2002 représente sans doute une année charnière du football mondial. D’un côté, ce sport est en pleine globalisation, l’arrêt Bosman ayant eu le temps de produire ses effets, de l’autre, la Coupe du monde se dispute pour la première fois sur le continent asiatique. La première Coupe du monde du millénaire entérine les évolutions footballistiques déjà à l’œuvre. A l’aube de la compétition, l’Argentine de Marcelo Bielsa fait figure d’épouvantail, les observateurs sont unanimes, l’Albiceleste n’a jamais été aussi forte depuis le départ de Maradona.
Comment ne pas voir dans la sélection argentine un favori en puissance pour la victoire finale ? Qui peut les concurrencer ? La France évidemment fait figure de candidat sérieux à sa succession, le Brésil fait également bonne figure et on se dit qu’éventuellement l’Angleterre ou l’Italie peuvent créer la surprise. Oui, mais voilà, l’Argentine compte dans ses 23 quelques-uns des joueurs les plus performants des dernières années. Contrairement aux Français qui squattent les XI de tous les mastodontes européens, la plupart des Argentins évoluent dans des clubs moins attendus, mais pourtant très en vue.
La Lazio (Crespo, Simeone, Sorin, Lopez), l’AS Roma (Samuel et Batistuta) et le Valence CF (Ayala, Aimar, Gonzalez) en tête. Des clubs qui, grâce à leurs Argentins, marquent le début des années 2000. Et puis, en plus de pouvoir compter sur des cadres expérimentés (Burgos, Batistuta, Simeone, Caniggia), l’Albiceleste regorge de joueurs talentueux au sommet de leur art (Kily, Ortega, Veron, Zanetti …). Sans oublier le jeune prodige, successeur putatif de D10S, Pablo Aimar. Une liste très sélective concoctée par El Loco qui se permet même de ne pas appeler Riquelme et Saviola, sans que ça ne choque personne.
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L’Albiceleste arrive donc au Pays du soleil levant la tête haute, sûre de ses forces. À raison. 2002 s’apparente à l‘aboutissement d’un processus plus long initié après 1994. La Coupe du monde américaine et les déceptions qu’elle a suscitées en Argentine ont fait réaliser aux Argentins que Maradona n’était pas éternel et qu’il fallait absolument pérenniser la présence argentine au sommet du football international. A partir de 1994, la fédération prône un jeu offensif et créatif, mise sur les jeunes et accorde une importance particulière au bien être des joueurs.
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Cette nouvelle approche se traduit par le recrutement de José Pékerman à la tête de la sélection U20 de l’Argentine. Formateur expérimenté, coach à l’écoute et plein de flair, il dirige les jeunes jusqu’en 2001, récoltant au passage trois Coupes du monde des moins de 20 ans (1995, 1997, 2001). Son travail de fond permet l’émergence d’une génération dorée dont la mission est évidente: renouer avec le succès qui échappe à l’Argentine depuis 1993. À l’issue d’une Coupe de Monde 1998 satisfaisante mais frustrante, Daniel Passarella quitte la tête de la sélection et Pékerman apparaît alors comme son successeur naturel. Pékerman refuse pourtant le poste et propose d’installer Marcelo Bielsa au poste de sélectionneur tandis que lui endosse le rôle de manager général. Un duo qui fait ses preuves immédiatement, si efficace qu’il est rapidement jalousé par le voisin brésilien en la personne de son sélectionneur Luiz Felipe Scolari qui déclare en juillet 2001 :
“Mon idée est de faire ce que l’Argentine a fait avec Pékerman et Bielsa. Après l’élimination de la Coupe de monde 1998, l’Argentine a formé une équipe de travail sérieuse qui lui permet aujourd’hui de dominer clairement les éliminatoires de la Coupe du monde 2002. […] Je crois que tout a commencé avec les jeunes sélectionnés”.
L’Argentine exerce une domination totale sur les éliminatoires de la zone Amérique du Sud et ne concède qu’une seule défaite en 18 matchs, terminant même avec 12 points d’avance sur le deuxième. En parallèle, le Brésil est à la peine et n’assure sa qualification qu’à la dernière journée. Cette campagne exceptionnelle vaudra même à Marcelo Bielsa la récompense de meilleur sélectionneur de l’année 2001, alors même que l’Argentine a refusé de prendre part à la Copa América de la même année en raison des lacunes sécuritaires en Colombie. Logiquement donc, on pense la Coupe du monde 2002 préemptée par une Argentine presque parfaite.
