Nous sommes le 25 juin 1978 au stade Monumental de Buenos Aires, célèbre antre de River Plate, où se dispute la finale de la Coupe du Monde entre Argentins et Hollandais. A quelques kilomètres de là, les sous-sol de l’Ecole Supérieure de la Mécanique Marine servent de salles de torture. Pendant que la foule argentine acclame ses héros bleus ciel et blancs, des opposants du régime de Jorge Videla sont assasinés dans le plus grand secret. Depuis deux ans, le « Général » Videla mène une « guerre sale » qui consiste à torturer et tuer les personnes soupçonnées d’opposition à La Junte. Malgré les attrocités de celle-ci, la FIFA décide de maintenir la compétition mondiale en Argentine. Une aubaine pour Videla qui ne souhaite que la victoire de l’Albiceleste pour faire rayonner son régime.
Arrivé au pouvoir en 1976 en destituant Isabel Perón, Jorge Videla mène une politique intérieure sans pitié. Il veut « stopper le cancer marxiste » et « défendre la grandeur de la civilisation catholique contre les rouges et les juifs ». On compte 30000 disparitions en sept ans de règne. Lorsque la FIFA annonça le maintien du mondial en Argentine, certains pensèrent que l’organisation entretenait de bonnes relations avec les dictatures sud-américaines. D’autres estimèrent qu’elle faisait preuve de faiblesse face au régime dictatorial argentin. Quoiqu’il en soit, Videla avait réussi à accueillir la compétition et espérait grandement le sacre de son pays pour faire oublier la répression et, par la suite, la reconnaissance internationale de son pouvoir. Cette Coupe du Monde 1978 était déjà la plus controversée bien avant son commencement.
Appel au boycott
Comme en 1934 quand Mussolini était à la tête de l’Italie lorsque le pays organisa le mondial, le football va servir à Videla de propagande positive. En raison de cette situation, de nombreux appels au boycott vont fleurir dans le monde entier et surtout en France, pays des Droits de l’Homme. Dans l’Hexagone, des intellectuels comme Jean-Paul Sartre, Simone Signoret ou Claude Manceron s’expriment pour empêcher les joueurs français de se rendre en Argentine. L’écrivain Marek Halter écrit une tribune dans Le Monde, appelant également les acteurs de la compétition à ne pas s’y rendre :
« En 1936, nos parents n’ont pas pu empêcher les sportifs de se rendre aux Jeux Olympiques de Berlin et de faire le salut nazi devant un Hitler ébahi. Deux ans après, ils assistaient impuissants à la Nuit de Cristal . Lançons ensemble un appel à tous les sportifs et leurs supporters qui doivent se rendre en Argentine. »
Michel Hidalgo a lui aussi été victime de ce mécontentement ambiant. En effet, à la veille de son départ pour Buenos Aires avec son groupe, le sélectionneur français et son épouse sont victimes d’une tentative de kidnapping. Un groupuscule d’opposants à la tenue du mondial les arrête, menace l’entraîneur avec une arme et un des hommes lui demande de le suivre vers un bois non loin de là. Au bout de quelques mètres, Michel Hidalgo arriva à attraper le canon de l’arme et fît déchanter ses agresseurs. « Après cet épisode, j’ai hésité à aller en Argentine, dit-il. Quand on se retrouve kidnappé, menacé par une arme, on ne pense plus à la Coupe du monde. On se demande où est le sport. Je ne voyais plus l’intérêt ».
L’aveu de Michel Hidalgo est une preuve que pour cette Coupe du Monde 1978, la géopolitique prenait plus de place que le sportif. Un autre personnage emblématique du football mondial est touché de près par des événements qui n’ont rien à voir avec le football. Johan Cruyff, meilleur joueur hollandais, un des meilleurs du monde, se fait séquestrer, lui et sa famille, à Barcelone. Il se résout à rester auprès d’eux et ne sera finalement pas du voyage en Argentine. Le nombre escompté de supporter étrangers était de 30000, seulement 7000 feront le voyage.
La victoire de la honte
L’Albiceleste, elle, est au complet et entend bien remporter son premier mondial devant son public. César Luis Menotti, sélectionneur argentin, décide même de se priver du jeune Diego Maradona pourtant meilleur buteur du tournoi métropolitain cette année là avec son club des Argentinos Juniors et vainqueur l’année d’après de la Coupe du Monde U20 sous ses ordres. En véritable apôtre du jeu, il va construire l’équipe la plus attrayante de la compétition autour de Kempes, Bertoni, Gallego ou Passarella. Avec quinze buts, l’Argentine termine meilleure attaque et compte dans ses rangs le meilleur buteur, Mario Kempes auteur de six réalisations. Pourtant ces exploits sportifs vont passer au second plan derrière des arrangements honteux servant les intérêts de Videla.
La compétition démarre laborieusement pour eux avec deux matchs remportés mais loin d’être maîtrisés face à la Hongrie (2-1) et la France (2-1). Face à la bande de Platini, les Argentins se voient accorder un penalty litigieux faisant basculer la rencontre de leur côté. Pour la troisième et dernière confrontation du premier tour, les coéquipier de Passarella chutent contre l’Italie (1-0) mais affichent un meilleur visage que lors des deux victoires précédentes. Cette défaite synonyme de deuxième place du groupe, oblige l’équipe argentine à quitter Buenos Aires pour s’exiler à Rosario. C’est dans la ville de naissance de la pulga Messi, el loco Bielsa et El Che Guevara, qu’ils vont devoir disputer le second tour de la compétition.
