La fin de l’année 2020 a vu une prise de parole et des actes civiques de plusieurs footballeurs très célèbres. De la prise de parole de Kylian Mbappé et Antoine Griezmann contre les violences policières à l’arrêt du match du PSG pour cause d’insultes racistes. Si les footballeurs capables de s’exprimer sur des sujets sociaux étaient de moins en moins nombreux pour le plus grand plaisir des dirigeants et des politiques, ce genre de prise de parole n’a pas toujours été muselée par les autorités du foot. Le retour du footballeur citoyen ?
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« Les footballeurs sont faits pour jouer au football. » On ne sait si Philippe de Villiers fait preuve d’un quelconque intérêt pour le football en temps normal, mais un footballeur qui affiche ses idées et agit en conséquences, ce n’est visiblement pas la tasse de thé de l’ancien secrétaire d’état. Ces propos datent de 2006 et l’élu vendéen protestait contre l’initiative de Lilian Thuram d’inviter les sans-papiers de l’ex squat de Cachan au match France-Italie qualificatif pour l’Euro 2008. Le latéral droit français, seul joueur de l’équipe de France 1998 à prendre régulièrement position dans des débats de société, avait essuyé ce jour-là de nombreuses critiques d’élus conservateurs.
Il faut dire que les footballeurs ont un statut à part dans la société. Dans une interview donnée à So Foot en 2011, le sociologue Stéphane Beaud rappelait « qu’ils cumulent aux yeux des faiseurs d’opinion, richesse économique et (apparente) pauvreté culturelle ». Ce grand écart fait donc d’eux aux yeux d’une large majorité de la population des donneurs de leçons insincères qui ne savent pas de quoi ils parlent. De fait, quand une personnalité du monde du spectacle ou des médias peut se permettre de défendre des valeurs pourtant à l’opposé de son comportement, un footballeur qui fait de même se voit quasi systématiquement renvoyé à son statut privilégié.
Ce statut particulier avec le risque de se faire renvoyer dans ses buts à chaque prise de parole ou action ne pousse pas à une prise de parole des footballeurs dans la sphère médiatique. Rajoutez à cela un monde médiatique où l’on crée plus facilement du buzz avec des contenus bourrées de fatuité qu’en dissertant avec brio sur l’état de la société et vous obtiendrez un contexte global qui pousse clairement les footballeurs à ne surtout pas mettre un orteil dans le débat public. La seule tolérance dont ils bénéficient en la matière se bornant souvent à se contenter de défendre verbalement des causes suffisamment consensuelles pour ne froisser personne.
Les premières actions et prises de parole
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Pourtant, de nombreux exemples existent de footballeurs qui sont su, de manière plus ou moins visible, faire entendre leur voix dans l’espace public. En France, l’exemple le plus célèbre est celui du Mouvement Football Progrès entre 1974 et 1978, initié par les idées progressistes du magazine Miroir du football et l’héritage de mai 1968. A l’époque, les footballeurs sont encore des citoyens plus ou moins lambda. Certes, la presse de sport narre avec emphase leurs exploits du week-end, mais ils sont encore rémunérés à des niveaux qui ne les marginalisent pas du reste de la société et gardent un lien bien réel avec les milieux ouvriers dont ils sont majoritairement issus. De fait, leurs revendications liées à leur statut de « marchandise » ainsi qu’à une envie de rendre de la joie dans le football ne sont pas méprisées par le public. Si le mouvement finit par mourir de sa belle mort au bout de quatre ans en 1978, il demeure encore en France le plus beau symbole de la capacité des footballeurs professionnels à avoir des convictions politiques et à les exprimer. En 1978, Dominique Rocheteau osera même critiquer publiquement la dictature militaire de Videla avant le départ des Bleus pour le mondial argentin.
