Avant la crise du COVID-19, le monde du football européen dans son ensemble ne s’était jamais aussi bien porté financièrement. Pourtant, derrière cette apparente bonne santé, se cache une réalité plus mitigée. Une des caractéristiques fondamentales propre au plus populaire des sports s’effrite. La « glorieuse incertitude du sport » chère aux supporters se fait de plus en plus rare et les plus gros clubs squattent quasi systématiquement les plus belles places en championnat et en Coupe d’Europe. Le passage de la Coupe des Clubs Champions à la Ligue des Champions en 1992 a clairement modifié l’équilibre compétitif du football européen et marque le basculement vers un football élitiste guidé par une logique économique, au profit de quelques top clubs devenus de véritables multinationales.
Un développement économique disparate qui menace l’intérêt sportif
Les déséquilibres financiers entre les tops clubs européens qui engrangent des profits démentiels et les clubs plus modestes qui accumulent les déficits n’ont jamais été aussi importants. La corrélation entre les revenus des clubs et leurs résultats s’avère très importante. Et lorsque l’on sait que les douze clubs les plus importants captent un tiers des recettes totales du football, il ne fait guère d’illusions sur le sort des compétitions. L’UEFA a beau s’être félicitée de l’assainissement de la gestion du football européen depuis l’instauration du fair-play financier en 2013, le creusement des inégalités économiques l’inquiète. L’éclatement des Football Leaks en 2019 fait état d’un cartel des plus gros clubs soumettant littéralement l’UEFA. L’institution s’inquiète du manque d’intérêt que pourraient susciter des compétitions toujours plus inégalitaires, où l’incertitude n’aurait plus sa place. Le risque serait de voir les spectateurs se détourner de ces compétitions. L’intérêt des supporters est d’autant plus fort que l’issue des matches est « incertaine et imprédictible » rappelle le professeur d’économie Wladimir Andreff. Le système de ligue ouverte présent en Europe incite les propriétaires à investir massivement dans le sportif et tend à créer un déséquilibre compétitif profond dans sa forme actuelle. Ce déséquilibre est alimenté par des disparités financières énormes entre les clubs. L’absence de régulations financières et salariales joue un rôle fondamental dans cette détérioration de l’équilibre compétitif.
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Ainsi, depuis l’arrêt Bosman en 1995, tous les clubs européens sont en concurrence pour les meilleurs joueurs et suivent un objectif de maximisation des victoires. Cela a entrainé une explosion des masses salariales et un endettement massif de la part des clubs qui ont profité de l’absence de régulation et de sanctions à leur égard. Les clubs les plus puissants et issus des ligues les plus riches ont alors pris un ascendant sans précédent sur le marché des transferts, et il est devenu difficile voire impossible de lutter pour des clubs plus modestes. Avant la mise en place du fair-play financier, il y avait une incitation tacite à l’endettement qui se justifiait ex ante par la hausse de productivité proportionnelle et in fine par une hausse des revenus.
Les clubs régulièrement en Coupe d’Europe profitent de gains considérables par rapport à leurs concurrents au sein de leurs ligues. La relation de réciprocité entre performance sportive et revenus associés alimente un cercle vertueux ou vicieux, selon le point de vue. Ce que le président de l’UEFA – Aleksander Čeferin – appelle la « magie du football » n’a jamais été aussi menacée. En dépit des appels de l’instance européenne pour « aider le football à créer des mesures pour rendre le jeu plus juste et mieux réglementé et ainsi améliorer son éthique et sa solidarité », les clubs des meilleures ligues européennes affirment toujours plus leur supériorité. La question qui se pose est de savoir si le football européen est soutenable dans sa forme actuelle. L’hyperconcentration des richesses remet en cause l’intérêt des compétitions et réduit l’incertitude sportive.
