milan.
Tapie, un homme pressé
Tapie bouscule le foot français et ses clubs-associations, dirigés par des présidents « pères de famille », issus de l’économie locale. Leurs objectifs sont modestes mais Tapie, lui, voit grand et va vite ! En un éclair, il a transformé le club moribond en un bel ambitieux : en 1988, Marseille a atteint la demi-finale de la coupe des coupes (perdue face à l’Ajax Amsterdam) et en 1989 il a raflé le doublé coupe-championnat. Chaque année, l’équipe est renforcée à coup de millions, que son président dépense sur ses fonds personnels. Décomplexé, Tapie, grande et belle gueule, fils d’ouvrier et d’aide-soignante, politiquement auto-proclamé « de gauche », assume : cet argent, il l’a gagné et en achetant des joueurs aux petits clubs, il remplit leurs caisses, ils n’ont donc pas à se plaindre !
Roux, « l’éleveur de champions »
En 1990, Auxerre compte 38000 habitants. C’est le chef-lieu de l’Yonne, un département rural à la faible densité de population. La ville ne fait pas parler d’elle, elle n’a pas marqué l’histoire de France. Pourtant, depuis la fin des années 70, les français entendent ou lisent le nom d’Auxerre à la télévision, à la radio et dans les pages sport des quotidiens. En effet, le club de la ville a gravi lentement les échelons de la DH dans les années 60 jusqu’à la Division 1 en 1980. Il a même participé à plusieurs coupes européennes à partir de 1984. L’AJA, Association de la Jeunesse Auxerroise, est un club professionnel certes, mais issu d’une association multisport. C’est l’Abbé Deschamps, le vicaire de la cathédrale d’Auxerre, qui la créa en 1905. L’AJA est menée de mains de maîtres depuis 1963 par deux hommes : le discret président Jean-Claude Hamel et le charismatique entraîneur Guy Roux.
Le coach auxerrois, surnommé par la presse « l’éleveur de champions », façonne années après années des joueurs adolescents qu’il transforme en professionnels performants voire brillants. Il met en avant ses vertus et les dresse comme des étendards : le courage, la discipline, la patience, l’humilité, le bon sens. Il abreuve les médias d’anecdotes croustillantes sur ses méthodes paternalistes. Expert en autodérision, il incarne sciemment le français modeste, économe mais pas radin, adepte des « bonnes vieilles méthodes ». Il incarne la tradition, qui peine à subsister dans un monde qui se libéralise et perd ses principes. Et les français adorent ! Guy Roux atteint le statut de vedette, tout en donnant l’air de ne pas l’avoir voulu.
Pluie de stars et kaiser Franz
L’opposition de style est saisissante entre les deux clubs : leurs modèles économiques et leurs têtes de proue. Elle existe aussi sur le terrain : l’OM arrive au stade de l’Abbé Deschamps avec une équipe C 5 étoiles ». D’abord, le tonitruant anglais Chris Waddle et l’impressionnant brésilien Carlos Mozer : des joueurs de classe mondiale, recrutés à prix d’or par le boss de l’OM. Avec eux, la crème du football français : les immenses Jean Tigana et Manuel Amoros, joueurs de la grande équipe de France de 1982 à 1986. Et aussi le buteur Jean-Pierre Papin élu joueur français de l’année en 1989. Et Basile Boli, défenseur surpuissant formé à Auxerre puis recruté par l’OM. Ou encore Pascal Olmeta, le gardien qui monte, Bernard Pardo, Eric Di Meco, Bruno Germain, tous internationaux français. Sans les blessures, l’OM aurait aussi pu aligner Abedi Pelé le bien nommé, Dragan Stojkovic l’étoile yougoslave et Eric Cantona, le futur king de Manchester United.
