« C’est l’histoire d’une provinciale qui fit fortune. Mais il ne faudrait pas la définir ainsi. Il y a quelque chose de différent. Lorsque l’on parle de provinciale, c’est comme si le vieux, l’antique, la tradition avait réussi à se défendre et à résister contre le jeune, le grand, le nouveau. Ce Perugia fut l’exact opposé. Au contraire, on avait la sensation d’avoir affaire à quelque chose de moderne. » Valerio Piccioni dans le Dizionario del calcio italiano n’a jamais si bien dit pour décrire cette équipe à l’épopée digne d’un conte. Au milieu des années 70 dans une Italie du catenaccio, un club de « province » va briller aux yeux de tous. Vous ne croyez pas aux miracles ? Perugia en a pourtant réalisé un.
Bien installé en deuxième division depuis les années 60, le club de Perugia va connaître un tournant grâce à un homme : Franco D’Attoma. L’entrepreneur italien connait bien la ville, il y a lui-même fait ses études et est sorti diplômé de l’université de Pérouse. Amoureux de la ville et d’une Pérugine, il entre dans la direction de la célèbre marque de vêtement Ellesse, basée à Pérouse. Avec son fondateur, Leonardo Servadio, il en fera l’une des plus grandes marques vestimentaires de son temps. Mais D’Attoma veut ensuite changer d’air. Non pas qu’il n’éprouvait plus de sentiment pour sa ville, bien au contraire, il voulait lui rendre ce qu’elle lui avait donné. Et comment faire chavirer le cœur des Italiens ? En touchant au football bien entendu. L’homme d’affaire, fortement demandé par les conseillers municipaux de la ville, prend alors les commandes du club en proie à des problèmes financiers. Nous sommes en 1974 et Perugia vient tout juste de se sauver in extremis d’une relégation en troisième division. Pour l’accompagner dans sa nouvelle aventure, il fait appel à Spartaco Ghini pour devenir administrateur délégué et à Silvano Ramaccioni pour prendre le poste de directeur sportif. Ensemble, ils refondent des bases solides pour porter l’équipe vers un avenir radieux.
Eclosion et exemple de management
L’une des premières décisions de la toute récente direction est de nommer un nouvel entraineur à l’été 1974. Leur choix se porte sur un certain Ilario Castagner, ancien buteur de la maison dont la carrière courte et modeste prit subitement terme à l’âge de 28 ans. Mais déjà sur la fin, il se découvre une passion pour le coaching. A peine retraité, c’est à l’Atalanta qu’il fait ses premiers pas en étant tout d’abord l’adjoint de Corrado Viciani en équipe première, puis en s’occupant des jeunes par la suite. A 34 ans seulement, le jeune entraineur fait son retour dans son ancien club et prend en main l’équipe première.
L’équipe est elle-même reconstruite. De nouveaux joueurs font leur arrivée. Inconnus du public, ce sont des jeunes promesses qui viennent s’ajouter à quelques vieux briscards, avec une certaine expérience certes, mais n’ayant jamais connu le haut niveau. Les buteurs Sergio Pellizzaro et Paolo Sollier, le défenseur Roberto Marconcini, le libero Pierluigi Frosio et enfin les milieux Franco Vannini et Renato Curi viennent renforcer l’équipe. Une stratégie qui va s’avérer payante, puisque dès les premiers week-ends, Perugia fait la course en tête. Les Biancorossi parviennent même à déjouer les pronostics en distançant le Hellas Vérone, pourtant perçu comme favori au titre final. Le 15 juin 1975, Perugia est officiellement sacré champion de Serie B après son nul sur le terrain de Pescara. Les neuf réalisations de Pellizzaro ne sont pas étrangères à ce succès. Une première saison fantastique pour la nouvelle ère D’Attoma et un premier titre dans son histoire depuis sa fondation en 1905. Désormais, direction l’élite avec la Serie A.
Le président est alors adopté par toute une ville. Son sens des affaires et sa mentalité d’industriel se marient parfaitement avec le football. Juste après la promotion du club en première division, la commune fait construire un nouveau stade. D’Attoma fait fonctionner son carnet d’adresses et le stade est construit par les entreprises métallurgiques de Spartaco Ghini en seulement trois mois. Dans son stade tout neuf de Pian de Massiano doté d’un peu plus de 25 000 places, cette équipe dite “provinciale” voulait montrer à l’Italie qu’elle était désormais capable de se munir d’infrastructures dignes des plus grandes équipes. Autre preuve que le management de D’Attoma était perçu comme avant-gardiste, celui-ci impose à ses dirigeants de se tenir éloigner des questions relatives au football. La confiance est alors totale envers l’entraineur et les joueurs ; les seuls qui étaient sur le terrain.
