L’Argentine est sans aucun doute l’un des plus grands pays de football. Les résultats bruts nous forcent déjà à le constater puisque l’équipe nationale a remporté deux fois la Coupe du monde et quatorze fois la Copa America. Les clubs du pays sont également performants avec 25 sacres en Copa Libertadores dont le record de sept pour l’unique CA Independiente. Le second club le plus titré d’Amérique du Sud est Boca Juniors avec six titres. River Plate en compte quatre, tout comme Estudiantes de La Plata.
LIRE AUSSI : Menotti et Bilardo, une confrontation d’idéologies
Néanmoins, si on ne résume la grandeur d’un pays que par les résultats, le Brésil peut mettre en avant ces cinq Coupes du monde, l’Italie ses quatre titres mondiaux ainsi que les résultats de ses clubs en Ligue des Champions et l’Espagne peut ajouter ses 18 coupes aux grandes oreilles aux titres de La Roja. Il faut donc trouver plus que des trophées pour mettre fin au débat déjà inutile de plus grand pays de football. Nous choisirons celui de la culture.
À ce petit jeu-là, l’Argentine semble sortir largement devant ses concurrents. L’Angleterre, terre de naissance du football et de son règlement, peut compter sur de nombreux grands auteurs. De la même façon, l’Uruguay compte le talentueux Eduardo Galeano, qui semble cependant trop seul. Au contraire, l’effectif de l’Argentine est pléthorique sur le terrain de la culture et de l’intellect. Il est possible de voir cet impact par les différentes idées prônées par les entraineurs du pays.
Quantité et qualité d’entraineur
Au début de la saison 2020/21, l’Observatoire du football du CIES réalisa une étude sur le nombre d’entraineur s’expatriant et l’Argentine arrivait largement en tête avec 68 coachs. L’Espagne, deuxième du classement, en comptait 41 et la France, dixième, seulement 14. Lors de la dernière Coupe du Monde, l’Egypte, l’Arabie Saoudite, le Pérou et la Colombie avaient un sélectionneur argentin, en plus de Jorge Sampaoli à la tête de l’Albiceleste. Celui qui est aujourd’hui à Marseille a rejoint Mauricio Pochettino en France, quand Eduardo Coudet est allé en Espagne avec Diego Simeone. Marcelo Bielsa est, lui, toujours le seul Argentin sur les bancs de Premier League.
Lors de la Copa America qui ouvre ses portes le 11 juin prochain, quatre pays auront sur leur banc un Argentin. L’Albiceleste évidemment avec Scaloni mais également le Paraguay de Berizzo, l’Equateur d’Alfaro et le Pérou de Gareca. Quatre c’est également le nombre de coachs argentins qu’il y avait en demi-finale de la Copa America 2015 remportée par le Chili de Sampaoli. La sélection chilienne peut justement remercier la culture argentine. Le passage de Bielsa entre 2007 et 2011 a emmené une professionnalisation qui aboutira aux sacres continentaux de 2015 et 2016 sous les ordres de deux autres argentins : Jorge Sampaoli et Juan Antonio Pizzi.
Cette année, le titre acquis par l’Atlético du Cholo ou la très bonne saison du Leeds du Loco prouve qu’en plus de la quantité d’entraineurs argentins, la qualité est souvent présente. Avant eux, de nombreux coachs ont réussi comme José Pékerman, Jorge Valdano ou encore Ricardo La Volpe. Ce dernier, à l’instar de Bielsa au Chili, a permis au Mexique de rehausser ses ambitions par le jeu avec sa célèbre relance. Tata Martino, lui, emmena la modeste équipe du Paraguay en quart de finale du mondial 2010.
L’Argentine et la pluralité d’idée
Chacun a sa propre philosophie de jeu. Cependant, dans un pays aussi particulier que l’Argentine, tous doivent se dire d’une école : celle menottista ou celle bilardista. Elles portent le nom de leurs plus célèbres professeurs, César Luis Menotti et Carlos Bilardo. Le premier est champion du monde 1978 et prône un jeu bien plus offensif que son rival, champion du monde 1986. La mésentente des deux hommes s’est déplacée sur le terrain et est devenue la plus grande opposition d’idées dans le football. Bien avant les confrontations entre le Barça de Guardiola et le Real de Mourinho, il y avait celles entre Menotti et Bilardo.
El Flaco Menotti est la référence du toque argentin, ce jeu fait de passes aussi rapides que nombreuses. Son football est romantique, presque utopiste, mais ne l’empêche pas de remporter la Coupe du monde 1978, la première du pays. Celui que l’on présentait alors tel un intellectuel – au sens péjoratif du terme, s’il y en a un – continua de penser que le résultat brut n’importait guère par rapport à la manière d’y arriver. C’est en ce point que la pensée menottiste a fait de nombreuses émules allant de Bielsa à La Volpe et en dépassant les frontières avec Cruyff ou Lillo.
