De toutes les malédictions du football, le Torino peut se vanter, à contre cœur, d’avoir souvent son nom qui n’en résonne pas très loin. D’ailleurs, de nom, celui de Meroni en est un qui colle à l’identité de ce club. Tout d’abord, car le pilote de l’avion qui transportait l’équipe granata qui s’écrasa en 1949, décimant tout l’effectif, s’appelait Pierluigi Meroni. Quelques années plus tard, un autre Meroni fit son apparition. Celui-ci apportera plus de lumière que son triste homonyme. Luigi Meroni était ce joueur qui incarnait à la perfection l’air du temps des années 60. Un rebelle, un anticonformiste, un nouveau héros que ce Torino maudit à la recherche d’une gloire perdue attendait. Un artiste, sorte de mélange entre George Best et un Beatle, à la vie de bohème et au destin brisé à seulement 24 ans.
Luigi Meroni naît à Come, le 24 février 1943, sous le bruit des bombardements de la guerre. Sa vie est très vite marquée de tragédies ; il ne connaitra presque pas son père. Orphelin de celui-ci à l’âge de 2 ans, il est élevé par sa mère, seule, qui a du mal à joindre les deux bouts alors qu’elle doit aussi nourrir ses deux autres enfants Celestino et Maria. S’il joue au football comme tous les jeunes garçons de son âge, le petit « Gigi » ne se voit pas encore en digne héritier d’un Giuseppe Meazza. Sa passion est pour le moins originale, plus artistique. Ce qu’il aime avant tout c’est peindre des toiles et dessiner des cravates de soie et des costumes. Quand il a l’âge, il commence d’ailleurs par travailler dans une usine à cravate pour aider sa pauvre mère. Gigi a une âme d’artiste, cette même sensibilité qu’on retrouvera plus tard sur les pelouses. Les terrains, il finit par les arpenter. Adolescent, il défend les couleurs de l’équipe locale de son village à San Bartolomeo. C’est là qu’il se fait repérer par Côme, en 1961, qui évolue alors en deuxième division. Meroni n’a alors que 18 ans. Une saison lui suffit pour taper dans l’œil du Genoa. Le club rossoblù, qui est lui aussi cette année-là en seconde division, est époustouflé par le potentiel du jeune attaquant. Champion de Serie B, le Genoa lui fait de l’œil. Après une petite année seulement pour une vingtaine de matches et trois buts, Meroni quitte sa Lombardie natale direction la Ligurie et la Serie A.
La naissance d’une étoile
Au Genoa, les débuts sont difficiles. Il joue peu, marque peu. Renato Gei préfère titulariser des vieux briscards plus chevronnés en la personne Bean ou du brésilien Germano. Un maigre bilan de quinze apparitions et d’un petit but seulement scellent sa première année dans l’élite. Mais les supporters ne lâchent pas leur petite coqueluche et continuent de croire en lui. La saison suivante leur donnera raison. Avec l’arrivée du nouvel entraineur Benjamín Santos, qui comprend tout de suite la valeur du joyau qu’il a entre ses mains, le jeune Meroni s’impose aux yeux de toute l’Italie comme l’un des meilleurs talents de sa génération. A l’image de ce Genoa-Fiorentina du 27 octobre 1963 où l’attaquant fait parler de sa classe dans un stade Marassi plein à craquer. Un petit pont sur un défenseur florentin suivi d’une accélération et d’un ballon piqué pour marquer blufferont les observateurs. Sa technique et ses buts permettent au Genoa d’accrocher une huitième place et de s’adjuger la Coupe des Alpes. Avec 6 buts marqués en 27 matches, Gigi se fait un nom dans la Botte.