Un jeu avant-gardiste à l’inspiration hollandaise
Pour son arrivée dans l’élite, Castagner demande à son bon président des renforts. Aussitôt dit, aussitôt fait, le mécène finance les venues d’Aldo Agroppi, Walter Novellino et Salvatore Bagni. Au cours des semaines puis des mois, les Grifoni se font une réputation « d’équipe sympathique » et celle-ci obtient des résultats parfois même inattendus. Avec une formation et un jeu modernes et efficaces, dotée de joueurs techniques, Perugia accomplit sa mission en parvenant à se maintenir. Un maintien non pas obtenu dans les dernières journées mais plutôt aisément puisque les Biancorossi finissent toujours dans la première partie de tableau. Perugia impressionne. Une huitième place à l’issue de la saison 75-76 et mieux encore, une sixième place en 76-77.
La saison suivante est marquée par un tristement célèbre Perugia-Juve lors de la sixième journée de championnat. Faisant partie du wagon de tête, Perugia reçoit une Juventus concurrente aux premières places le 30 octobre 1977. Le coup d’envoi est donné à 14h30. Cinq minutes après le retour des vestiaires, sous une pluie battante, Renato Curi s’effondre sur le terrain. Il est alors 15h34 et ses coéquipiers prennent l’ampleur de la gravité de la situation. A seulement 24 ans, le prometteur milieu de terrain est mort d’un arrêt cardiaque. Un choc pour le stade entier, une perte terrible pour ses coéquipiers. Curi était l’un des joyaux de cette équipe. Un cadre du vestiaire et un international en devenir. Perugia rend tout de suite hommage à son joueur emblématique en renommant son stade à son nom quelques semaines plus tard. Malgré cette perte, le groupe jouera les derniers matches à fond, pour lui. L’équipe finira la saison à la sixième place également. Trois années dans l’élite, trois années que Perugia fait parler d’elle. Et si elle joue plus qu’un maintien, ce n’est pas un hasard.
Son jeu calqué sur celui de l’Ajax séduit la Botte entière. Les Grifoni sont une équipe compacte et agressive, assez en avance sur son temps. Elle ne donne pas le temps à ses adversaires de penser et privilégie la possession de balle. Une sorte de football total à l’italienne. Car Castagner s’inspire de l’Ajax de Rinus Michels. Dans son 1-3-2-3-1, le technicien italien veut un Perugia total, à l’hollandaise. « J’avais étudié les entrainements de l’Ajax. Notre défense est une défense à 4 mais avec Frosio dans le rôle de libéro qui sait faire le jeu. Nous voulons développer le jeu à terre, dicter les passes pour permettre des déplacements nombreux, programmés et de qualité. » De quoi déstabiliser les plus grandes écuries du Nord ?
La saison des miracles
Et le miracle est sur le point de prendre forme. La saison 1978/1979 est celle de toutes les surprises. L’effectif se connait mieux que jamais et les joueurs sont parmi les plus talentueux d’Italie. Des hommes techniques et de qualité avec Salvatore Bagni et Franco Vannini. Un excellent gardien en la personne de Nello Mallizia. Devant lui, tenant le rôle du regretté poste de libéro, Pierluigi Frosio, excellent dans la lecture du jeu. La ligne de défense composée de Michele Nappi, Mauro Della Martira et Antonio Ceccarini était des plus impénétrables au temps où le catenaccio régnait en maître dans la Botte. Cette défense était le point de référence de cette équipe. Une charnière bien gardée par deux milieux enragés : Cesare Butti et Paolo dal Fiume en sentinelle. Faire craquer cette équipe n’est pas une mince affaire.
La preuve, premier match de la saison et première victoire 2-0 contre Vincenza. La partie suivante est un véritable test pour les Grifoni en déplacement à Giuseppe Meazza. Résultat final : un nul 2-2, arraché dans les derniers instants par Perugia grâce à Cacciatori, son seul fait d’arme pour le club. Et sans doute l’élément déclencheur. La suite est un déroulé de surperformances : des victoire contre la Fiorentina, la Juve et un nul contre le Milan à San Siro. Pendant quelques semaines en novembre, Perugia est d’ailleurs leader du championnat. Néanmoins, les Biancorossi laissent trop de points contre des équipes plus faibles. Elle ne perd pas, mais enchaîne les nuls, beaucoup de nuls.
