Lorsque fut mis en place, le 15 décembre 1995, l’arrêt Bosman, la Cour de Justice des Communautés Européennes mit fin à la restriction à trois joueurs étrangers ressortissants de l’Union européenne dans les clubs de l’UE et les autorisait à engager autant de joueurs communautaires qu’ils le souhaitaient. Cette décision entraina inévitablement le départ des joueurs des clubs les moins riches, issus des « pays formateurs », vers les clubs les plus fortunés. Depuis lors, tous les talents planétaires convergent désormais seulement vers quelques équipes. Cette concentration accrue va contribuer à faire émerger l’idée d’une Super Ligue quelques années plus tard.
Le dimanche 18 avril 2021, tard dans la soirée, un séisme de magnitude supérieure à la normale toucha le monde du football. Douze des plus grands clubs européens firent sécession de l’UEFA pour annoncer la création de leur propre compétition. Cette « Super Ligue », est destinée à remplacer la Ligue des Champions. La plus vieille coupe européenne de football, dont le fonctionnement apparait comme obsolète aux yeux des dirigeants de ces clubs, n’engendrait également plus suffisamment d’argent à leurs goûts. Le Real Madrid, le FC Barcelone, l’Atlético Madrid, la Juventus Turin, l’AC Milan, l’Inter Milan, Liverpool, Manchester United, Manchester City, Chelsea, Tottenham et Arsenal s’attendent à ce que ce nouveau championnat génère des revenus considérables et qui leur reviendraient à eux seuls. Ces équipes n’auraient ainsi plus besoin de partager les gains de la diffusion de la Ligue des Champions avec le reste du football européen, ni de se soumettre au règlement, jugé trop contraignant, de l’UEFA.
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Menée principalement par Florentino Pérez et Andrea Agnelli, cette fronde intervient dans un contexte de lourdes pertes économiques pour les clubs de football, renforcées par la pandémie du Covid-19. Également, le dirigeant du Real Madrid, qui a été nommé président de cette Super Ligue, n’a jamais caché sa proximité pour le projet, dont il mène le combat depuis son élection à la tête de la direction madrilène en 2009. Celui-ci souhaite « générer des ressources supplémentaires pour toute la pyramide du football ». « En contrepartie de leur engagement, les clubs fondateurs recevront un versement en une fois de l’ordre de 3,5 milliards d’euros destinés uniquement à des investissements en infrastructures et à compenser l’impact de la crise du Covid-19 », précisait alors le communiqué du lancement de la compétition. Des sommes alléchantes… Si les jours qui suivent finiront par donner raison à l’UEFA, il faut avoir à l’esprit que ce projet de Super Ligue ne date pas d’hier.
La menace fantôme
C’est à la fin des années 90 que la volonté d’établir une Super Ligue européenne de football émerge officiellement. Lancée en 1998, c’est la société italienne Media Partners, spécialisée dans l’organisation d’évènements sportifs et la commercialisation des droits de retransmission télévisée, en concertation avec plusieurs magnats de l’audiovisuel, qui est garante de son organisation. Cette société basée à Milan est présidée par Rodolfo Hecht, ancien dirigeant de la Fininvest qui n’est autre que le holding de… Silvio Berlusconi. Que le président de l’AC Milan soit impliqué dans ce projet est loin d’être surprenant. Depuis près d’une décennie, Il Cavaliere rêve d’une compétition qui, annuellement et continuellement, ne réunirait que les cadors des clubs européens. Dans une interview donnée au Corriere della Sera le 17 mai 1988, l’ancien dirigeant expliquait sa vision rêvée du football européen :
« Dans les coupes européennes, on ne jure malheureusement que par l’imprévisible. Nous devons les transformer en un championnat continental, une formule qui garantirait aux clubs des certitudes sur la gestion et des certitudes économiques. […] Nous pourrions aller jouer à Madrid, à Barcelone à Lisbonne et non pas dans des villages perdus. Inutile de faire de la démagogie : les formations d’un certain niveau, capables de compter sur un large public et sur des recettes conséquentes doivent avoir le droit de rivaliser entre elles. Éventuellement, nous pourrions étudier une formule basée sur des play-off. […]»
Le président de l’AC Milan reproche notamment qu’un trop grand nombres d’équipes du championnat, inférieurement armées, viendraient jouer à San Siro avec pour unique objectif de repartir avec le 0-0. Également, Silvio Berlusconi se désole de ne pas pouvoir affronter chaque année les meilleurs clubs d’Europe, dont par exemple le Real Madrid de son ami Ramon Mendoza.