C’est d’ailleurs en Amérique du Sud que quelques années plus tard, dans un Brésil écrasé par la dictature militaire, naitra le plus célèbre exemple de prise de parole et d’action politique de footballeurs : la démocratie corinthiane. Entre fin 1981 et 1984, les joueurs des Corinthians, emmenés par Wladimir, Walter Casagrande mais surtout par la légende Socrates, vont mettre en place au sein du club un système de vote parfaitement démocratique : une personne, qu’il s’agisse du capitaine de l’équipe ou de l’intendant, égale une voix. Avec l’appui du nouveau directeur sportif, Adilson Monteiro Alves, sociologue de formation et opposant au régime déjà passé par les geôles de la dictature, ce système sera un bras d’honneur énorme à une dictature en fin de règne qui s’effondrera en 1985. Les joueurs des Corinthians s’allieront à la scène rock brésilienne naissante qui revendiquait des idées similaires. N’hésitant pas à revendiquer leurs idées progressistes sur leur maillots (le slogan « Democracia Corinthiana » prenant la place du sponsor dorsal), sur le terrain (en 1983, ils entreront sur la pelouse pour la finale du championnat paulista en portant une banderole où était écrit « Gagner ou perdre mais toujours en démocratie ») ou même en concert (la chanteuse Rita Lee, fan acharnée du club, les invite régulièrement), les stars des Corinthians, club supporté d’ailleurs par Lula, font avancer les choses. Si le mouvement, torpillé par le départ de Socrates à la Fiorentina en 1984, s’arrêtera trop tôt pour voir de ses yeux la chute du régime, il est resté comme l’exemple ultime de footballeurs capables de prendre leur destin politique en main.
Pourtant, d’autres exemples ont suivi, de footballeurs capables, au moins à titre individuel, de revendiquer leur soutien.
On peut par exemple citer le soutien de Robbie Fowler aux dockers grévistes de Liverpool lors d’un match de Coupe des coupes contre les Norvégiens de Brann Bergen en 1997. A l’époque, le port de la ville vit un terrible conflit social qui durera plus de 500 jours et sera d’ailleurs immortalisé par le cinéaste anglais Ken Loach, devenu depuis double Palme d’Or à Cannes. Pour Steve McManaman et Robbie Fowler, stars de l’équipe, cadres de l’équipe d’Angleterre et surtout originaires de la ville (mais, ironie du sort, supporters d’Everton dans leur enfance), c’est insupportable. Un des oncles de McManaman, qui faisait partie des dockers virés, leur fournit alors des tee-shirts créés par les dockers pour médiatiser leur cause et que Fowler exhibera après avoir marqué. Mais le geste du scouser, ne sera pas du goût des instances du football qui sanctionneront le joueur d’une amende de 2000 francs suisses (environ 1850€).
La censure discrète mais réelle
Si la sanction peut paraître anecdotique au regard des émoluments astronomiques des joueurs, elle marque un tournant. Soucieuses avant tout de ne pas froisser les sponsors qui font tourner l’économie du foot, les instances dirigeantes vont petit à petit réussir à faire cesser toutes les tentatives de contestation de l’ordre établi. Si certains joueurs prendront encore la parole sur des sujets politiques ou de société (en 2012, David Villa, champion d’Europe et du monde avec la sélection espagnole, apportera son soutien aux mineurs grévistes des Asturies, sa région d’origine), la pression, discrète mais bien réelle, de l’UEFA et de la FIFA va finir par porter ses fruits. Quoi que l’on pense de ses idées, Paolo Di Canio, attaquant italien écarté pour avoir affiché ses penchants fascistes fera un jour un constat lucide en déclarant que « le milieu du foot [le] dégoûte. Tout est fait pour que chacun, dirigeant, joueur ou journaliste, reste bien à sa place et fasse tourner le cirque.”
Sans compter la baisse des velléités contestataires de joueurs trop bien payés pour avoir envie de se plaindre d’autre chose que de leur taux d’imposition. C’est ainsi qu’en 2009, Nicolas Anelka fustigera l’hypocrisie de la mentalité française dans une interview dont il ressortira surtout qu’il ne veut pas payer ses impôts. Mais aussi un système de formation qui, en isolant de plus en plus les jeunes joueurs, leur fait perdre tout contact avec la réalité du monde. Dans son livre Affreux, riches et méchants, un autre regard sur les bleus paru en 2014, le sociologue Stéphane Beaud insistera beaucoup sur la différence entre des champions du monde 1998 portant les valeurs de la classe moyenne issue des trente glorieuses et des « mutins de Knysna » biberonnés quasi exclusivement au football dès l’adolescence.