Ils débutent avec une victoire relativement simple face à la Pologne (2-0), puis peinent contre les rivaux brésiliens (0-0) fort de leur jeune pousse annoncée comme successeur de Pelé : Zico. Pour le troisième match de ce second tour, les Argentins affrontent le Pérou. La première incompréhension mondiale survint lorsqu’on apprit que Brésil-Pologne se jouerait trois heures avant. Cet horaire permit aux hommes de Menotti de savoir qu’ils devaient l’emporter par au moins quatre buts d’écart pour accéder à la finale. Mission presque impossible puisque le Pérou est l’une des meilleures formations sud-américaines du moment avec notamment la victoire en Copa América trois ans plus tôt. Malgré sa période faste, La Blanquirroja est étrillée six buts à zéro ! Le score étonne grandement et les amateurs de ballon rond ne se doutent pas encore que derrière ce score fleuve se cache un arrangement entre la dictature argentine de Jorge Videla et la péruvienne de Fransisco Morales Bermudez. En effet, en échange de la défaite du Pérou, Videla récupère illégalement quatorze prisonniers afin qu’ils soient tués hors des frontières péruviennes. L’ancien politicien Genaro Izquieta affirme, plus de trente ans après les faits, que Videla et l’Argentine n’ont pas gagné ce match grâce au talent de Kempes et ses coéquipiers :
« Le régime péruvien nous a envoyé moi et 13 autres opposants politiques en Argentine, avec le statut de prisonniers de guerre, sans papiers, sans argent, pour que Videla nous envoie dans ses fameux vols de la mort. Le concept était simple, les opposants étaient jetés à la mer en plein vol pour qu’on ne puisse pas les retrouver. Voilà comment l’Argentine a payé sa victoire en 1978. Heureusement que la France nous est venue en aide pour nous sortir de Buenos Aires, sinon, nous aurions été tués quelques jours plus tard puis portés disparus […] Il était intéressant pour Videla de nous accueillir en tant que prisonniers de guerre en échange d’une victoire contre le Pérou pendant le Mondial : ce triomphe était nécessaire pour faire oublier la mauvaise réputation de l’Argentine dans le monde.«
Le foot comme opium du peuple
Malgré cette victoire controversée, l’Argentine se retrouve en finale pour le plus grand bonheur du dictateur et de son peuple. Le temps d’un match, le dernier de sa compétition, la population argentine peut oublier sa vie quotidienne et extérioriser. Il faut tout de même battre les Pays-Bas, finalistes de la dernière Coupe du Monde. Même si les Oranjes sont orphelins de Cruyff, ils alignent Krol, Neeskens ou encore Rep, piliers de l’Ajax des années 70 et légendes du foot hollandais. Cette finale fût litigieuse et fait toujours polémique au plat pays. Le stade Monumental est plein à craquer, rempli de « supporters comme fous » selon Rensenbrik. Ruud Krol, lui, a la défaite amère et s’exprime après la rencontre : « Les Argentins avaient tout fait pour retarder le début de la finale dans le but d’exciter leurs supporteurs. Ils avaient même relevé quelques minutes avant le coup d’envoi l’illégalité d’un plâtre posé sur le poignet de René van de Kerkhof« . Seuls sur le stade avant le rencontre, les Hollandais subissent les huées des Ultras gauchos recevant des rouleaux de papier toilette ou divers objets. Des incidents qui s’ajoutent aux multiples appels anonymes chaque nuit dans l’hôtel batave, qui débouchent sur une défaite 3-1 après prolongations (triplé de Mario Kempes) et un refus de participer à la remise des médailles.
Ces médailles et le trophée sont bien sûr remis par Jorge Videla. Partout autour de lui, des supporters aux anges et ceci dans tout le pays. L’Argentine fait parler d’elle non pas pour les atrocités qu’elle commet mais pour le succès de son équipe nationale. Conscient d’être un pion dans la politique du régime César Luis Menotti exprime sa pensée lors de son discours à ses hommes avant la finale :
« Nous sommes le peuple, nous appartenons aux classes défavorisées, nous sommes les victimes et nous représentons la seule chose de légitime dans ce pays : le football. Nous ne jouons pas pour des tribunes remplies d’officiers, de militaires, mais nous jouons pour le peuple. Nous ne défendons pas la dictature mais la liberté. »
Ce discours fût prononcé à quelques mètres des sous-sol de l’Ecole Supérieure de la Mécanique Marine, à quelques mètres de centaines de personnes tuées pour leurs idées. Mais tous ces hommes étaient oubliés par les vivants criant leur joie dans le stade ou dans la rue. Le peuple en liesse oublie un temps l’oppression. Marx appelle la dépossession de soi « l’aliénation » et s’il estime que la religion en est une, Videla prouve que le football peut y servir aussi.
Crédits photo : Iconsport
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