Il y a tout juste un an, les Libanaises marchaient dans Beyrouth, envers et contre tout, revendiquant une plus grande égalité salariale, une plus grande égalité dans l’héritage, la transmission de la nationalité, le divorce mais surtout une loi unifiée du statut personnel. Dans un pays accueillant 18 communautés religieuses (dont cinq musulmanes et douze chrétiennes), le droit des femmes est régit par le statut personnel religieux et varie donc d’une confession à l’autre. Comme une large partie de la société, le football libanais est empreint de religion. Si les équipes masculines du pays sont déjà au cœur d’une polarisation politique et confessionnelle, ajoutez y le genre féminin et le sujet se complexifie encore un peu plus.
Il est toujours délicat de comparer. Comparer le football masculin au football féminin, mais également comparer le football féminin d’un pays à l’autre puisqu’il se développe de manière bien éparse. Même dans des pays où il est ancré et se popularise depuis plusieurs décennies, tels que l’Angleterre, les Etats Unis ou encore le Brésil, les équipes féminines souffrent et luttent encore contre bien des maux, qu’ils soient économiques, culturels ou politiques.
Au Liban, le constat est similaire mais le sujet est bien plus complexe. En raison de l’histoire particulière et déchirante du pays du cèdre, gangrenée par guerres mondiales et conflits armés internes, les équipes masculines elles même, entre manque conséquent de financement, d’infrastructures adaptées et l’extrême polarisation de la discipline peinent à se déployer sur la scène internationale. Dans ce terrain miné, comment le football féminin libanais parvient-il à se développer ?
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Au football comme à la guerre
Avant d’entrer dans le vif du sujet, un tour d’horizon rapide de l’histoire du football au Liban semble nécessaire.
En 1908, après un long voyage partant de la Manche à la Méditerranée orientale, le football aborde sur les cotes libanaises alors que le pays est encore une province de l’Empire Ottoman connue sous le nom de Moutassarifat du Mont-Liban.
La Grande Guerre éclate. Entre 1915 et 1918, le pays doit faire face à une famine sans précédent et dès le 1er septembre 1920, le Général français Henri Gouraud proclame la naissance du « Grand Liban ». Le pays du cèdre est donc sous mandat d’une nation où le football est déjà ancré dans les mœurs puisqu’il est importé d’Angleterre dès la fin du XIXe siècle. Toutefois, c’est bien la Première Guerre mondiale qui popularise ce sport, puisqu’il est refuge contre les misères et l’infortune.
Le sport et la guerre est un sujet au cœur de nombreuses recherches universitaires telles que celles d’Arnaud Waquet ou de Thierry Terret qui considèrent que les années de guerre constituent un tournant majeur de la place du football au sein de la société française. A cet égard, envoyés au Liban, dans un pays à plus de 4000 km du leur, les soldats français y introduisent la pratique du football, essentiellement dans les communautés chrétiennes et, en 1933, l’Association libanaise de football (LFA) est fondée, devenant une des premières associations de football du Moyen-Orient. Tout juste un an après, en 1934, la Premier League libanaise prend place sur un territoire encore sous mandat français. La première équipe nationale, Beirut XI, nait cette même année mais ne dispute qu’en 1940 son premier match officiel contre la Palestine mandataire. Le match se conclura par une défaite des Libanais 5-1.
En 1943, l’indépendance du pays est proclamée, offrant l’espoir d’une entente durable entre les différentes communautés religieuses présentes sur le territoire. La situation palestinienne et la guerre israélo-arabe de 1948-1949 auront raison de cet espoir. Dès 1975, les tensions inusables éclateront donnant lieu à la guerre civile libanaise jusqu’en 1990. Infailliblement, le conflit paralyse le championnat jusqu’en 1987.
Souvent minimisé, parfois complètement ignoré, le rôle que jouent les femmes dans les changements politiques ou sociaux des pays est pourtant bien souvent signifiant. Par exemple le 12 novembre 1943, la « marche des femmes » est considérée comme l’une des premières manifestations s’inscrivant dans le processus d’indépendance du Liban. Même durant la guerre civile, certaines n’hésitent pas à prendre les armes pour défendre leurs croyances. C’est notamment le cas de Joseline Khoueiry combattante du parti démocrate Kataëb.
Ainsi, dans tous les pans de la société, les femmes libanaises ont su se forger une place bien à elles. Le football n’en est pas une exception.
