Devenir champion de football de son pays, l’année qui suit sa promotion dans la division d’élite n’est pas chose aisée, et encore moins fréquente. Il ne s’agit donc ni plus ni moins que d’un exploit retentissant. Un exploit qui sera à la portée des Girondins de Bordeaux, lors de la saison 1949-1950. Ils seront même les premiers à le réaliser en France, mais aussi dans l’Europe d’après-guerre.
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Si les archives ne permettent pas d’être exhaustif à ce sujet en Europe avant la Seconde Guerre mondiale (mais on retient Liverpool en 1906 et Everton en 1932), les exemples d’après-guerre sur le Vieux Continent, sont les suivants : les Girondins de Bordeaux 1949-1950 ; Tottenham 1950-1951 ; Ipswich 1961-1962 ; l’A.S. Saint-Etienne 1963-1964 ; D.W.S. Amsterdam 1963-1964 ; Nottingham Forest 1977-1978 ; l’A.S. Monaco 1977-1978 ; F.K. Obilic 1997-1998 ; Kaiserslautern 1997-1998 et Ludogorets 2011-2012. Ces clubs ont connu des fortunes diverses. Pour les uns, un exploit sans lendemain, pour les autres, l’aube d’une vraie success-story et pour les derniers, une ligne de plus, mais bien particulière au palmarès.
Toujours liés à un parcours exceptionnel, les raisons et le contexte de ces exploits, eux, divergent. Obilic et son oligarque ambitieux (et recherché pour crime de guerre) à sa tête. Ipswich et son entraineur Alf Ramsey qui « a la gagne » (il apportera 4 ans plus tard le seul titre planétaire des Three lions). Ou encore Saint-Etienne, Nottingham Forest, etc, avec leurs générations (spontanées) de joueurs talentueux et exceptionnels.
Qu’en est-il du club des Girondins de Bordeaux, le premier à avoir réalisé l’inédit en France et même en Europe d’après-guerre ?
Ce titre de champion de France 1949-1950, d’ailleurs le premier du club, ne relève pas en soi d’un simple alignement de planètes hasardeux. Ou plutôt si, il s’agit justement d’un alignement de planètes. Mais il s’agit de trajectoires calculées, amorcées bien en amont, avec comme objectif un alignement des forces, au bon moment, éphémère, presque inéluctable. Un succès savamment échafaudé, avec aussi ce brin de réussite, car c’est du sport, et qu’il en faut toujours un peu.
Le socle
Le club des Girondins de Bordeaux est, en cette année 1949, dans sa prime jeunesse de club de football. Si le club omnisport est créé en 1881, le football, n’apparait quant à lui, qu’en 1910. Et alors qu’il prend son temps pour se forger un palmarès, il profite de ses années de disette pour peaufiner son apparence et s’approprier ses marqueurs distinctifs, son identité. Il se pare dès 1919, de ses jolies étoffes de bleu marine et de blanc. Profondes et éclatantes. Un ensemble sobre et classe. Une harmonie. A la fin des années 30, la majorité des clubs amateurs et professionnels de France se plie à la mode du chevron sur le torse. Signe qui disparaitra peu à peu de toutes les tuniques hexagonales à l’aube des années 50. Mais pas à Bordeaux. Non seulement cet emblème ne quittera qu’épisodiquement le maillot des Girondins, mais en plus il ne s’agit pas du tout d’un chevron, comme dans le reste de la France du « pain-au-chocolat », mais d’un « scapulaire ». Ceci expliquant cela.
Au gré des fusions, dues aux impératifs réglementaires, aux vagues d’immigrations, et aux tumultes de l’histoire, le club devient peu à peu LE club de la ville, et même du département. Quant aux succès sportifs, le premier d’entre eux fait finalement son apparition le 23 mai 1937. Ce jour là les Girondins de Bordeaux deviennent champions de France amateur. Le club demande alors le statut professionnel qu’il obtient en août 1937. On observe une vraie montée en puissance : les Girondins de Bordeaux commencent à se faire un nom en dehors de la région. Des succès qui coïncident particulièrement avec l’arrivée de talents basques, contraints de fuir le franquisme dès 1936. Pour ne citer qu’eux : Benito Diaz l’entraîneur, le « sorcier basque », l’attaquant Santiago Urtizberea, le « taureau de Guipuzkoa » et le défenseur Jaime Mancisidor « El pape ». Ils formeront l’ossature de l’équipe qui remportera la Coupe de France 1941 et sera finaliste de l’édition de 1943.