L’Argentine Bielsiste
L’Argentine de Marcelo Bielsa se présente dans un classique mais modulable 3-3-3-1. Fidèle à ses principes, Bielsa attend de ses défenseurs centraux qu’ils créent le premier décalage en jouant haut sur le terrain. Mauricio Pochettino, axe droit, et Diego Placente, axe gauche, assurent la relance alors que Walter Samuel évolue dans un rôle de stoppeur. Les latéraux, Sorin et Zanetti, sur la même ligne que Simeone, n’hésitent pas à rentrer dans le cœur du jeu pour libérer de l’espace pour les milieux excentrés (Ortega, Aimar ou Gonzalez). Veron doit se comporter comme un meneur de jeu reculé attirant les joueurs adverses vers lui afin de libérer de l’espace pour ses coéquipiers qui rentrent alors à l’intérieur avec l’intention finale de trouver le tueur, Gabriel Batistuta. Fort de ce système innovant, Bielsa entend dominer la Coupe du monde comme il a dominé la zone Amérique du Sud.
L’Argentine hérite pourtant d’un groupe moins clément que l’autre favori, la France. L’Angleterre, le Nigéria et la Suède forment avec l’Argentine le groupe F de cette Coupe du monde en Corée du Sud et au Japon. Un groupe de la mort donc puisque le Nigéria peut toujours compter sur sa génération dorée victorieuse des Jeux olympiques 1996, qui avait d’ailleurs éliminé l’Argentine. Une équipe imprévisible à l’image des Jay-Jay Okocha, Nwankwo Kanu ou Taribo West. La Suède, de son côté, ne fait pas figure de favori du groupe, mais inspire la méfiance, la présence du Soulier d’or 2001, Henrik Larsson, suffit à prendre la Suède au sérieux. Et enfin, l’Angleterre, l’ennemi ultime de l’Argentine : deux pays entre lesquels s’est installée une forte tension, entre football, nationalisme et politique. Alors que la Main de dieu et le But du siècle avaient répondu à la guerre des Malouines, l’élimination anglaise de 1998 ne connaissait pas encore de vengeance. Élimination douloureuse pour les anglais qui, portés par un formidable Owen, avaient cru à leur bonne fortune. Groupe relevé et à prendre au sérieux donc, mais en apparence rien d’insurmontable pour une équipe invaincue depuis deux ans. En apparence seulement.
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L’Argentine débute pourtant idéalement ce mondial. Dans un match piège, l’Albiceleste déroule tous les principes footballistiques de son gourou. Qualité technique et pressing de tous les instants étouffent les Nigérians dont les attaquants ne verront pratiquement pas le cuir. Les Argentins harcèlent le portier adverse, près de 30 tirs tout au long du match, sans parvenir à concrétiser jusqu’à ce que Veron trouve sur corner Batistuta au deuxième poteau qui marque de la tête dans un angle quasi impossible. L’Albiceleste semble donc réussir la belle opération du jour en dominant de la tête et des épaules ce match piège et profite aussi d’un nul entre la Suède et l’Angleterre pour prendre la tête du groupe. Cette première impression, trompeuse, occulte les difficultés argentines, l’animation est inégale selon les côtés, Batistuta apparaît parfois esseulé, Veron semble distant et surtout, on constate une incapacité terrifiante à transformer les occasions en but. Des raisons suffisantes pour associer Batistuta et Crespo en pointe au prochain match ? Pas pour El Loco, certain de son système.
La revanche des Three Lions
Confiante, l’Albiceleste retrouve son rival anglais pour un match décisif et potentiellement qualificatif pour l’Argentine. El Loco ne procède qu’à un seul changement : Kily Gonzalez remplace Claudio Lopez sur le côté gauche. Les Argentins entament plutôt bien la rencontre et maîtrisent le rythme du match. Les quelques travers de l’Albiceleste rejaillissent rapidement. Juan Sebastian Veron, le capitaine, semble totalement dépassé par les événements. A l’image de sa saison avec Manchester United, il est incapable de se montrer décisif et va traverser ce match comme un fantôme. Veron, pourtant encensé par Sir Alex avant son départ, semble en perdition totale, en manque de confiance et rate les gestes les plus élémentaires.
En plus, tactiquement, Veron n’arrive pas à trouver sa place dans le 3-3-3-1 de Bielsa. Il ne prend jamais réellement la mesure de ce rôle de meneur de jeu reculé. Censé orienter le jeu, on le retrouve plus souvent dans les pâtes de Simeone qu’en train de servir Zanetti, Sorin ou Gonzalez. L’homme clé de Bielsa durant les éliminatoires semble dépassé. À la 22ème minute, après une perte de balle de Véron dans le rond central, Michael Owen rappelle de mauvais souvenirs à l’Argentine en clouant Cavallero sur ses appuis. Heureusement pour les coéquipiers de Juan Sebastian, la frappe d’Owen heurte finalement le poteau. En dehors de ça, l’Argentine montre tout de même un visage séduisant, les circuits de passe sont travaillés, l’animation est bonne, les deux paires Zanetti/ Ortega et Sorin/ Gonzalez fonctionnent parfaitement. Quand Zanetti rentre à l’intérieur, Ortega colle la ligne et attire Ashley Cole. Pareil côté gauche sauf que Sorin prend véritablement le couloir tandis que Gonzalez évolue plus à l’intérieur afin de pouvoir utiliser sa lourde frappe. L’Argentine joue haut et semble en mesure d’étouffer l’Angleterre qui mise largement sur la précision de Scholes ou Beckham pour trouver Owen dans la profondeur.