El Narigon Bilardo et son projet de jeu sont aux antipodes de son rival. Difficile de lui donner tort en termes de résultats bruts, avec la sélection argentine, puisqu’il remporte le mondial 1986 et atteint la finale de la même compétition quatre ans plus tard. Quand Menotti préférait avoir un groupe moins talentueux mais en total accord avec son idée, Bilardo n’avait d’yeux que pour Maradona quitte à ne plus se soucier de la force du collectif. Ces deux philosophies de jeu sont aujourd’hui encore antagonistes et Daniel Jeandupeux l’explique dans les colonnes du Temps :
« Deux choses m’avaient frappé. D’abord, ils se ressemblaient tous alors qu’ils avaient chacun un style très différent. Tous avaient un grand savoir-faire et une idée très claire de ce qu’ils voulaient et, ce qui m’avait surpris, beaucoup de pragmatisme, y compris chez les plus idéalistes. Menotti et Valdano étaient aussi des gens habitués à faire avec peu, à composer avec les difficultés de la vie et les problèmes de la société. La deuxième chose qui m’est restée, c’est cette dualité du football argentin, où le talent et la hargne cohabitent. C’est un football de contrastes, pas du tout monocorde, traversé par des courants contradictoires qui s’opposent mais aussi se nourrissent l’un l’autre. Je crois beaucoup à l’opposition de styles et le football argentin c’est ça : une confrontation permanente qui pousse à la réflexion.«
Mentors et disciples
Les deux exemples les plus frappants d’entraîneurs argentins aux idées diamétralement opposées sont Marcelo Bielsa et Diego Simeone. Impossible de dire si ces deux hommes puisent l’ensemble de leurs inspirations chez leurs ainés mais la filiation est tout de même envisageable – malgré le fait que l’entraineur de l’Atlético ne cache pas avoir appris énormément sous les ordres de Bielsa en sélection. Surtout lorsqu’on sait à quel point le sentiment d’appartenance est important en Argentine au même titre que la figure du mentor.
De nombreux entraineurs se disent inspirés par Bielsa, parmi lesquels Jorge Sampaoli ou Gabriel Heinze. El Loco balayait cette idée d’un revers de main disant à Fox Sports : « Je pense que Sampaoli n’est pas mon disciple. Premièrement parce que ce mot n’est pas compatible avec moi et deuxièmement parce que j’ai remarqué qu’il est meilleur que moi« . Lui-même a eu son mentor en la personne de Jorge Griffa. Ce dernier n’est pas l’Argentin le plus connu en France mais a eu un impact considérable sur la carrière du coach de Leeds. À Newell’s, Griffa a laissé le jeune Bielsa s’occuper des catégories inférieures du club avant de lui laisser sa propre succession en équipe A. À ses côtés, celui qui est aujourd’hui inspecté chaque week-end a appris beaucoup du football notamment sur le rapport avec les jeunes joueurs.
D’autres relations footballistiques sont à noter avec, par exemple, Ruben Omar Romano qui s’inspire grandement de Ricardo La Volpe. Même le grand Carlos Bilardo a appris de son ancien entraineur à Estudiantes, Osvaldo Zubeldia. Tous ne puisent néanmoins pas leur inspiration d’entraineurs les ayant coaché, en témoigne Jorge Valdano à propos du sélectionneur avec qui il a été sacré champion du monde 1986 : « Avoir été sous les ordres de Bilardo renforce au contraire mon identification au menottismo. Je lui reconnais une obsession, qui est contagieuse, mais sa manière de sentir le football aboutit à un ordre quasi militaire qui me déplaît« .
Les Argentins, ces intellectuels du football
Jorge Valdano a été joueur à succès en étant champion du monde en 1986 et double vainqueur de la Coupe de l’UEFA avec le Real Madrid. En tant qu’entraîneur, il priva de titre deux années de suite les Merengues alors qu’il était à la tête du modeste CD Tenerife avant de rejoindre la Maison Blanche. Il a ensuite enchainé des postes de directeur sportif et de consultant. C’est dans ce dernier rôle que le magnifique joueur d’antan retrouve de sa superbe et se voit même surnommé El Filósofo. Ses nombreuses prises de parole montrent l’approche culturelle avec laquelle l’Argentine traite le football.
C’est en ce point que Valdano se dit de l’école menottiste. La philosophie de jeu trouve son sens premier lorsque Jorge Valdano, César Luis Menotti, Jorge Griffa ou Angel Cappa prennent la parole. Ce dernier a fait la quasi-intégralité de sa carrière d’entraineur en Amérique du Sud et est sûrement davantage connu pour ses discours que pour ses résultats. Celui qui a découvert Javier Pastore a été adjoint de Menotti à Peñarol et de Valdano à Tenerife. Une histoire de mentors, de disciples et d’intellectuels.
L’Argentine est un pays particulier. Une nation qui a vu des joueurs comme Maradona, Batistuta, Riquelme ou Messi accorde presque plus d’importance à l’entraîneur qu’à ses hommes. Jorge Valdano théorise une nouvelle fois : « Pendant très longtemps, l’entraîneur a été en Argentine un personnage secondaire. Le renversement est né d’une guerre : le menottismo contre le bilardismo ». Le fait d’avoir deux écoles aux pensées diamétralement opposées prouve l’importance de la culture dans le football.
Sources :
- « Le «técnico» argentin, la folie maîtrisée », Le Temps.
- « Pourquoi les sélectionneurs argentins règnent sur l’Amérique », Slate.
Crédits photos : Icon Sport