Durant cette période le club acquiert donc progressivement une identité visuelle propre, un ancrage local solide, et fort de ces premiers succès il suscite même un engouement populaire certain dans la région. Pour finir, Bordeaux étant ville hôte de la Coupe du Monde 1938 organisée en France, se dote d’un nouveau grand stade municipal flambant neuf, qui prendra le nom du quartier où il a été construit : le Parc Lescure. Il s’agit alors d’un édifice qui suscite l’admiration par son architecture révolutionnaire : il n’y a aucun pilier pouvant gâcher la vue !
L’envol
Lorsque l’on peut enfin entamer l’heureuse période d’après-guerre, la ville de Bordeaux en elle-même, doit se reconstruire et se réinventer. Il en est de même pour son club phare. La « basque connection » vit ses derniers instants en Marine & Blanc. Diaz et Mancisidor sont partis en 1943, Urtiz partira en 1948.
Lors de la dernière saison dite de « guerre », les combats dans l’est de la France se poursuivant lors de l’exercice 1944-1945 et la première division est scindée en deux groupes sud et nord. Les Girondins pourtant favoris, ne se classent que deuxièmes sur la saison régulière derrière le Lyon O.U., à la différence de but… Ces bons résultats pendant la guerre,et sa place de quatrième ville française selon le premier recensement de 1946, incitent à croire que le club a un gros potentiel de croissance et que la ville mérite un grand club. C’est pourquoi les Girondins sont repêchés et intégrés à la première version de la première division dite « d’après-guerre » lors de la saison 1945-1946. Pour autant les résultats ne suivent pas et les Girondins échappent de peu à la relégation, ils devancent en effet le Lyon O.U… à la différence de but !
La saison d’après, le club subit une pénalité de points, son gardien Ibrir n’étant pas qualifié. Rajoutez à cela des résultats médiocres et vous obtenez un aller simple pour l’antichambre de l’élite à la fin de l’exercice 1946-1947. L’envol n’est pas pour maintenant. Le club décide alors de se séparer immédiatement de son entraineur britannique Maurice Bunyam, arrivé en 1945. Il est remplacé par l’ancien gardien de but du club : André Gérard. Il est le gardien vainqueur de la Coupe de France avec son club formateur en 1941 et venait de raccrocher les crampons en 1945. Sous l’égide de son nouvel entraineur du grand cru, ce Bordeaux non supérieur, ne termine que cinquième de seconde division.
La saison suivante (1948-1949) le club se classe à une superbe deuxième place derrière le R.C. Lens, avec la bagatelle de 107 buts marqués en 36 matchs ! Soit 43 de plus que les Artésiens ! Cette véritable avalanche de buts porte essentiellement le sceau du Grand-Duché de Luxembourg. En effet, le Luxembourgeois Camille Libar, recruté à l’intersaison 1948 en provenance de Strasbourg, et pourtant âgé de 31 ans déjà, s’avèrera être une sacrée bonne pioche.
Un coup de maître même, car il plantera à lui tout seul 41 des 107 buts marqués. Les Marines et Blancs terminent avec le même nombre de point que les Sang et Or, mais ce sont bien ces derniers qui sont sacrés champions de France de seconde division, grâce à une meilleure défense !
Qu’importe cette deuxième place synonyme de frustration, car elle scelle le destin des Girondins de Bordeaux, qui valident ainsi leur billet pour l’élite. L’envol c’est maintenant.
La cime
Les équipes qui composent l’élite du football lors de la saison 1949-1950 sont au nombre de 18. Parmi elles, les « ogres » de l’époque, à savoir les quatre derniers champions de France : le Lille O.S.C. en 1946 (deuxième en 1948 et 1949), le C.O. Roubaix-Tourcoing en 1947, l’Olympique de Marseille en 1948 et le Stade de Reims en 1949 (deuxième en 1947).