Il faut toutefois attendre quelques années après la fin de la guerre pour voir naitre la première équipe de football féminin du Liban. En 1997, de jeunes étudiantes de diverses universités de Beyrouth, ainsi que de diverses confessions, forment la première équipe de football féminin au Liban. Il existe aujourd’hui six clubs participant au Championnat de football féminin libanais. Et bien que les équipes féminines souffrent également des différences confessionnelles qui touchent le pays, il y a à ce jour, de plus en plus d’équipes mixtes parce que la jeunesse libanaise est très ouverte sur les différences.
« Un jour, le hijab porté par l’une des joueuses de l’équipe adverse a failli tomber. Nous avons toutes arrêté de jouer et l’avons encerclée immédiatement pour lui permettre de le remettre (…) Le foot nous a introduites aux différentes religions et cultures du monde, ainsi qu’au respect de l’autre » – Danielle Jarrouje, joueuse à l’Eleven Football Pro
Ainsi, la comparaison peut sembler hasardeuse, mais après avoir pris les armes pour sauver leur communauté du conflit interconfessionnel frappant le Liban, les Libanaises, balle au pied, luttent d’une autre manière et contre d’autres maux.
Le football féminin comme plateforme au changement social
A son arrivée dans le pays du cèdre, le football est un sport élitiste, pratiqué par de jeunes étudiants occidentalisés provenant de milieux sociaux aisés et séduits par les valeurs de la révolution industrielle porté par le Grand Liban. Dès lors, the Beautiful Game s’affirme comme l’incarnation parfaite des valeurs de division des tâches et d’égalité des chances, comme définis par les les sociologues Norbert Elias et Eric Dunning.
Le Liban, comme dans tous les pays du Moyen-Orient, est une société structurée par une répartition des rôles sociaux fortement genrée. Si dans les apparences, les femmes libanaises semblent émancipées et libres, elles font encore face à de nombreuses inégalités. A cet égard, si en 2014 une loi sur la violence conjugale est adoptée, cette dernière ne criminalise toujours pas le viol conjugal. En outre, les délits d’adultère ne sont pas punis de manière égale entre les genres. Ainsi, les droits et intérêts des femmes libanaises ne sont que très peu pris en compte et des valeurs patriarcales sont préférées par les lois en vigueur.
Dès lors, le football devient pour ces jeunes femmes un moyen d’échapper aux injustices et de briser les barrières sociales, religieuses et culturelles qui s’imposent bien trop souvent à elles. A cet égard, de nombreuses scènes de football, regroupant filles comme garçons peuvent être aperçues dans les rues de villes ou villages libanais.
En 2005, l’équipe nationale libanaise (Lebanese Women’s Football) est créée. Il s’agit d’une des premières équipes nationales féminines à être fondée en Asie de l’Ouest.
Conscientes de ne pas correspondre au profil type féminin représenté par la société libanaise, ces footballeuses sont bien trop souvent stigmatisées et, comme le souligne Charlotte Parmantier, maîtresse de conférence à l’Université de Bretagne, se stigmatisent souvent elles-mêmes dans la vie sociale. Toutefois, ces jeunes femmes portent en elles un espoir et la volonté d’une plus grande reconnaissance. Parce qu’il reste encore tout à faire. Toutefois, c’est ce manque, cette absence, qui les rend fortes.
Dans une interview pour le quotidien libanais L’Orient-Le jour, Danielle Jarrouje, plus jeune joueuse a avoir intégré l’équipe nationale (à 16 ans) a affirmé être « amoureuse et fière de ce qu’elle fait et se moquer de la perception qu’ont les autres d’elle ».
En effet, nombreuses sont les familles, qui, dans un premier temps, sûrement par crainte du regard de la société, étaient hésitantes au choix de leur fille de pratiquer ce sport perçu comme éminemment masculin, et qui les ont finalement encouragé à poursuivre leur passion. A cet égard, Najwa Saad, de confession orthodoxe, est actuellement joueuse au club Beirut Football Academy (BFA), dont l’entrainement a été assuré deux saisons par le coach français Vincent Rautureau. Dès ses 8 ans, elle a été encouragée par ses parents à pratiquer ce sport et elle affirme que son père est « féministe et l’a beaucoup encouragée » dans cette passion.
