Nous sommes à Medellín, en Colombie, et en ce 2 juillet 1994, un cadavre gît sur un parking de discothèque. Rien de bien étonnant dans cette ville rongée au plus haut point par la violence qu’engendre le narcotrafic. Mais cette fois ci, le crime n’a rien à voir avec la cocaïne. Il s’agit d’Andrés Escobar, défenseur chevronné de l’équipe nationale colombienne. Sa vie lui fut ôtée, faute d’avoir fait perdre son équipe d’un geste mal maîtrisé et involontaire, quelques jours plus tôt, lors du Mondial aux Etats-Unis.
Les stades de football sont des lieux où le peuple peut s’émanciper de ses soucis, se laisser aller pendant 90 minutes, mais aussi se révolter. Les exemples sont nombreux, comme les chants contestataires en Algérie. Mais si les supporters peuvent exprimer leurs colères, les joueurs eux aussi ont l’opportunité de faire bouger les choses, ou du moins d’essayer. Andrés Escobar était l’un d’eux.
Le gentleman du football
Né en 1967 dans la grande ville de Medellín, Andrés Escobar ne suit pas vraiment le destin de tous les jeunes issus des barrios de la ville. Si à cette époque, nombreux sombrent dans le trafic de stupéfiants, lui se cherche un avenir dans le football. Il débute officiellement à l’âge de 20 ans avec l’Atlético Nacional, grand club de sa ville natale. C’est le célèbre Francisco Maturana, alors entraîneur de los Verdolagas, qui remarque en premier le talent de ce défenseur longiligne. Un an plus tard, Andrés fête sa première sélection sous les couleurs de son pays. A cette époque, le football colombien est en plein essor, en partie grâce à l’argent injecté dans le milieu par les narcotrafiquants.
La classe 1989 de l’Atlético Nacional apportera à la Colombie sa première distinction continentale, en remportant le plus beau des trophées : la Copa Libertadores. Âgé de seulement 22 ans, Escobar gagne le surnom de Caballero del fútbol, le gentleman du football. Surnom donné pour sa classe sur la pelouse, mais aussi son comportement en dehors. Lorsque le gouvernement veut lutter contre le pouvoir des cartels et que le pays tout entier bascule dans l’ultraviolence, Andrés, lui, se sert de sa notoriété et surtout de son argent pour aider les plus défavorisés. Il aide financièrement les démunis de sa ville, ou bien distribue des cadeaux le soir de Noël.
Une Coupe du Monde pour rêver
La sélection colombienne devient un vrai motif d’espoir pour ce pays meurtri. Quand Francisco Maturana prend la tête de l’équipe en 1993, il redonne le sourire à l’équipe et la qualifie pour la Coupe du Monde 1994 avec en point d’orgue un récital donné sur la pelouse du Monumental à Buenos Aires. Los cafeteros atomisent les vice-champions du monde argentins sur le score de 5-0.
Au moment de s’adonner au jeu des pronostics, le « Roi Pelé » fait de la Colombie son équipe favorite pour repartir des USA avec le Graal. Andrés Escobar, lui, fait parti des meilleurs joueurs de l’équipe et commence à discuter avec le grand AC Milan d’un transfert. Mais priorité au mondial d’abord.
La situation en Colombie se dégrade de plus en plus. Pablo Escobar est finalement abattu par les autorités le 2 décembre 1993 et le degré de violence augmente encore d’un cran. Les joueurs sont sous pression, vivent dans la peur. Des membres de l’entourage de certains sont même victimes de kidnapping.
C’est dans ce contexte morose que les Cafeteros entament leurs parcours face à la Roumanie. Menés par un excellent Gheorge Hagi, les Roumains s’imposent 3-1 et plongent les Colombiens dans le doute. Des menaces venant de parieurs ayant perdus gros et des narcotrafiquants font irruption. Le frère de Luis Fernando Herrera est tué dans un accident de voiture qui pourrait s’apparenter à un meurtre. Avant le deuxième match, Francisco Maturana s’adresse aux joueurs en pleurs. Il explique qu’ils ont reçu des menaces de morts et que si Gabriel Gómez jouait, ils seraient tous tués.
Le match fatal
Au moment d’affronter le pays hôte, Gómez est donc en tribune et plus aucun joueur ne veut vraiment jouer. Le match semble perdu d’avance. C’est lors de la 35ème minute que le drame arrive. Voulant couper un centre, Andrés Escobar dévie le ballon au fond de ses propres filets et sa sélection est battue par les Américains. La Colombie est éliminée et les joueurs le savent ; ils risquent d’être victimes de représailles.
Alors qu’il avait défendu tous ses coéquipiers sur le chemin du retour de sortir dans les bars de la ville, Andrés Escobar ne suivit pas ses propres recommandations. La nuit du 2 juillet 1994, il se retrouve dans un bar de Medellín avec des amis. Les frères Gallón, connus pour faire parti du Cartel de Medellín, présents sur les lieux, commencent à provoquer le défenseur et lui hurlent “contre ton camp, traître”. La dispute se poursuit sur le parking et Jesús Albeiro Yepes, procureur en charge de l’affaire, raconte la suite :
“Il a d’abord discuté avec Pedro Gallón, puis son frère aîné Santiago est arrivé pour lui faire des reproches. “Vous ne savez pas à qui vous avez affaire”, lui a-t-il asséné. Le chauffeur les a entendus, est descendu de la camionnette et lui a tiré 6 balles dans le crâne.”
On raconte que l’assassin, Humberto Muñoz Castro aurait crié “gol” à chacune de ses balles tirées. Vite retrouvé et condamné à 43 ans de prison, celui-ci sera libéré en 2005, au bout de 11 ans, pour bonne conduite. Les frères Gallón ne seront jamais inquiétés pour ce meurtre. L’enquête, elle, n’aura jamais permis de déterminer si ce crime était prémédité ou bien si un cartel colombien était réellement impliqué.
L’assassinat de ce gentleman du football montre que le football prend une place primordiale dans les sociétés, dans le bon comme dans le mauvais. Il peut unifier un peuple et porter une personne en héros. En revanche, certains joueurs peuvent être pointés du doigt comme fautifs d’une déconvenue. Tel fut le cas du malheureux Andrés Escobar, dévoué envers son peuple et promis à un bel avenir, dont la carrière s’arrêta brusquement, à 27 ans, sur le parking d’un bar, en martyr du football colombien.
Crédits photo : Iconsport
Sources :
Courrier International, Il y a vingt ans, Andrés Escobar assassiné pour un but contre son camp
Lucarne Opposée, Andrés Escobar, ou la mort du rêve d’une nouvelle Colombie