Dans ce contexte, Bordeaux ne part pas du tout favori. Le premier match de la saison voit les Bordelais affronter les Marseillais ; et ce sont les Phocéens qui l’emportent 3-0… Mais a priori pas de quoi semer véritablement le doute dans l’esprit des Girondins. Comme prévu, ce début de saison est dominé par Lille et son buteur Grumellon. Les Lillois comptent même jusqu’à 6 points d’avance début décembre, et tout le monde les voit déjà champions… mais les Bordelais, deuxièmes, sont en embuscade. Et ils y croient ! Ils viennent de passer des scores de tennis à Montpellier, Nancy, Saint-Etienne et Strasbourg. En effet les Marines et Blancs, bien que fraîchement promus, ont des certitudes.
XI type de la saison 1949-1950 des Girondins de Bordeaux
Tout d’abord une tactique à la mode, et bien rodée : le « W-M ». Mais surtout une véritable ossature d’équipe, qui cumule plusieurs saisons de jeu, de combinaisons. Parmi les joueurs les plus marquants de cette équipe, on ressort entre autres : Swiatek, Gallice, et Kargulewicz.
Jean (Janek) Swiatek, est un défenseur international français d’origine polonaise. Il vit en France depuis ses 5 ans environ. Ces mensurations (1m83 pour 80 kgs) font de lui un véritable roc pour son époque ! Mais il a la particularité d’associer puissance, solidité et technicité. C’est l’atout majeur de l’arrière-garde des Marines & Blancs, depuis 1944 déjà.
« Nous étions une équipe solidaire. Je demandais aux attaquants de défendre, une incongruité pour l’époque », Jean Swiatek.
Devant lui sur le terrain, en position de Demi, on retrouve René Gallice, forcalquiéren de naissance, mais girondin d’adoption, lui qui est présent au club depuis ses 19 ans. Il est arraché à l’Olympique de Marseille par Diaz en 1938. Pourtant il ne peut compter la Coupe de France 1941 dans son palmarès personnel. En effet Gallice s’est engagé dans la Résistance dès 1940, et ne reviendra courir le cuir à Lescure que 4 ans plus tard. Un joueur vif et technique, sachant être rugueux. Doué d’une intelligence de jeu remarquable, il était l’un des cerveaux de l’équipe.
En pointe, on retrouve enfin Edouard Kargulewicz dit « Kargu ». Lui aussi internationnal français d’origine polonaise. C’était l’avant-centre de cette équipe, le point d’appui, depuis 1947. Un joueur très athlétique, avec un excellent jeu de tête. Sa pointe de vitesse était son plus gros défaut. Il avait des soucis de démarrages, très certainement un problème de Kargu.
Le gardien Depoorter est quant à lui, arrivé au club en 1942. Meynieu en 1943. Garriga, Mérignac, M’Barek, Villenave, Mustapha, entre 1946 et 1947. Libar en 1948. Ils se connaissent donc depuis des années. Les automatismes sont présents et précieux.
Un bel amalgame, façonné par les mains d’André Gérard. Ne manque peut-être qu’une dernière pièce pour faire de ce beau promu, une machine redoutable. Ou mieux encore, un joyau, pour faire véritablement briller l’équipe. Ce joyau il s’appelle Lambertus De Harder. Et c’est un expert pour faire briller : il est laveur de carreau à la Haye en Hollande. Il est repéré alors qu’il joue à Lescure avec la sélection « B » des Pays-Bas contre son homologue française. Jean Pujolle, alors président du club au scapulaire, le repère et décide de le faire signer à l’intersaison 1949. Bertus, comme on l’appelle affectueusement, s’impose immédiatement sur le flanc gauche de l’attaque girondine. Plus que son look De Harder, ou sa calvitie précoce (il est aussi appelé le « divin chauve », évidemment), ce sont ses accélérations, ses dribbles et son sens du but qui vont marquer les esprits dans le port de la lune.
Une position adéquate en embuscade, une équipe que personne ne voit vraiment venir. Mais surtout des éléments déterminants tels que : organisation, certitudes, automatismes, solidité, prise de risque, etc. Et sans oublier un brin de réussite disait-on en préambule ! Voilà que la recette de l’exploit inédit est à présent bien identifiée. Il est donc temps de se replonger dans la deuxième partie de saison, avec toujours ces 6 points de retard sur les favoris lillois.