Ainsi, Il Cavaliere verrait un grand intérêt à ce que le projet voit le jour. Pour l’aider dans sa croisade, deux autres magnats de l’audiovisuel, l’Allemand Leo Kirch et l’Australo-américain Rupert Murdoch. A l’origine de leur alliance, des tractations économiques soutenues par un argument d’ordre sportif : celui de garantir plus de grands matchs, donc davantage de rencontres spectaculaires. Tout cela, bien entendu, est appuyé par l’appât du gain : la quête de nouvelles exclusivités sportives relanceraient l’attractivité de leurs chaînes de télévision respectives. Pour récupérer la plus grosse part du gâteau, Rupert Murdoch et Silvio Berlusconi vont négocier leur entrée au capital du groupe du Bavarois Leo Kirch. Ils projettent de monopoliser l’exclusivité des droits télévisés de cette Super Ligue pour diffuser la compétition sur leurs chaînes respectives.
Néanmoins, il serait incorrect de penser que les tractations pour cette Super Ligue proviennent uniquement de grandes manœuvres capitalistiques d’ordre audiovisuel. En effet, les dirigeants de plusieurs grands clubs européens (dont Silvio Berlusconi fait également parti avec l’AC Milan) travaillent de leur côté depuis des mois sur ce projet de championnat à l’échelle continentale. En outre, l’idée d’une telle compétition séduit ces présidents, qui pourraient alors négocier librement leurs droits télé et en tirer des bénéfices plus conséquents. Ces investissements massifs induits par l’explosion générale des droits TV, dont il faut ajouter une nouvelle guerre des transferts entrainée par l’arrêt Bosman et la ruée vers l’or des talents, avaient ainsi poussé les grands clubs continentaux à lancer pendant cette année 1998 l’idée d’une « Super Ligue ». Ainsi, à l’issue de réunions entre magnats de la communication, investisseurs financiers et avocats d’affaires, le projet de Super Ligue semble plus que jamais en passe de voir le jour.
Le lancement officiel de la Super Ligue
Au cours du mois d’août, le casting de rêve des seize membres permanents qui composeront cette compétition est dévoilé : l’AC Milan, l’Inter, la Juventus, Arsenal, Liverpool, Manchester United, le Bayern Munich, le Borussia Dortmund, l’Olympique de Marseille, le Paris Saint Germain, le Real Madrid, le FC Barcelone, Anderlecht, l’Ajax, le Panathinaikos et le SL Benfica. Seize autres équipes devront être ensuite choisies en fonction de leur classement dans leurs championnats.
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Les trente-deux équipes seraient réparties en quatre poules de huit. Les rencontres se disputeraient du mardi au jeudi, le week-end étant réservé au déroulement des compétitions nationales. Les dirigeants de Media Partners promettent aux clubs une multiplication par douze des recettes, puisque la Super Ligue occasionnerait plus de 12,5 milliards de francs par saison. Chaque club serait assuré de disputer quatorze matches et ces équipes toucheraient entre 130 et 140 millions de francs. Le vainqueur empocherait quant à lui près de 350 millions. C’est trois fois plus que ce qu’avait perçu le Borrussia Dortmund, champion d’Europe l’année précédente, avec un peu moins de 115 millions de francs.
« Nous essayons de créer une ligue détenue à 100% par les clubs. Nous travaillons depuis des années pour développer un projet basé sur notre perception des fans, des clubs et des ligues. » Rodolfo Hecht
Afin de convaincre les plus sceptiques, Media Partners s’est entouré d’acteurs solides et fiables. La banque JP Morgan tient le rôle de garantie financière dans ce projet astronomique. Le cabinet d’avocats international, Slaughter & May, s’occupe de la partie juridique. Deux bureaux d’audit, Deloitte & Touch et KPMG, délivrent quant à eux leurs conseils. Pour s’assurer un bon coup de communication, six agences de relations publiques, dans six pays différents, s’occupent d’informer la presse sur l’avancée du dossier.
Une nouvelle formule
Un mois plus tard, en septembre, Media Partners annonce revoir le déroulé de sa compétition. La société propose une nouvelle configuration et un plus grand nombre d’équipes ! Les équipes fondatrices et permanentes se comptent désormais au nombre de dix-huit et seraient assurées de participer aux trois premières éditions. Et ce, peu importe leurs résultats au cours de la compétition. Pour compléter le tableau, dix-huit autres équipes seraient invitées d’une année sur l’autre. Il s’agirait des champions nationaux de chaque pays.
Ces trente-six clubs seraient répartis en trois poules de douze équipes, chacune affrontant les onze clubs de leur groupe une seule fois, sans match aller-retour. Pour déterminer quelle équipe recevrait, un tirage au sort serait effectué. La phase finale est ensuite bien connue de tous puisque les équipes ayant fini parmi les premières de leur groupe s’affronteraient sous forme de matchs à élimination direct à partir des huitièmes de finale.