A Gênes, Meroni ne trouve pas seulement la consécration sur les terrains. C’est là-bas qu’il trouve l’amour pour une jeune femme de 17 ans. Une certaine Cristiana, blonde, élégante, rencontrée par hasard dans un bar. De là va naître une relation enflammée aux allures d’un amour interdit. Malgré cette passion qu’elle ressentait pour le footballeur, ses parents l’obligent à se marier avec un autre homme. Les deux amants ne renonceront jamais à se fréquenter et à vivre leur romance dans une Italie où l’Eglise s’opposait encore à la légalisation du divorce. Son look de Beatle ne laisse pas la presse insensible au personnage qu’incarne Meroni. Des cheveux longs et une barbe approximative ; cela peut n’être qu’un détail aujourd’hui, mais à l’époque, ce style singulier était tout sauf anodin. Un signe d’insubordination. A tel point qu’il refusera sa première sélection nationale puisque le sélectionneur de l’époque Edmondo Fabbri lui ordonne de se couper les cheveux et la barbe. D’un tel personnage, les tifosi du Genoa s’attachent vite, trop vite, à leur grand dam.
Alors que le président Griffon avait promis à son entraineur et ses supporters que Meroni serait conservé, une offre tout droit venue de Turin qu’il ne pourra pas refuser lui est transmise à l’été 1964. Pour 300 millions de lire, le Torino s’attache les services du jeune crack. Une somme record pour un joueur de 21 ans. A Gênes, les tifosi se révoltent. Quand Santos apprend la nouvelle, il interrompt ni une ni deux ses vacances en Espagne et saute dans sa voiture pour rejoindre l’Italie et donner sa démission. Il n’arrivera jamais à destination. Sans doute trop énervé pour conduire, il perd la vie dans un accident de la route.
La consécration du Beatle au Torino
Lorsqu’il s’attache les services de Meroni, Orfeo Pianelli, emblématique président du Toro, en est sûr : il vient de réussir le coup de l’été. Avec sur son banc le mythique Nereo Rocco, qui venait d’écrire l’une des plus belles pages de l’histoire de l’AC Milan quelques années plus tôt en remportant un Scudetto et sa première Coupe d’Europe des clubs champions, le président du Toro était bien décidé à ramener son équipe au sommet. Une place qu’elle ne parvient plus à retrouver depuis la tragédie de Superga en 1949.
Très vite, Gigi Meroni entre dans les cœurs des tifosi. A tel point qu’un surnom lui est vite donné. La « farfalla granata » – le papillon grenat – emmène le Toro à la troisième place dès sa première saison. Ses accélérations, ses gestes techniques, ses talonnades, les petits ponts insolents transcendent le public. L’année suivante est un peu plus décevante. Une dixième place certes, cependant Meroni est au sommet de son art, finissant meilleur buteur de son équipe. Celui-ci a participé à toutes les rencontres du Torino cette saison. Ses performances lui valent une convocation pour la Coupe du monde en Angleterre. D’ailleurs, il marque des points en inscrivants deux buts de maîtres lors de matchs amicaux. Contre la Bulgarie avec notamment un sombrero sur le défenseur et contre l’Argentine d’un puissant tir du gauche dans la lucarne opposée. C’est en tant que jeune prodige qu’il se présente en sélection, entouré d’autres grandes figures italiennes. Car la Squadra Azzurra possède une forte équipe. Du talent, de l’expérience, de la jeunesse et des futurs grands noms composent cette sélection. Entre Sandro Mazzola, Gianni Rivera ou encore Giacinto Facchetti, le petit Meroni est loin d’avoir gagné sa place. Les méthodes musclées du sélectionneur Fabbri ne le mettent pas très à l’aise. C’est un entraineur autoritaire aux méthodes antiques, tout l’inverse de Meroni. L’Italie est placé dans le groupe IV avec le Chili, l’URSS et la Corée du Nord. L’ailier du Torino ne joue qu’un match, celui contre l’URSS, qui se solde par une défaite 1-0. Il est laissé de côté pour le dernier match décisif contre les Coréens. Ce choix-là, Fabbri le regrettera. Alors que les changements n’étaient pas autorisés en plein match, l’Italie est contrainte de finir sa rencontre à 10 à cause de la blessure de Bulgarelli. A la surprise générale, les transalpins sont battus et éliminés par la Corée 1-0. Choc au pays, l’Italie rentre à la maison bredouille et la presse ne tarde pas à trouver en Meroni le bouc émissaire parfait de cette élimination prématurée. Les médias affirment que l’entente entre Gigi et Fabbri était au plus bas notamment du fait qu’il ait refusé de se couper les cheveux comme le lui avait demandé le sélectionneur. La vraie raison de son exclusion, Fabbri la donnera quelques années plus tard en révélant que le feu follet grenat n’a tout simplement pas su s’adapter aux consignes tactiques qui lui avaient été données lors de son match contre l’URSS. Il était comme ça Gigi Meroni. Il n’était pas fait pour la tactique, lui qui aimait par-dessus tout jouer à l’instinct, au flair. Un esprit libre et fantaisiste un peu comme lors de la conception de ses tableaux… ou de ses vêtements.
