Les tensions sont encore d’actualité entre le Chili et le Pérou mais les deux pays s’étaient réunis sous un même maillot, l’espace de quelques mois, en 1933. Celui du « Combinado del Pacifico », et ce près de 50 ans après la Guerre du Pacifique. Une équipe à majorité péruvienne qui voulait découvrir le football européen, mais surtout exhiber ses joyaux footballistiques.
Si le « Combinado del Pacifico » est une histoire unique dans le football, une tournée européenne d’équipes sud-américaines dans la première partie du XXe siècle n’était pas une anomalie. Bon nombres de clubs d’Amérique du Sud s’étaient déjà prêtés au jeu. En 1927, c’était Colo Colo qui parcourait le Vieux Continent pour affronter les espagnols de l’Atlético de Madrid, du Real Union ou du FC Barcelone. Un voyage suite auquel la légende du club chilien, David Arellano, fondateur puis joueur emblématique du Cacique, mourut d’une péritonite contractée après un violent contact lors d’un match. Une tragédie qui explique peut-être pourquoi seuls trois joueurs de Colo Colo ne prirent part à la tournée du « Peru-Chile XI ». Cependant, l’homme qui eut l’idée de ce voyage était bien un dirigeant du club le plus prestigieux du Chili. C’est Waldo Sanhueza, président de Colo Colo, qui, soutenu par un homme d’affaire d’origine irlandaise nommé Reginald Gubbins, aurait amené ses joueurs à Lima pour former le “Combinado del Pacifico”. Malgré la volonté de faire de cette sélection une équipe binationale, la majorité des joueurs étaient péruviens. 13 d’entre-eux troquèrent le maillot de l’Universitario de Deportes pour rejoindre le “Combinado del Pacifico” quand l’Allianz Lima et l’Atlético Chalaco envoyèrent respectivement deux joueurs de leur effectif pour voyager outre-Atlantique. Côté chilien, seul Colo Colo se mobilisa, en mettant à disposition quatre de leurs joueurs. 21 joueurs auxquels viennent s’ajouter trois noms (Sastre, Boliano, Morachini) cités dans la presse mais toujours pas identifiés à l’heure actuelle. Les objectifs sont multiples pour cette formation inédite. Dans un premier temps, démontrer les qualités des joueurs sud-américains déjà renommés suite à la victoire de l’Uruguay lors de la première Coupe du monde en 1930. L’enjeu individuel est énorme pour ces joueurs amateurs payés par l’intermédiaire de primes. Déjà, ils étaient payés pour faire cette tournée. Une motivation compréhensible lorsque l’on sait que Teodoro ‘Lolo’ Fernández, l’une des stars de cette équipe, touchait 120 soles par mois avec son contrat de l’époque (environ 450 euros aujourd’hui). Et puis, la promesse d’affronter des cadors du football européen pouvait laisser espérer, pour certains d’entre-eux, qu’on leur propose de rejoindre une de ces écuries. Composé de bon nombre de jeunes joueurs, cette tournée était aussi l’occasion pour eux de parfaire leur réputation et se faire remarquer. Si la dimension économique était un enjeu important (c’est une des raisons pour lesquelles Sanhueza avait proposé un regroupement avec d’autres équipes, la tournée étant moins difficile à financer), l’aspect footballistique n’en est pas moindre. Par ce voyage, les dirigeants sud-américains avaient pour objectif de faire connaître cette partie du monde et surtout, son football.
Alors que les précédentes tournées européennes ne se cantonnaient qu’à quelques matchs, voir un seul pays, le All Pacific fit un long voyage. De septembre 1933 à janvier 1934, le onze chilien-péruvien disputa 39 matchs pour 13 victoires, 13 nuls et 13 défaites. La légende entourant ce bilan est parfois contestée, certains évoquant 34 matchs, d’autres 12 victoires pour 13 défaites sur les 39. Mais finalement, ce que l’on retient c’est que durant 5 mois, le « Combinado del Pacifico » a rencontré plus de 30 adversaires allant de l’Ecosse à la Tchécoslovaquie en passant par l’Espagne. Pourtant, la première rencontre ne se déroule pas sur le sol européen. En effet, la sélection péruvio-chilienne débute son périple à Curaçao, une île des Caraïbes détenue par les Pays-Bas. Malgré les paysages idylliques, le Combinado n’a pas posé ses valises pour profiter de vacances. À Willemstad, la capitale de l’Etat, les coéquipiers de l’attaquant péruvien “Lolo” Fernandez infligent une défaite 0-7 aux hôtes. Gonflés à bloc avant de prendre la mer pour l’Europe, les sud-américains font tout de même un détour au Panama pour battre 1-5 les Colon Rangers le 14 septembre 1933. Une traversée plus tard, les hommes du “Combinado del Pacifico” s’amarrent le 1er octobre à Dublin. Ici, ceux qui portent un maillot où drapeaux péruvien et chilien sont brodés vont affronter le Bohemian FC. Et cette première rencontre avec le football européen va grandement participer à amplifier l’engouement général qu’il y avait autour de cette intrigante équipe.