Dans le même temps, la société milanaise souhaite également fusionner la Coupe des vainqueurs de coupes et la Coupe de l’UEFA pour en faire la « Pro Cup« . Ce projet pharamineux, qui réunirait pas moins de 96 équipes, se jouerait intégralement sous format à élimination directe et matchs aller-retour. Les vainqueurs des coupes nationales seraient qualifiés d’office et seraient rejoints par les meilleures équipes de ces dix dernières années non retenues dans la Super Ligue.
Si la nouvelle formule de la Super Ligue proposée par Media Partners change quelque peu, ses dotations ne varient pas vraiment. Chacun des trente-six participants aurait la garantie de toucher un peu plus de 140 millions de francs en cadeau d’entrée. Le vainqueur final recevrait entre 345 millions et 400 millions de francs.
Reste désormais la tâche la plus difficile de cette entreprise, faire entendre raison à l’UEFA. Pour cela, Media Partners promet de reverser une partie des bénéfices de la Super Ligue au football amateur. La société propose 600 millions de francs ce qui représenterait trois fois plus que ce qui était distribué par l’UEFA aux fédérations nationales grâce aux retombées des précédentes éditions de la Ligue des Champions.
L’UEFA contre-attaque
Vingt-quatre ans avant le projet de Super Ligue avortée de Florentino Perez et Andrea Agnelli, l’UEFA était bien évidemment déjà totalement opposée à cette idée. En réponse à la révolte de Media Partners et pour surtout dissuader les joueurs d’y adhérer, l’UEFA les menace d’une interdiction de jouer pour leur sélection nationale s’ils participaient à la Super Ligue. Au cours des mois de septembre et d’octobre, des négociations ont alors lieu entre l’UEFA et des représentants des grands clubs européens, membres fondateurs de cette compétition subversive, afin de trouver un accord qui arrangerait tout le monde.
Finalement, fin octobre, les deux parties tombent d’accord. Le format de la Ligue des Champions sera de nouveau revu et entrera en vigueur pour la saison 1999-2000. Désormais, la C1 accueillera un total de 32 équipes à partir des phases de groupe contre 24 auparavant. En outre, pour garantir aux grands clubs de ne pas être les perdants de cette folle histoire, l’UEFA attribuera dorénavant plus de sièges aux nations les mieux classées à son coefficient. Ainsi, au lieu d’avoir deux équipes qualifiées au maximum, l’Italie, l’Espagne et l’Allemagne compteront au mieux quatre représentants tandis que la France et l’Angleterre pourront voir trois équipes de leur championnat dans cette nouvelle configuration. Une décision qui réjouit Lorenzo Sanz, le président du Real Madrid : « l’UEFA a compris nos préoccupations. »
Cette extension de la Ligue des Champions n’est pas sans conséquence puisqu’elle entraine la mort de la Coupe d’Europe des vainqueurs de coupe. En effet, la qualification désormais possible en Ligue des Champions des trois ou quatre clubs des grands championnats rend l’organisation de la C2 impossible, du fait du manque d’équipes susceptibles d’y participer. La saison 1998-1999 sera la dernière de l’histoire. Le trophée est soulevé pour l’ultime fois par la Lazio. Depuis lors, les vainqueurs de coupe non qualifiés pour la Ligue des champions sont reversés en Ligue Europa (anciennement Coupe de l’UEFA).
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Comme l’actualité nous l’a démontré, la Super Ligue est loin d’être définitivement enterrée. A son arrivée à la tête du Real Madrid en 2009, Florentino Perez a remis sur le devant le rêve de ses prédécesseurs Ramon Mendoza et Lorenzo Sanz jusqu’à parvenir à faire trembler l’UEFA de nouveau. Finalement, la énième réforme de la Ligue des Champions, prévue pour 2024, qui s’appuiera sur 36 clubs, ressemble peut être de plus en plus à cette Super Ligue tant décriée.
Sources :
- « FOOTBALL – Officiel : 12 clubs européens annoncent la création de la Super Ligue ! « , Eurosport
- « Il y a 25 ans, l’Arrêt Bosman ouvrait la porte à la Super Ligue », Eurosport
- « Football, the man behind the plan to change football forever », Independent
- « Kirch, Berlusconi et Murdoch cherchent une nouvelle alliance », Le Monde
- « Le nouvel ordre européen du football se met en place », Le Monde
- « Un cercle fermé de 36 invités », Le Monde
- « FOOTBALL : réforme des compétitions continentales »,Le Monde
- « L’UEFA a dû composer avec les grands clubs pour éviter la création de la Superligue« , Le Monde
- « Berlusconi et Murdoch tentent d’imposer une « Superligue » européenne de football »,Les Echos
- « Superlega, la clamorosa previsione di Berlusconi : parlava cosi 33 anni fa« , Milanlive.it
- « The greed of the European Super League has been decades in the making« , The Guardian
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