Il est des hymnes qui retranscrivent parfaitement l’histoire d’un club. Il est des hymnes qui marquent. Pas seulement une ville, pas uniquement un club mais un peuple tout entier. Les Corons de Pierre Bachelet est l’un d’eux. Véritable hommage au « Pays noir » et plus encore à ses mineurs, cette chanson dresse le portrait d’un passé douloureux et est l’expression d’une réalité de générations entières. Une réalité encore bien présente dans le coeur et les mémoires des habitants de la région.
Ecrite en 1982 par Jean-Pierre Lang et entonnée par le chanteur romantique engagé Pierre Bachelet, cette chanson illustre à la fois l’histoire particulière et complexe qu’entretient la région avec son club mais également avec son passé, sa mémoire.
Retour sur l’histoire d’une chanson vouée à devenir l’hymne du club « Sang et Or »
Sang et Nord
Le Racing Club Lensois voit le jour en 1906 et devient immédiatement le symbole de l’identité et du monde des mineurs. Un monde fait d’entraide, de camaraderie et de diversité. En effet, le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, région ouvrière de forte demande en main-d’œuvre, fait l’objet de vagues migratoires successives tout au long du XIXe siècle. Algérienne dans un premier temps, puis polonaise, marocaine, italienne, tchèques, yougoslaves, hongroise ou encore belge, cette immigration massive représente une part considérable des effectifs des mineurs de la Compagnie de Lens. Elle aura également un impact évident sur la composition de l’effectif du club lensois. Comme le précise Marion Fontaine, historienne française spécialiste de l’histoire politique et sociale et de l’histoire des mouvements ouvriers, « les relations entre football, immigration et intégration sont plus complexes que les images mythiques que l’on en donnait parfois ». Et le RC Lens n’en est pas une exception.
Bien que le club naisse en 1906, dès les années 30 la Compagnie des mines de Lens, s’inspirant du modèle des usines Peugeot avec le Football Club de Sochaux, en reprend la gestion pour en faire un club professionnel. L’immigration polonaise organisée des années 20 ainsi que le développement du football professionnel en Europe pousse progressivement la Compagnie minière à alimenter, l’effectif du club « Sang et Or », par des joueurs essentiellement polonais.
Olivier Chovaux, professeur d’histoire contemporaine, évoque ainsi dans Football minier et immigration. Les limites de l’intégration sportive dans les années trente, que des joueurs polonais « dont les exploits [dès l’entre-deux-guerres] s’inscrivent au petit panthéon des histoires sportives locales ». A ce titre, des joueurs tels qu’Arnold Sowinski, Eugeniusz Faber ou encore Ryszard Grzegorczyk sont devenus des éléments indissociables à l’histoire du club.
Dès lors, une situation complexe et hétérogène se met en place puisqu’à une migration industrielle coexiste une migration sportive, posant nécessairement la question de l’intégration générale ou partielle des immigrés. En effet, le sport comme instrument de lien social ou d’intégration reste au coeur de vifs et nombreux débats. Toutefois, les ambivalences du sport et de sa pratique n’ont pas empêché d’éveiller un sentiment de cohésion et de solidarité sans pareille dans le milieu des mines. De cette entraide ouvrière Pierre Bachelet s’en est fait le conteur.
Les joies et les peines des mineurs
A travers les paroles de la chanson, Pierre Bachelet nous fait plonger au coeur de la douloureuse et bouleversante histoire des corons de la région. Et bien que la dernière mine fut fermée dans les années 1990, l’hymne est encore aujourd’hui chanté et célébré afin d’honorer le passé des ainés, et d’en tirer le meilleur, c’est à dire de la générosité mais aussi des « valeurs fortes de courage et de solidarité » comme le souligne Marion Fontaine.
Né en région parisienne, le chanteur a néanmoins passé son enfance à Calais, comme il l’indique dans les paroles de sa chanson « Et c’était mon enfance, et elle était heureuse ». Originaire d’une famille de du Nord de la France, il décrit les mines comme un pays. Un peuple à part entière où la solidarité et l’entraide font loi.