L’étude de Charlotte Parmantier met toutefois en avant que pour certaines jeunes femmes issues de familles musulmanes, la pratique du football est considérée comme une transgression, mais que cette transgression peut être « négociée ». Ainsi, bien que ces femmes peuvent faire face à un « tiraillement identitaire », selon les termes de Caroline Moulin, docteur en sociologie, et Philippe Lacombe, chercheur en sociologie à l’Université de Haute Bretagne, ces dernières parviennent à combiner les dispositions construites dans la sphère privée et traditionnelle de leur famille avec une pratique assidue du football.
Malheureusement, toutes les jeunes femmes libanaises n’ont pas cette chance. En effet, à certains égards, l’encouragement et la reconnaissance des footballeuses libanaises dépend largement de leur milieu d’origine ainsi que du soutien que peuvent leur apporter leur famille ou autres acteurs de leurs communautés religieuses. Najwa, affirme effectivement que « les parents libanais n’aiment pas que leurs filles jouent au foot parce qu’il estiment que c’est un jeu masculin, parce que, n’oublions pas que la société libanaise est une société essentiellement phallocrate. » En effet, la société libanaise est fortement traditionnelle et la famille a une importance majeure sur le parcours professionnel ou social d’une personne, particulièrement des femmes. Cette dernière se doit d’assurer la continuité de la situation politique et religieuse de son ascendance. Ainsi, la religion et la culture familiale dans lesquelles elles ont évolué peuvent être un frein à la pratique sportive.
Le football féminin libanais a encore un long chemin à parcourir pour faire tomber toutes ces barrières. Si le chemin pour l’égalité est encore insidieux, les footballeuses libanaises représentent, à leur manière, le fer de lance d’un combat social et culturel. Grâce à leurs victoires sur la scène internationale, leur notoriété a su dépasser les frontières.
Premières victoires internationales
Exactement dix ans après sa création, le 23 février 2015, l’équipe féminine U17 remporte le championnat arabe féminin de football. Si l’événement est de taille, puisqu’il représente la meilleure performance du football libanais sur la scène internationale, continentale et régionale (équipes masculines comprises), il n’est pas aisé d’obtenir des informations sur le match en question. Qu’il s’agisse de l’équipe contre laquelle les Libanaises ont joué, du score final ou des buteuses puisque la plupart des articles sur le sujet n’ont pas été complétés. Cette insuffisance conséquente d’informations n’est autre que le reflet d’un manque de reconnaissance ou même d’intérêt pour l’équipe féminine de football libanaise. A cet égard, un article de L’Orient-Le Jour datant de mars 2015 exprime bien le fait que cette victoire des cadettes libanaises a permis au peuple libanais de découvrir – avec incrédulité – qu’ils avaient une sélection nationale féminine.
Finalement, après de longues recherches, certaines informations concernant le match en questions se sont révélées. C’est donc contre Djibouti que l’équipe libanaise s’est imposée 1-0, grâce à un but d’une dénommée Hanine Maher, dont on ne trouve presque aucune autre information.
Plus récemment, en 2018, l’équipe libanaise féminine U18 a battu Hong Kong lors d’un match disputé à Jounieh. En 2020, après avoir battu la Palestine en demi finale, The Lady Cedars U18 ont remporté le Championnat d’Asie de l’Ouest face à Bahreïn. Cette même année, la catégorie U15 a elle-même été victorieuse du Championnat d’Asie de l’Ouest féminin. Malgré les crises que traverse le pays depuis bien trop d’années, ces différents exploits ont redynamisé son football féminin et sont porteurs d’un grand espoir.
Ainsi, ni le potentiel ni la détermination ne manquent aux footballeuses libanaises et rien ne devrait les empêcher de briller sur la scène internationale. Toutefois, ces jeunes footballeuses sont confrontées à un manque conséquent d’infrastructures adéquates et de financements. Il est important de soulever le fait que même l’équipe nationale libanaise masculine, les Cèdres, s’entrainent dans un stade vétuste qui sert également de base militaire.
L’entrainement des joueurs ne se fait donc pas dans les meilleures conditions possibles. Et, si les hommes ont déjà des difficultés à s’entrainer dans des conditions convenables, l’équipe féminine est confrontée à un obstacle supplémentaire. En effet, ces dernières sont souvent dépendantes de l’autorisation de leur compères masculins pour s’entrainer au stade. Elles sont donc tributaires de leur emploi du temps, ainsi que de leur bon vouloir.
Et si cela ne suffisait pas, l’équipe féminine est également confrontée à une absence totale de couverture médiatique. Comme l’affirme la joueuse Yara Bou Reda, joueuse de 20 ans au Stars Association for Sports, aucun match n’est retransmis à la télé et la majorité des Libanais ne se rend pas compte du potentiel extraordinaire de leurs joueuses.