Les promus vont alors réaliser une seconde moitié de championnat de rêve : 29 points engrangés sur 34 possibles, avec en prime une série de 19 matches sans défaite. Et à l’arrivée,ce sont bien les Girondins de Bordeaux qui possèdent 6 points d’avance sur Lille. Ils sont aussi la meilleure attaque avec 88 buts, dont 21 pour De Harder, qui finira meilleur buteur du club. Un apport décisif.
Mais Bordeaux est aussi la meilleure défense avec seulement 40 buts encaissés en 34 matchs ! L’équipe d’André Gérard sera d’ailleurs surnommée dans la presse « l’imprenable forteresse ». Une équipe solide et très bien organisée. Mais étant donné le feu d’artifice offensif de l’équipe il serait réducteur de ne mettre en avant que ses qualités en phase défensive. Cette équipe des Girondins de Bordeaux 1949-1950, est une redoutable machine, elle sait défendre, attaquer, et elle a réalisé un authentique exploit. La France tient son premier club champion de France l’année de sa promotion dans l’élite !
La Coupe Latine
Trois semaines plus tard, la saison des héros se poursuit par la participation à la Coupe Latine 1950. Il s’agit d’un tournoi qui oppose (généralement) les champions de France, d’Espagne, d’Italie et du Portugal. Cette compétition est donc parfois considérée comme l’ancêtre de la coupe d’Europe des clubs Champions, mais elle ne sera jamais reconnue par la FIFA. Elle se disputera entre 1949 et 1957, où elle disparaitra justement au profit de la Coupe d’Europe des clubs Champions.
En 1950, les équipes qualifiées sont respectivement les Girondins, l’Atlético Madrid, la Lazio Rome (la Juventus Turin, championne en titre a décliné l’invitation, c’est donc le 2e du championnat italien qui s’y est rendu) et le Benfica Lisbonne. Les Marines et Blancs atteignent la finale du tournoi, après avoir écarté l’Atlético Madrid en demi-finale, disputée sur un seul match, 4-2.
La finale contre Benfica est disputée à Lisbonne, le 11 juin 1950. Elle se solde par un premier match nul 3-3, après prolongations. Comme le veut la tradition de l’époque, après un match nul à la fin du temps réglementaire, c’est un nouveau match qui doit se jouer. Les deux équipes s’affronteront donc de nouveau à Lisbonne, 7 jours après le 18 juin. Côté Girondins de Bordeaux on note un absent de marque : Bertus De Harder. Finalement Bordeaux s’incline 1-2. Pourtant, grâce à un but précoce de Kargu,les Girondins mènent la marque de la 9e à la 89e minute… moment que choisissent les Lusitaniens pour égaliser grâce à Arsénio. Le score restera nul après les prolongations, c’est alors qu’il a été décidé que l’emporterait l’équipe qui marquerait en premier, un but en or, sans aucune limite de temps ! A ce jeu c’est bien Benfica qui tirera son épingle du jeu, en scorant finalement à 2 heures et 25 minutes du début de cette finale ! Une distinction continentale, qui échappe finalement à cette superbe équipe. Le brin de réussite, cette fois, n’avait pas fait le déplacement. C’est le foot.
Ces Girondins de Bordeaux 1949-1950 resteront « à jamais les premiers » à avoir été sacrés champions de France de première division avec le maillot marine frappé du scapulaire blanc. Pour cette raison, tous ces noms : Depoorter, Swiatek, Merignac, Garriga, Gallice, M’Barek, Mustapha, Libar, Meynieu, Kargu, De Harder, mais aussi Villenave, Rodriguez, Doye, Persillon, Voisembert, resteront gravés dans la mémoire collective des supporters bordelais. Tout particulièrement en ces temps où cette mémoire est piétinée par de basses considérations mercantiles et déconnectées. Ces Girondins-là resteront également pour l’éternité les premiers à avoir réussi cet exploit d’être sacrés champions de France, l’année de leur promotion dans l’élite. Chapeau, et merci messieurs.
Sources :
- Régis Delanoë, « Top 10 promu et champion », sofoot.com.
- www.scapulaire.com
- Jean-Michel Le Calvez et Cyril Jouison, « FC Girondins de Bordeaux, depuis 1881 », M6 éditions.