« Ils aimaient leur métier comme on aime un pays » – Pierre Bachelet
Notre voyage sonore débute dès les premieres paroles qui nous entrainent au centre de ruelles pavées et parsemées de maisons aux briques rouges, assombries par le temps du Nord, souvent pluvieux, et où les « fenêtres donnaient sur des fenêtres semblables assombries par le temps du Nord. Dans ce pays, « le froid s’aiguisait avec le crépuscule, les mousses gelées craquaient sous les pas » comme le dépeint si bien Zola dans Germinal. Il suffit de lever les yeux pour apercevoir « les terrils », « à défaut de montagnes » comme le souligne le chanteur mais qui ne sont autre que des résidus miniers créant de nouveaux horizons.
Dans les corons, le danger et « des accidents au fond du trou » ne sont jamais bien loin. Des dangers tels que les éboulements ou les infiltrations d’eau. Pierre Bachelet évoque à cet égard la « silicose » ou les « coups de grisou », hantises des mineurs.
« Sans doute, Zacharie, mal éclairé, furieux de cette lueur vacillante qui retardait sa besogne, commit l’imprudence d’ouvrir sa lampe. On avait pourtant donné des ordres sévères, car des fuites de grisou s’étaient déclarées, le gaz séjournait en masse énorme, dans ces couloirs étroits, privés d’aérage. Brusquement, un coup de foudre éclata, une trombe de feu sortit du boyau, comme de la gueule d’un canon chargé à mitraille. Tout flambait, l’air s’enflammait ainsi que de la poudre. » — Zola, Germinal, 1885
Le grisou est un gaz naturel incolore et inodore essentiellement composé de méthane. Son explosion asphyxie et brule tout sur son passage. A titre d’exemple, le 10 mars 1906, année de création du club lensois, a lieu une des tragédies les plus meurtrières dans les mines de Courrières, ôtant la ville à plus de 1000 ouvriers. Il s’agit de la tragédie minière la plus meurtrière d’Europe. D’autres sombres et plus récents événements ont eu lieu, notamment en 1970 Fouquières-les-Lens ou encore en 1974 à la fosse 3 bis à Liévin.
Un autre mal que le chanteur souligne dans les paroles de sa chanson est la silicose. La silicose étant une maladie pulmonaire provoquée par l’inhalation de particules de poussières de silice présentes dans les mines. Elle n’est reconnue comme maladie professionnelle, qu’en août 1945 alors qu’elle est l’une des maladies qui touche le plus les mineurs. Toutefois, la chanson ne décrit pas que les moment de difficultés mais est également porteur d’espoir, le rappel que le soleil brille toujours au bout du tunnel.
En effet, Pierre Bachelet évoque l’année 1936, faisant référence non pas seulement à la victoire du Front populaire en France mais également des grèves de 36. A cet égard, plus de deux millions d’ouvriers mineurs adoptant un comportement pacifiste exemplaire se mobilisèrent dans une atmosphère de camaraderie sans précédant afin d’obtenir de plus grands droits : une augmentation des salaires, le recul du chronométrage ou encore le retour de la paie par équipe de travail d’une même taille, etc.
En effet, si le début des années 30 est sombre pour les ouvriers mineurs qui subissent des conditions de travail toujours plus rudes ainsi que des rétributions salariales bien trop peu élevées, l’arrivée du Front Populaire au pouvoir marquera le point d’orgue de longues luttes pour de plus grands droits. Ainsi, les vieux ouvriers connurent pour la première fois les congés pays et la possibilité des voyages à la mer.