Sur le banc, une icône : Franz Beckenbauer. Double ballon d’or dans les années 70, il a occupé pendant 6 ans le poste de sélectionneur ouest-allemand. Cela s’est achevé en apothéose par une victoire en finale de coupe du Monde en juillet 1990 face à l’Argentine. C’est donc l’entraîneur champion du monde que Bernard Tapie a attiré sur la Canebière, pour mettre en ordre de marche la constellation de talents qu’il a recrutés.
Auxerre : joueurs du cru et tactique rudimentaire
De son coté, Auxerre est fidèle à l’image de son gourou Guy Roux : 8 des 11 joueurs sont issus du centre de formation. Parmi eux, deux sont internationaux français : le stoïque gardien Bruno Martini et l’ailier tahitien Pascal Vahirua. L’équipe est complétée par 3 joueurs importés : Alain Roche, défenseur qui était en échec à l’OM l’année précédente. Et Kalman Kovacs, avant-centre hongrois peu connu. Enfin, Enzo Scifo, superbe meneur de jeu belge, qui sortait lui aussi d’une saison difficile à Bordeaux.
La comparaison avec l’effectif marseillais est sans équivoque : moins performant, moins talentueux, moins aguerri. Tactiquement, Auxerre s’appuie sur des principes connus et éprouvés : le marquage individuel strict, un milieu de terrain très travailleur et l’occupation de la largeur avec 2 ailiers qui mordent la craie. Le 4-3-3 à l’ancienne. C’est simple, rustique et efficace : après 18 journées, l’AJA est deuxième du championnat, à 4 points de l’OM.
AJA-OM, choc inédit
AJA-OM est donc le choc du championnat, le grand rendez-vous. Les Ajaïstes succèdent aux Girondins de Bordeaux et au Paris Saint-Germain dans le rôle du rival de l’OM. Ça plaît aux médias, friands de duels avec opposition de styles. Ça plaît à Tapie, excité par l’adversité, comme en politique quand il a affronté Jean-Marie Lepen en prime time à la télévision. Et ça plaît à Guy Roux, ravi de garder le rôle du petit qui dérange les grands de ce monde.
Le décor : le petit stade de l’Abbé Deschamps est rempli et il résonne : près de 20 000 personnes acclament les joueurs locaux et sifflent les marseillais dont les supporters sont restés en Provence. La pelouse est belle : « à Auxerre, on sait faire un gazon bien vert, bien résistant », comme le dit Guy Roux dans une publicité pour un engrais.
Les maillots confirment la différence de standing des 2 clubs : Marseille en maillots bleu PANASONIC, entreprise multinationale de high-tech, et Auxerre en maillots blancs DUC DE BOURGOGNE, producteur régional de volailles. Il parait que l’habit ne fait pas le moine… Contraste aussi sur les bancs : d’un côté, le plébéien Guy Roux, qui crie et qui s’agite, vêtu d’un survêtement bleu. De l’autre, Beckenbauer le tribun: il se tient debout, bien dressé, immobile, dans son grand imperméable blanc. Son visage reste impassible et son regard est masqué par ses grandes lunettes vintage, style inspecteur Derrick.
Auxerre attaque pied au plancher, puis gère
Dès l’entame de match, le milieu de terrain auxerrois met en difficulté l’OM : le trio Guerreiro-Dutuel-Scifo allie qualité technique, volume de courses, intensité et intelligence avec des projections alternées. Ainsi dès la 6ème minute, Scifo fixe 2 joueurs azuréens, décale Guerreiro qui ouvre sur Dutuel. Dutuel progresse puis est fauché par Di Meco : l’arbitre siffle coup-franc. Dutuel le tire puissamment, Olmeta est sur la trajectoire mais commet une faute de main et relâche sur Cocard qui a suivi et qui conclut : BUT !