L’influence croissante des grands clubs
Tout le monde en parle depuis quelques semaines. L’UEFA s’apprête à officialiser une réforme controversée de sa machine à cash, la Ligue des Champions, à partir de 2024 pour contrer les volontés d’émancipation des grands clubs. Plus d’équipes pour moins de mérite sportif. Cette révolution fait la part belle aux grosses écuries qui devraient avoir leur place garantie à la table de cette nouvelle compétition de 36 équipes. Ce n’est pas la première réforme allant dans le sens des clubs des grandes ligues depuis que l’obsolète Coupe d’Europe des Clubs Champions est devenue la Ligue des Champions en 1992. L’objectif à peine dissimulé derrière toutes ces évolutions est de réduire l’aléa sportif pour les clubs au bénéfice de la logique économique. Karl-Heinz Rummenigge, alors président du conseil exécutif du Bayern Munich se plaignait en 2016 que son club soit « dépendant du sort ». Cette déclaration lourde de sens témoigne de la volonté des super-clubs de sécuriser les investissements et de former un groupe de tout puissants qui ne doit pas être remis en cause par l’hégémonie de nouveaux arrivants.
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Le cartel des gros clubs n’hésite pas à agiter la menace de la création d’une Superligue depuis plus de 25 ans pour gagner en influence et en pouvoir auprès de l’UEFA. Et au travers des évolutions du format de la compétition, force est de constater que cette stratégie fonctionne. Ces derniers savent au combien ils sont importants pour l’organisation basée à Nyon, qui tire la majorité de ses revenus grâce à leur présence au sein des compétitions. Il est intéressant de constater l’évolution des fonctions de chacun et la prise de pouvoir progressive de l’oligopole européen au détriment de l’instance autrefois dirigée par Michel Platini. Les gros clubs sont de moins en moins enclins à distribuer et en viennent parfois à contester les mécanismes de solidarité mis en place pour tenter d’endiguer ce phénomène inégalitaire.
Mais dans les faits, quels sont les intérêts du lobby et comment cela se concrétise-t-il sur les compétitions européennes ? Tout d’abord, la volonté de multiplier le nombre de rencontres et de réduire l’incertitude pour les gros clubs s’est traduite par la création des phases de groupe au milieu des années 90. Dès 1997, la Ligue des Champions trahissait son appellation ; elle n’était plus la compétition des champions nationaux européens puisqu’elle accueillait désormais les deuxièmes, puis les troisièmes et les quatrièmes des principaux championnats. Jusqu’à octroyer la moitié des 32 places (quatre tickets pour chacun des pays) aux clubs des quatre grands championnats (Espagne, Angleterre, Italie, Allemagne) lors de la précédente réforme de 2016.
L’appétit (financier) vient en mangeant ; les clubs et l’UEFA le démontrent. Eux qui tirent une majeure partie de leurs revenus des droits TV n’ont qu’une chose en tête : plus de matchs et plus d’affiches pour maximiser les contrats et les partenariats commerciaux. Quid de la rareté des grosses affiches qui fait la spécificité de cette compétition. Ne risque-t-on pas là une overdose de matchs – 180 matchs de poule contre 96 actuellement – et un amoindrissement de l’intérêt des supporters à mesure d’une dilution du suspens et de la rareté ? Le futur nous le dira mais cette Superligue déguisée ne répond pas au plus gros défi du futur du football européen : comment parvenir à rééquilibrer les revenus des clubs les plus riches et ceux des plus modestes. Il y a un réel risque systémique concernant la pérennité et l’avenir des compétitions telles que nous les connaissons aujourd’hui. De tels écarts de ressources ne peuvent conduire qu’à une réforme profonde du système, sans quoi l’intérêt des compétitions se retrouvera réduit au néant.
La Ligue des Champions, une compétition déjà fermée
La perte d’aléa sportif se traduit déjà dans les faits à l’échelle européenne, avec la C1 comme miroir grossissant de ce creusement des inégalités, lesquelles s’étendent sur deux niveaux. Le premier est l’accès pour un nouveau club à la phase de poules de la Ligue des Champions. D’une année sur l’autre, 80% des clubs sont les mêmes, il y a une forte corrélation entre les revenus tirés de la Ligue des Champions et son impact sur le classement final au sein de la ligue. Le second volet de déséquilibre se situe au niveau des performances sportives au sein de la compétition. Depuis 1993, toutes les réformes de la C1 avaient pour effet d’amoindrir le poids des clubs des ligues mineures. Et cela se ressent sur les résultats dans ces compétitions : en dépit d’un nombre de clubs croissant dans la compétition depuis cette date, les quatre principales ligues se sont partagées 25 des 28 victoires finales.