Le tournant 2020
Pourtant, des raisons de croire en une amélioration existent. Certains joueurs jouant à l’étranger n’hésitent pas, par exemple, à payer leurs impôts en France autant que possible, sans forcément le faire savoir d’ailleurs. C’est ainsi grâce à la première vague des Football Leaks que l’on découvrira que Karim Benzema, pourtant tête de turc footballistique préférée d’une large part de la population française, paie de son plein gré ses impôts dans l’Hexagone. De même que ces dernières années, Megan Rapinoe, meilleure joueuse du monde en 2019, a pris publiquement la défense de Colin Kaepernick ostracisé pour avoir protesté contre les violences policières, défendu les droits de la communauté homosexuelle et appelé à voter contre Donald Trump.
Mais la fin de l’année récemment terminée a clairement marqué un tournant. En novembre, ce sont d’abord Kylian Mbappé et Antoine Griezmann qui s’indigneront via les réseaux sociaux des violences policières dont a été victime le producteur de musique Michel Zecler.
Puis, en décembre, deux évènements vont, en l’espace de trois jours, donner à des footballeurs l’occasion de s’exprimer sur des sujets publics. Le 8 décembre, lors du match de Ligue des Champions opposant le PSG à Basaksehir, des propos racistes du quatrième arbitre du match poussent les joueurs des deux équipes à rentrer aux vestiaires et à cesser la rencontre. Si l’impact sportif de cette histoire a été très limité, l’impact médiatique est énorme. Et surtout, cette réaction est une première du genre, là où d’habitude, les coéquipiers d’un joueur victime de racisme se contentaient surtout de lui demander de ne pas craquer.
Et enfin, le 10 décembre, Antoine Griezmann « lâche » publiquement son sponsor chinois Huawei, et les revenus qui vont avec, pour son rôle avéré dans le traitement infligé aux Ouïghours par le gouvernement chinois. Certes, il y a encore du chemin à parcourir, notamment quand on sait à quel point les équipementiers sont eux aussi des grands consommateurs de main d’œuvre asiatique exploitée et sous-payée. De même que certains joueurs prennent parfois des positions difficilement compatibles entre elles. Ainsi, Neymar a soutenu publiquement le président brésilien Jair Bolsonaro tout en étant l’un des meneurs de la fronde lors de PSG-Basaksehir au moment des propos du quatrième arbitre.
Peut-on, dès lors, imaginer une participation accrue des footballeurs pros dans le débat public ? Il est sans doute trop tôt pour le dire. De nombreux joueurs ont encore trop souvent le réflexe de privilégier leurs intérêts (tous n’ont « pas les moyens » de lâcher un sponsor du calibre de Huawei). Mais le « football d’après », qui risque de devoir se serrer la ceinture pour quelques années pourrait donner aux footballeurs l’opportunité de moins être censurés dans leur propos.
Sources :
- Un peu plus loin sur la droite, Les cahiers du football, 8 septembre 2006.
- « Le footballeur incarne la figure du parvenu », So Foot, 22 mars 2011.
- Les dockers de liverpool, Sens Critique, 1997
- Quand les footballeurs soutiennent les grèves ouvrières, Les cahiers d’oncle Fredo, 25 juillet 2018
- Di Canio: « Je suis fasciste mais pas raciste », dhnet, 7 janvier 2011
- Anelka: « La France, un pays hypocrite », BFM TV, 16 décembre 2009
- Affreux, riches et méchants, un autre regard sur les bleus, Stéphane Beaud et Philippe Guimard, éditions La découverte, 2014
- Benzema: « Payer mes impôts en France ? Ce n’est pas un exploit. », l’équipe, 8 décembre 2016
- Colin Kaepernick, le footballeur à l’origine du geste genou à terre, France Inter, 5 juin 2020
- Producteur frappé par des policiers, Mbappé dénonce des violences inadmissibles, BFM TV, 26 novembre 2020
- « Neymar et Marquinhos m’ont dit, on est avec toi, on ne va pas jouer », Le Parisien, 12 décembre 2020
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