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Car Meroni est un véritable artiste en dehors des terrains. Ses habits, il les dessine lui-même pour les faire confectionner ensuite. Les vestes, les pantalons, les chaussures qu’il porte sont tous le fruit de son imagination. Un style bien particulier, qui lui vaudra le surnom de Beatle tant sa ressemblance physique avec les membres du groupe anglais était frappante. Même l’intérieur de sa voiture, une Fiat Ballila de 1937, est totalement décoré par le joueur. L’homme est extravagant. Si on l’a souvent comparé à George Best, son style de vie était néanmoins tout autre. Un homme calme, qui ne fréquente pas la vie nocturne, refusant la notoriété. Toujours éperdument amoureux de Cristiana, il reste sobre du point de vue sentimental. C’est ce qui fait sa force et lui permet de rester au haut niveau.
La performance qui le fera entrer dans la légende a lieu le 12 mars 1967 à San Siro. A l’œuvre : sa feuille morte déposée en mars 1967 dans la lucarne du portier de l’Inter, Giuliano Sarti. Même son compère de sélection Giacinto Facchetti assiste, impuissant, au numéro que vient de lui faire Meroni. Un but qui contribua à faire tomber à domicile la grande Inter d’Helenio Herrera pour la première fois depuis plus de trois ans. Ce soir-là, Gigi Meroni entrait à tout jamais dans les cœurs grenats. Dix-huit ans après Superga, les tifosi avaient enfin retrouvé une icône à laquelle s’attacher, l’espoir de revoir le Torino remporter de nouveaux titres. L’ailier au numéro 7 a conquis toute l’Italie.
A tel point qu’un certain Agnelli, Gianni Agnelli, le veut absolument. « L’avocat » est prêt à en payer le prix fort à l’été 1967 : 750 millions de lire. Une somme monumentale qui fait réfléchir longuement Pianelli. Difficile de refuser. Le président du Torino est sur le point d’accepter de se séparer de son poulain devenu cheval de course. C’était sans compter sur la colère des tifosi. Les dirigeants des deux clubs de la ville n’auraient pas dû sous-estimer ces centaines de supporters du Torino qui travaillent alors pour les usines Fiat (propriétés des Agnelli). Ceux-ci menacent de faire grève si jamais leur club se sépare de leur nouvelle bandiera. Cela tombait mal, car un nouveau modèle, la FIAT 128, était sur le point d’être lancé. Peu importe, les ouvriers boycottent Agnelli. Des protestations éclatent devant la maison du président du Toro et ce dernier reçoit quelques menaces. Sous la pression populaire, il finit par se convaincre de conserver le joueur. Quand l’amour et la passion pour un joueur embrasent l’esprit de la foule…
Maudite victoire
Pour le plus grand bonheur des Granate, Gigi Meroni allait entamer sa quatrième saison dans le mythique club turinois. Sa dernière. Le bonheur sera de courte durée.
Le 15 octobre 1967, le Torino accueille la Sampdoria. Les Turinois s’imposent 4-2 grâce au triplé de son binôme Nestor-Combin. Meroni est encore l’auteur d’un grand match. Il danse et se faufile entre les défenseurs. Il est au maximum de sa forme footballistique et artistique. Comme pour toute belle victoire, Meroni va la fêter avec ses amis et certains de ses coéquipiers dont son compère Fabrizio Poletti. Maudite victoire. Avant de rentrer chez eux, les deux amis se rendent au bar Zambon. Pelotti doit passer un coup de téléphone à sa compagne pour lui dire qu’il ne tardera pas à rentrer vu que Meroni n’a pas ses clefs. Les deux amis empruntent le cours Re Umberto. Après avoir marché, ils s’arrêtent près du numéro 46, attendent le moment opportun pour traverser. Ils s’engagent et voyant une voiture arriver, s’arrêtent au milieu de la route puis se reculent pour la laisser passer. Le pas de trop. Ils ne virent pas cette Fiat 124 arriver de la direction opposée. Pelotti est touché légèrement au mollet et Meroni est projeté dans les airs lors de l’impact et emporté à plus de 50 mètres. Son cœur continue malgré tout de battre, il est tout de suite transporté à l’hôpital. Il ne survivra pas. Un traumatisme crânien et de multiples fractures aux jambes et au bassin emportèrent Meroni un peu avant 23h. Le papillon s’était envolé. 18 ans après le drame de Superga, une nouvelle tragédie frappait de plein fouet le Torino, club maudit à tout jamais.