La phase retour est de nouveau marquée par un Perugia-Inter des grands soirs. L’équipe est toujours invaincue et peu à peu son épopée commence à prendre le nom de « saison des miracles ». Mais Castagner ne veut pas mettre la pression sur ses joueurs, ni entendre parler de ce record d’invincibilité. Pour lui, une qualification en Coupe de l’UEFA serait déjà exceptionnelle et relèverait… du miracle. Cette rencontre du 4 février 1979 face à l’Inter a bien failli briser cette invincibilité d’ailleurs. A la mi-temps, l’Inter mène 2-0. Pour la première fois, la défense pérugine passe à travers. Mais il ne faut jamais vendre la peau de Perugia avant de l’avoir tuée. Au retour des vestiaires, l’inévitable Franco Vanini ramène le score à 2-1. A trois minutes du terme, Marco Ceccarini trouve l’égalisation et permet de consolider le destin de son club. Inter-Perugia c’est aussi une histoire de buts dans les derniers instants.
Cette partie va laisser des traces. Vanini y laisse lui-même son corps, blessé par un interiste, rendant son équipe orpheline d’un leader irremplaçable. Quelques semaines plus tard, Frosio se blesse à son tour sur la pelouse du Torino et manque la grande majorité de la fin de la saison. Malgré tout, Perugia continue de lutter pour le titre, toujours reléguée à quelques points du leader rossonero. Quand arrive le match contre le concurrent direct au scudetto, l’AC Milan, dans un stade Renato Curi plein à craquer, tous les espoirs sont encore permis. Une ouverture du score pour Perugia et le stade explose mais l’égalisation quelques minutes plus tard seulement de Stefano Chiodi sur un penalty discutable annihile les espoirs des Grifoni. Un inévitable match nul, comme les supporters en ont désormais bien l’habitude. Des nuls à s’en mordre les doigts vont ensuite s’enchainer face à Catanzaro et Vérone. Des points encore perdus au passage. Mais après une course folle, les Rossoneri sont finalement sacrés champions lors de l’avant dernière journée. Et pour la dernière journée, Perugia conclut logiquement son championnat sur… un match nul. L’AC Milan de Liedholm remporte son 10ème scudetto et par là même sa première étoile. Perugia finit deuxième à trois points, invaincu avec 11 victoires et 19 matches nuls. Avec seulement 16 buts encaissés, elle est la meilleure défense du championnat.
« Nous perdons le titre lors de la phase retour où l’on se retrouve sans Frosio ni Vannini blessés. Avec eux lors de la rencontre contre Milan, le score n’aurait pas fini à 1-1 »
Castagner ne pourra jamais refaire l’histoire mais son Perugia des miracles venait de la marquer. Une histoire dont aurait dû faire partie Renato Curi. Mais de là où il se trouvait, l’esprit du regretté a sûrement longuement guidé ses anciens coéquipiers cette saison-là.
Cette formation biancorossa vous fera sans doute penser aux actuelles Atalanta Bergame ou Sassuolo. Une équipe en avance sur son temps, allant à l’encontre des codes habituels de son championnat et dont tous les joueurs sont impliqués dans un système bien huilé (à l’image des 9 buteurs différents lors de la saison des miracles).
Cette saison idyllique permet à Perugia de s’attacher à l’été 1979 les services d’un jeune Paolo Rossi en plein essor. Aussi, comme tout bon entrepreneur qu’il est resté, D’Attoma révolutionne le monde du football avec l’arrivée du sponsor sur le maillot. Il propose alors à la marque « Ponte » de financer l’équipe en échange de la présence de leur logo sur le maillot. Perugia devient la première équipe de l’histoire à porter un sponsor sur son maillot.
Comme toutes les bonnes choses ont une fin, le record d’invincibilité des Grifoni verra sa fin au bout de la septième journée de la saison 79-80. Trente parties sans défaite, un record qui ne sera imité que par la Juve lors de la saison 2011-2012 et par le Milan lors de la saison 1991-1992. Un Milan dont le manager général sera alors un certain… Silvano Ramaccioni ! Et si c’était lui qui détenait le secret de cette recette ?
Sources :
- Storie di calcio : Il Perugia dei miracoli
- Super 6 sport : L’imbattibile Perugia di Ilario Castagner
- These football times : Perugia and the undefeated season of miracles
Crédits photos : IconSport