S’ensuit une mi-temps à la fois intense et frustrante : beaucoup de duels, de tacles, de fautes (la réputation d’Eric Di Meco, surnommé la grande faucheuse, n’est pas usurpée) mais peu de tirs et aucune vraie occasion. Marseille est en possession du ballon, mais Auxerre est bien regroupé dans ses 40 mètres, formant un bloc compact. Le créateur Waddle est muselé par son chien de garde attitré, Stéphane Mazzolini, chargé de le marquer à la culotte. Papin est isolé en pointe, sevré de munition. Auxerre envoie des passes au gardien, encore autorisées à l’époque, pour calmer le jeu et gagner du temps. Enzo Scifo, le capitaine belge de l’AJA, use de sa technique et de son sens du dribble pour sortir de la pression et faire souffler son équipe. La mi-temps arrive : 1-0 pour l’AJA, bien heureuse de virer en tête sans avoir dominé.
Contre-attaques létales
Deuxième mi-temps : elle débute sur le même mode. L’OM fait circuler le ballon facilement jusqu’à 40 mètres du but de Martini. Mais pour alimenter Papin et Waddle, qui sont coupés du reste de l’équipe, les défenseurs et les milieux marseillais doivent contourner le bloc auxerrois par les ailes ou créer des brèches dans l’axe. Les flancs étant verrouillées par les ailiers auxerrois Cocard et Vahirua, l’OM insiste dans l’axe : dribbles, redoublements de passes, recherche d’intervalles entre les lignes. Mais, entre la théorie et la pratique…Car c’est là, dans l’axe du terrain, que le piège de Guy Roux se referme, et comment !
47ème minute : mauvaise passe en profondeur de Tigana suivie d’un fulgurant contre auxerrois commencé puis conclu par Roche qui s’est projeté vars l’avant : 2-0.
50ème minute : nouveau contre auxerrois : initié par Scifo, qui lance Kovacs, qui obtient un corner. Cocard le frappe au 2ème poteau où Scifo plane au-dessus de tout le monde et conclut d’une belle tête. 3-0 !
Et ce n’est pas fini : 1 minute plus tard, Dutuel récupère le ballon dans les pieds d’Amoros et lance encore une contre-attaque : il fonce côté droit puis bascule le jeu sur Kovacs qui aborde la surface marseillaise. Le buteur Hongrois finit le travail : contrôle en pleine course puis tir croisé « plat du pied sécurité » : BUT ! 4-0 ! Le stade explose, les joueurs auxerrois exultent ! Les stars marseillaises baissent la tête, les mains sur les hanches, le regard vide, éberlués par cette avalanche de buts.
« La messe est dite »
En 3 contre-attaques, la meilleure défense de France a craqué, prise au piège du bloc bas auxerrois et de ses transitions rapides. Après ces 4 minutes de folie, le match est joué et l’intensité retombe. Le public chante « Merci Auxerre, merci » et on entend aussi des « Trop payés Marseillais ! » qui n’amusent pas Bernard Tapie présent en tribune. Les olympiens, piqués aux vifs, tentent quand même de sauver l’honneur : incursions de Mozer, dribbles de Waddle, centres de Pardo-Germain-Fournier-Di Meco, montées rageuses de Boli… Mais rien n’y fait. Même Papin échoue à la 56ème minute : en renard des surfaces, sur un ballon qui traîne, JPP frappe à bout portant, mais Martini sort l’arrêt du match. De son côté, l’AJA garde son plan de jeu : bloc compact et reculé, ailes bloquées, récupérations dans l’axe et contres assassins. De cette façon, par deux fois, Scifo puis Kovacs auraient pu alourdir le score dans le dernier quart d’heure. Il n’en fut rien. 4-0 score final.
Les stars marseillaises rentrent vite au vestiaire, refusant d’être interviewées. Côté Auxerre, Guy Roux, évidemment, répond aux micros : fidèle à son image, il minimise la victoire, vante la solidarité et la volonté de ses joueurs. Son ambition, alors que l’AJA talonne l’OM au classement ? « Finir dans les 5 premiers, pas mieux ». Et les joueurs auxerrois : pas de tour d’honneur, pas d’euphorie : le triomphe est modeste.