Pianelli se rappelle : « Il n’y avait plus rien à faire. Dehors, une foule de supporters en silence. Beaucoup pleurait, comme nous du reste. Je pensais un instant que c’était les mêmes personnes qui avaient protesté contre moi quand j’ai voulu le vendre. Je pensais aussi que si je l’avais cédé à la Juve, il aurait été en déplacement, il n’aurait pas traversé ce cours et serait toujours en vie »
Le responsable de l’accident s’en voudra à tout jamais. Un certain Attilio Romero, jeune tifoso grenat et fan inconditionnel de Meroni. Il en a même un poster dans sa chambre. A 19 ans, il vient de vivre le pire évènement de sa vie. Il recevra néanmoins le soutien de plusieurs supporters du Toro et n’écopera d’aucune peine du fait que la visibilité de la rue était des plus mauvaises. Comme un symbole, Attilio Romero deviendra quelques années plus tard le président du club, entre 2000 et 2005. Une présidence qui se soldera par la faillite du Torino. Quand on vous dit que le destin existe…
20 000 personnes se rendirent aux funérailles de leur héros pour lui dire un dernier adieu. Certains prisonniers de la prison turinoise de Le Nuove organisèrent même une collecte pour lui envoyer des fleurs. Le week-end suivant a lieu un match pas comme les autres. Le derby della Molle face à la Juve se joue dans une ambiance pesante. Dans un silence de cathédrale, un hélicoptère inonde le terrain de fleurs, éparpillées sur le côté droit où évoluait Meroni. Le Torino s’imposera 4-0, soit la plus grande victoire de son histoire dans un derby après la tragédie de Superga. Un triplé de son ami Combin, malgré une grosse fièvre la veille, pour lui rendre le plus beau des hommages. Le quatrième but fut marqué par Alberto Carelli, le nouveau numéro 7… comme un symbole. Meroni n’avait jamais remporté cette confrontation. Ce soir-là, il ne fait pas de doute que Gigi était bien présent lui aussi.
40 ans après sa mort, un monument est érigé à l’endroit où a eu lieu l’accident. C’est là que les supporters viennent lui rendre hommage chaque 15 octobre. Véritable Cantona ou Best de son époque, Meroni avait construit de son vivant un mythe que sa mort amplifia. D’une certaine manière, la liberté de son jeu était en harmonie avec sa vie de bohême et d’artiste. Dans une Italie du catenaccio, ses dribbles, ses crochets, ses feintes de corps ont fait de lui un joueur aussi unique qu’attachant. Un homme extravagant au football rebelle comme on n’en fait plus aujourd’hui. Vous ne l’avez pas vu jouer, mais ses anciens coéquipiers ne vous diront pas le contraire. « Il ne me vient à l’esprit personne de comparable, peut être seulement George Best. Lui aussi était un phénomène, un rebelle, un anticonformiste. Mais Meroni était unique » (Aldo Agroppi, joueur du Torino entre 1967 et 1975). Unique, oui c’est le mot.
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Sources :
- Rai : Gigi Meroni. Quando un dribbling è più bello di un gol
- Storie di Calcio : Meroni Luigi, l’anticonformista
- Super sport 6 : Gigi Meroni, la farfalla granata che mise in crisi anche la FIAT
- These Football Times : Gigi Meroni, the art loving wing genius who hit the pinnacle of calcio before his tragic death at 24
- Toro news : Toro, Agroppi « vi racconto Gigi Meroni, il nostro George Best »
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