Pourtant, ce bloc anglais tient, il manque un rien aux Argentins pour faire exploser le verrou anglais, il manque précisément un Véron au top capable d’évoluer en meneur reculé ou en box to box pour soutenir un Batistuta trop seul devant. Et alors que l’on commence à douter de la solidité argentine, Owen obtient à la 44ème un penalty transformé dans la foulée par David Beckham. Après la pause, Aimar remplace Véron et apporte plus de variété dans le jeu argentin.
Dès les premières minutes, le jeu argentin change et Aimar permute à l’envie avec Ortega. L’Angleterre tient en seconde mi-temps, Ferdinand et Campbell musellent un Batistuta nerveux, et se montre dangereuse à chaque contre. Une frustration énorme pour les Argentins qui ont dominé le match mais ont été terriblement inefficaces.
L’Argentine, victime du groupe de la mort
À l’issue de la deuxième journée, rien n’est fait, l’Argentine est qualifiée en cas de victoire et un match nul peut même suffire en cas de défaite anglaise. Bielsa change trois joueurs par rapport au match contre l’Angleterre et assiège le but suédois dès l’entame de match. Les Scandinaves repoussent incessamment les assauts argentins et, à l’heure de jeu, le match bascule. L’Argentine, à qui il ne manquait qu’un seul but pour prendre son destin en main, se fait crucifier sur un coup franc magistral, aux 30 mètres, d’Anders Svensson. La défense argentine sombre et frôle le naufrage d’abord sur un centre en retrait mal dégagé par Pochettino puis sur une frappe de Andreas Andersson qui s’écrase sur la barre transversale du but de Cavallero.
Dans les dernières minutes, Ortega obtient un penalty et relance le scénario du match. Il s’élance, échoue, mais Crespo suit la trajectoire et inscrit le deuxième but argentin de la compétition. Il reste alors cinq minutes pour marquer et se qualifier. Cinq minutes d’espoir, l’espoir tourne pourtant à l’amertume.
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Incapable d’être tueuse face au but, l’Argentine sort la tête basse d’un mondial qui aurait du être le sien. Paradoxalement, l’Argentine reste l’une des équipes les plus séduisantes du tournoi, les Argentins ont, à chaque match, étouffé leurs adversaires et dicté le rythme des rencontres. Les hommes de Bielsa ont pourtant buté contre des équipes regroupées dans leurs trente derniers mètres. On peut penser que Bielsa aurait pu aligner Crespo aux côtés de Batistuta, mais El Loco ne procède pas par tâtonnements, et pourquoi remettre en question un système qui a fait ses preuves depuis deux ans ? Néanmoins, Bielsa aurait pu adapter davantage son système pour amener plus de présence dans l’axe dans la mesure où Véron, pièce maîtresse, est passé à côté de sa compétition.
Malgré cet échec, la fédération argentine privilégie une approche sur le long terme, et, satisfaite du travail effectué par Marcelo Bielsa, elle le conserve jusqu’en 2004, à raison puisque Bielsa connaît le meilleur pourcentage de victoires à la tête de la sélection argentine. L’Argentine atteindra la finale de la Copa América 2004 contre le Brésil, passera proche de l’emporter avant d’être foudroyée par Adriano. Bielsa remporte tout de même les Jeux olympiques 2004 et offre ainsi le seule trophée manquant à l’Argentine. Pourtant, nombre de supporters ne pardonneront jamais cet échec, conscients qu’une génération comme celle-ci ne se présente qu’une seule fois dans une vie. 2002 marque la fin d’une ère, Simeone, Batistuta et Caniggia ne reviendront plus en sélection, et un tournant dans la carrière de Bielsa.
Sources :
- Salim Lamrani, « Marcelo Bielsa et la sélection argentine: un autre regard », AgoraVox
- Régis Delanoë, « Le Mondial 2002 était-il vraiment si pourri que cela ? », So Foot
- Blandine Hennion, « Déçu de voir autant d’occasions de but manqués », Libération
- Eric Collier, « L’Argentine prête à sacrifier Véron », Le Monde
- « F comme facile pour l’Argentine? », Les Cahiers du football
- Romain Laplanche, Le mystère Bielsa, 2017
Crédits photos : Icon Sport