L’atmosphère générale que dégage la chanson est certes mélancolique, mais également rassurante. Le chanteur y décrit un bonheur particulier, presque réconfortant. Les paroles nous entrainent au coeur du foyer chaleureux du coron, où les mères de famille préparaient les bains des maris ou des fils, noircis par le charbon de la fosse ou encore les « jours de la kermesse » (parfois appelées « ducasses ») à la mairie, durant lesquelles les gueules noires se rassemblaient pour oublier le temps d’un instant l’infortune et la noirceur du trou.
Les paroles évoquent le portrait de Jean Jaurès, dont l’intérêt et l’implication pour les problèmes sociaux et conditions de travail des milieux ouvriers en ont fait un représentant politique privilégié. Grand soutien lors de la grève des ouvriers de Carmaux (1892-1895) suite au licenciement d’un mineur par la Compagnie des mines, il en deviendra en 1883 le député puis conseiller général. Prenant conscience de l’importance de la la lutte des classes, il passera sa vie à défendre les intérêts des ouvriers et restera une grande figure du socialisme et un humaniste au service du peuple en France.
Ainsi, à la misère des conditions de vie s’ajoutent des conditions de travail pénibles. Pourtant, l’hymne du RC Lens nous rappelle que l’espoir n’est jamais bien loin.
Un hymne emblématique du club
Poussés par un vent froid nous fouettant le visage, nous poursuivons notre escapade musicale au Stade Bollaert-Delelis où les gradins des Sang et Or vibrent sous la mélodie emblématique de Pierre Bachelet. C’est d’ailleurs le 19 février 2005, lors d’un match contre Nantes, que le public lensois et son hymne feront parler d’eux puisque l’émotion palpable et la ferveur des supporters arborant des pancartes en hommage au chanteur (« Une mine d’or s’est éteinte, au revoir Pierre ») ont marqué les esprits.
« Quand je l’entends, je vois le coron de mes parents, ma première maison. Je vois mon grand-père aller au stade. Je repense à lui, venu d’Italie pour travailler dans les mines, qui se faisait engueuler par son patron parce qu’il avait repeint son casque en sang et or. C’est la force de ce chant. Il nous touche en plein cœur, alors forcément on le chante avec amour et passion. » – Ludovic Nanzioli, capo du groupe ultra Kop Sang et Or
Plus récemment, le 11 mars 2016, le chant des corons a vibré au coeur des tribunes du Stade Bollaert lors de la commémoration des 110 ans de la tragédie de Courrières. Bien que le souvenir soit encore douloureux dans les mémoires, l’hymne permet une sorte de réconciliation avec le passé.
Les Corons de Pierre Bachelet est l’un des hymnes de club les plus marquants qu’il soit. Qu’il s’agisse de ses paroles déchirantes ou de son air solennel. Un air qui vous prend le coeur, vous noue la gorge ou brouille votre regard, mais surtout un air qui vous donne de l’espoir. Certes, hymne emblématique et indissociable du RC Lens, il représente également une région puisque son interprète a fait entrer les mines du Nord de la France dans le patrimoine immatériel français, avant que l’Unesco ne les fasse entrer au patrimoine mondial de l’humanité.
Cet hymne transcende aussi les frontières puisqu’il dépeint un quotidien. Un quotidien douloureux entremêlé d’un sentiment d’abandon et de valeurs fortes de courage et de solidarité. A cet égard, en 2010, lors d’un match extérieur du RC Lens face à Saint-Etienne (ayant également un passé de ville minière) la chanson a été entonnée faisant vibrer les coeurs, et cordes vocales, des supporters des deux clubs.
Sources :
- Fontaine Marion, « RC Lens, de la mine au terrain ? », Plein droit, 2016/1 (n° 108), p. 11-14. DOI
- Karen Bretin Maffiuletti « Immigration polonaise et pratique sportive en milieu de grande industrie, Le cas du bassin de Montceau-les-Mines dans l’entre-deux-guerres », p. 38-47
- Fresques INA : Mémoires de mines, Joueurs polonais du RC Lens
- Vice, Comment « Les Corons » est devenu l’hymne du RC Lens