Marseille change tout, Auxerre s’affaisse
Et la suite ? Le lendemain L’EQUIPE titre en Une : « Auxerre par KO ». Le quotidien se trompe : l’OM va se relever. Vexé par cette déroute mais toujours ambitieux, le président marseillais réagit en big boss et tranche dans le vif : le kaiser Beckenbauer est mis au placard, occupant un poste fictif de directeur sportif. Il est remplacé sur le banc marseillais dès janvier 1991 par le belge Raymond Goethals, vieil entraîneur à la gouaille rieuse, bête médiatique. Il ressemble un peu à Guy Roux, non ? Sur le terrain, adepte de méthodes simples et reconnues, Raymond-la-science reconstruit l’équipe avec un 5-2-3 solide, avec du marquage individuel et avec le talent offensif du trio Pelé-Papin-Waddle. Le succès est au rendez-vous : en mai 1991, Marseille remporte le championnat avec 4 points d’avance. En coupe d’Europe, il atteint la finale de la C1, après avoir éliminé le grand Milan de Berlusconi. Finale qu’il perd aux tirs au but… La saison est donc réussie et Marseille aura su rebondir après la déroute du stade de l’Abbé Deschamps.
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Auxerre terminera le championnat à la troisième place, derrière l’OM et Monaco, en engrangeant moins de points lors de la deuxième partie de saison. Même si l’objectif initial est dépassé, la déception prédomine : le jeu de contre est devenu trop lisible et l’AJA s’est révélée trop dépendante de la forme d’Enzo Scifo. Les espoirs de titre nés du 4-0 infligé à l’OM se sont vite envolés.
Roux-Tapie, irremplaçables
Que reste-t-il de ce duel inattendu, 30 ans après ? Ces deux clubs vivaient leur âge d’or dans les années 90. Aujourd’hui, l’OM ne prétend plus au titre de champion de France et joue les faire-valoir en Coupe d’Europe. L’AJA est en Ligue 2. Les affaires ont rattrapé Tapie, à la fois dans le football (corruption) et hors football (fraude fiscale). Il a dû quitter l’OM dès 1993 mais aussi arrêter la politique et même purger une peine de prison. Après son départ, le club a plongé, endetté et orphelin de son leadership et de son charisme.
Pour Auxerre, la décadence a débuté dans les années 2000, après le départ de Guy Roux, rattrapé par son âge et sa santé. Sans lui, fini les générations dorées de jeunes joueurs formés au club, fini les recrutements malins comme celui d’Enzo Scifo, star belge aux 4 coupes du monde jouées et prêté par l’Inter Milan. Ou encore celui de Laurent Blanc, venu à Auxerre après 3 échecs à Naples, Nîmes et Saint-Etienne. Sans ces coups de maître et sans pépite au centre de formation, l’AJA est progressivement rentrée dans le rang. Malgré le titre-surprise de Montpellier en 2012, Auxerre est le symbole du foot d’avant, un foot qui donnait sa chance aux petits, aux modestes, aux terroirs. Une nostalgie qui résonne toujours dans l’inconscient collectif français, qui oppose encore aujourd’hui la victoire et la manière de l’obtenir.
Auxerre-Marseille : l’affiche du championnat de France 1990-1991 tint toutes ses promesses. Sur le terrain, avec un surprenant Auxerre qui étrilla le grand OM dans un match intense marqué par 4 minutes de folie. En dehors du terrain, les charismatiques Bernard Tapie et Guy Roux animaient les débats dans le paysage mouvant du football français, qui entrait dans l’ère du business et de la gagne.
Sources :
- Footballia.net
- Archives INA « Bernard Tapie invité de L’heure de vérité » 12/06/1990
- L’EQUIPE : éditions du 07/12/1990, du 08/12/1990, du 10/12/1990
Crédits photos : Icon Sport