Cette compétition est désormais une compétition quasi fermée, où les mêmes grands clubs des mêmes grandes ligues monopolisent les meilleurs résultats. La présence dans le dernier carré des mêmes équipes est une constante depuis quelques années. En définitive, le règne de l’argent dans le beautiful game serait-il en train de dénaturer les attraits qui ont contribué à le rendre si populaire ou permet-il aux clubs de se renforcer et d’offrir de meilleures conditions aux joueurs et aux managers pour un meilleur rendement ? Toujours est-il que le creusement des inégalités a entrainé une intensification des transactions (achats et ventes de joueurs) et une surenchère des salaires des joueurs, permettant aux plus grands clubs de pouvoir constituer des sureffectifs, et ne laissant que les miettes aux clubs plus modestes.
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L’actuel président de l’UEFA, Aleksander Ceferin, se retrouve face à plusieurs impasses quant à cette problématique. Le déséquilibre compétitif qui règne en Europe inquiète les dirigeants des institutions qui voient là une potentielle perte d’intérêt des spectateurs. Pour agir sur le fond du problème, il est à se demander si l’organisation européenne a réellement un pouvoir de décision qu’elle peut exercer sans se heurter au cartel des gros clubs. Une des solutions envisagées pour rééquilibrer les compétitions serait d’allouer une meilleure répartition des recettes entre les clubs présents en Ligue des Champions et les autres, avec la mise en place d’un mécanisme de solidarité plus opérant que celui actuellement établi. Problème, les puissants n’aiment pas partager. Dans ces conditions, les questions qui se posent sont les suivantes : la création d’une Superligue est-elle inévitable ? Si non, quels seraient les mécanismes qui permettraient de rétablir un équilibre compétitif viable à terme ?
L’histoire du football européen est ancrée sur cette culture d’ouverture au plus méritant sportivement. Et ce ne sont pas les déclarations d’Aleksander Ceferin qui contrediront ces spécificités : « En respectant la pyramide du football, en respectant le principe de compétitions ouvertes à tous, en respectant le système de promotion/relégation qui est au cœur de notre culture sportive, en respectant les résultats obtenus sur le terrain qui diffèrent parfois de ceux des livres de comptes, en respectant les supporters (…) vous êtes restés de grands clubs aux yeux du monde. Les plus grands clubs de l’histoire. Pour l’éternité. Merci de l’avoir compris et, croyez-moi, vous ne le regretterez pas. » Malheureusement, Agnelli et ses confrères ont de plus en plus de mal à accepter cette réalité et rêvent d’un football figé, froid et sans suspens pour rassurer les investisseurs.
Le football, par sa nature imprévisible et passionnée, est aux antipodes des codes du monde de la finance. Un monde obtus qui ne voit dans ce sport qu’une machine à cash parmi tant d’autres. Sacrifier tout ce qui rend le football unique au profit des intérêts privés de quelques-uns n’est-il pas un pari trop risqué pour l’UEFA ? À force de trop tirer sur la corde, les nouveaux rois pourraient se voir retourner le bâton ; il s’agirait de ne pas délaisser ceux à qui appartient le football : ses supporters.
Sources :
- Le Monde – Comment la Ligue des champions a rétréci la coupe d’Europe
- TF1 – Le jour où la Ligue des champions a changé
- So Foot – Réforme de la Ligue des Champions : La victoire des grands clubs
- Le Monde – Ligue des champions : l’UEFA privatise son carré VIP
- L’Equipe – Football Leaks : quand l’UEFA s’inquiète des inégalités croissantes dans le football de clubs
- Mediapart – L’UEFA discréditée, le football en péril
- L’Express – UEFA: « Pas de Super Ligue » tant que Ceferin et Agnelli sont là
- Le Monde – Réforme de la Ligue des champions : avantages et inconvénients du « championnat incomplet »
Crédit photos : Icon Sport