« Je suis sûre que la plupart des Libanais pense encore que le football féminin n’a pas un bon niveau technique, et je pense que s’ils regardent les matches, ils réaliseront que le niveau est bien plus élevé que ce à quoi ils s’attendent » -Yara Bou Rada
Tout d’abord, une plus grande sensibilisation semble nécessaire dès le plus jeune âge, qu’il s’agisse de campagnes publicitaires ou même d’encourager les jeunes filles à poursuivre vers une voie qui peut leur paraitre inaccessible. Plus il y aura de femmes libanaises footballeuses, plus l’intérêt du public grandira, entrainant de surcroit avec lui des acteurs et financements qui permettront à l’équipe d’atteindre pleinement son potentiel.
Ainsi, le manque d’investissement allant de paire avec un manque d’intérêt médiatique freinent une équipe qui réunit pourtant toutes les conditions pour rayonner au niveau mondial. Toutefois, Molière n’a surement pas tort lorsqu’il affirme que « plus grand est l’obstacle, et plus grande est la gloire de le surmonter. »
Le ballon, porteur d’espoir
Aujourd’hui, selon un classement établi par la Fédération d’Asie de l’Ouest de football, la sélection féminine libanaise se classe troisième, derrière Bahreïn et la Jordanie. Un classement fortement prometteur pour The Lady Cedars.
En outre, depuis quelques années, de nombreuses associations ou comités tels que la Girls Football Academy (GFA) depuis 2011 ou le Lebanese Women’s Football (LWF), créé en 2005 et rattachée à la fédération locale de la discipline ambitionnent de rendre plus accessible la discipline à toutes les femmes libanaises. En effet, à leurs débuts, nombreuses sont les jeunes filles qui sont contraintes à des entrainements en compagnie des garçons, puisque presque aucune structure n’est mise en place pour les encadrer et développer au mieux leur potentiel. Ce fut notamment le cas de Najwa ou encore de Yara Bou Reda.
Néanmoins, il existerait aujourd’hui, tous niveaux confondus, 17 clubs féminins. Un chiffre très encourageant. Bien que « comparé aux nombreux clubs masculins existant, il reste limité, mais savoir qu’aux quatre coins du Liban, toutes communautés confondues, il existe un club féminin de foot est déjà une belle façon de prouver que cette discipline a sa place » affirme Faten Abi Faraj, chargée de communication au sein du LWF.
Pour Najwa, ce qui pourrait améliorer la participation des filles au foot c’est « l’encouragement des autorités libanaises pour le jeu en apportant aux clubs une aide financière, ainsi qu’un encouragement d’équipes étrangères européennes, notamment françaises. »
On dit de la ville de Beyrouth qu’elle a ressuscité sept fois. Face aux obstacles, le Liban ne s’abat pas, mais lutte. Puisque lorsqu’on est libanais, on ne perd jamais espoir. Quelque soit le domaine. Et si le chemin est encore long et parsemé d’embûches, il ne fait aucun doute que les joueuses libanaises relèveront tous les défis qui se présenteront à elles, puisque ce qui caractérise au mieux le football féminin libanais est l’immense détermination de ses joueuses. Et comme l’affirme Wael Gharzeddin : « le meilleur est encore à venir ».
Sources :
- Entretien avec Najwa Saad, joueuse au Beirut Football Academy, réalisé le 06 mars 2021
- Maria El-Hage, « Le foot dans la peau », L’Orient-Le jour, 14 janvier 2021
- Makram Haddad, Interview express : « J’espère que la victoire au Qatar sera un nouveau départ pour le foot féminin au Liban », L’Orient-Le jour, 7 mars 2015
- Johana, Webhé, « Au Liban aussi les femmes ont leur place sur un terrain de foot », L’Orient-Le jour, 27 juin 2019
- Parmantier Charlotte, Footballeuses et musulmanes : des transgressions négociées, Migrations Société, 2015/1 (N° 157), p. 33-50. DOI
- Maria Baradhi, « Leading Women in Football: Yara Bou Rada », FA Lebanon, 6 juin 2020
- « Les Libanaises prennent la route du succès », FIFA.com, 23 septembre 2015
- Nadim Afiouni, « Women’s National Team head coach Wael Gharzeddine : the best is yet to come », lebfootballreview.com, 2 mars 2020
Credits Photos : Icon Sport