La découverte d’une nouvelle culture footballistique
En 1933, c’est la première fois que les supporters irlandais ont pu voir jouer des sud-américains sur le rectangle vert. Largement aidés par la presse et la dimension exotique de cette équipe, le « Combinado del Pacifico » se présente comme favori de la rencontre. Il est même écrit dans The Irish Times “qu’il serait trop attendre des Bohemians qu’ils surpassent le Combinado”. Aveuglés par les réussites aux Jeux Olympiques et en Coupe du Monde de la sélection uruguayenne, les 30 000 spectateurs du Dalymount Park s’attendent à une démonstration de la part des sud-américains. S’il ouvre le score, le « Combinado del Pacifico » sera rattrapé au score dix minutes plus tard par les Bohemians sur un but de Billy Jordan. Malgré les efforts des Irlandais et le raté des visiteurs en toute fin de match, la table de marque restera inchangée jusqu’à la fin des 90 minutes. À Dublin, le Bohemian FC a tenu tête aux intimidants sud-américains du “Combinado del Pacifico”. La déconvenue annoncée ne s’est finalement pas réalisée, mais plusieurs journalistes locaux encensent les qualités footballistiques de ceux qui ont traversé l’Atlantique. Celui dont on parle le plus est Alejandro Villanueva. L’attaquant de pointe de l’Allianz Lima déconstruisait la conception britannique de l’avant-centre. « Au lieu d’attendre très haut, il vient chercher les ballons un peu partout sur le terrain », écrit un journaliste de The Irish Times. Il poursuit en s’étonnant de sa tendance à redescendre et « alimenter les ailiers avec technique et précision. » Une sorte de neuf et demi avant l’heure. Le jeu du Combinado était compliqué à cerner et certains observateurs étaient interloqués par la technique des sud-américains, préférant le contrôle avec leurs « doigts de pieds » (le bout de la semelle) plutôt que le coup de pied. Une impression générale de maîtrise technique et de finesse ressortait de ces rencontres entre le Combinado et ses adversaires européens. Le Vieux Continent découvre une autre facette du jeu sud-américain, et se plaît beaucoup à regarder le “Peru-Chile XI”. Le succès commercial espéré par les organisateurs de la tournée est une réussite. Le Combinado rencontre un vrai engouement autour de leur venue et leur style de jeu plaît. À tel point qu’Eduardo Schneberger, joueur de Colo Colo dont les ancêtres étaient Allemands, se voit proposer par Hitler lui-même un contrat généreux afin qu’il rejoigne les rangs du Herta Berlin, ce qu’il décline. Mais à vouloir trop en faire, on se casse les dents. Et c’est ce qu’il s’est passé le 8 décembre 1933. Au même moment se jouent deux rencontres. L’une au stade des Corts contre le FC Barcelone et l’autre dans la capitale espagnole contre un onze madrilène comprenant le légendaire gardien de but du Real, Ricardo Zamora. Scindé en deux, le “Combinado del Pacifico” est défait à Barcelone et à Madrid. Si l’addition fut salée pour ceux qui jouèrent en Catalogne (défaite 1-4), elle le fut encore plus pour les sud-américains affrontant les madrilènes, sanctionnés d’un cruel 1-10. À vouloir être partout, ils n’étaient nulle part.
Un voyage aux multiples remous
Si le “Combinado del Pacifico” a multiplié les matchs en Europe, certaines destinations ont réservées des surprises aux joueurs sud-américains. L’une des figures majeures de cet effectif était Juan Humberto Valdivieso, surnommé “El Mago”. Le portier de l’Allianz Lima et de la sélection péruvienne victorieuse en 1939 lors de la Copa America était connu pour son aisance lors des séances de tirs au but. Mais lors de la rencontre contre le Sporting Union, ce n’est pas avec ses mains qu’il s’illustrera. Alors que Villanueva sort sur blessure, c’est le gardien péruvien qui est choisi pour le remplacer à la pointe de l’attaque. Un choix complètement fou mais qui s’avérera décisif. Attaquant l’espace d’un match, “El Mago” va inscrire 7 des 8 buts de son équipe, qui s’impose 1-8.
Pour Roberto Luco, l’heure de gloire sonne contre West Ham, à Upton Park. Menés 2-1 par les Hammers, l’équipe péruvio-chilienne arrache la victoire à la dernière minute du temps réglementaire. Luco, héros d’un soir, se serait, en pleine célébration, évanoui sur le terrain. Vrai ou non, ce détail le suivra après la tournée, les journaux l’appelant “le footballeur qui joue jusqu’à ce qu’il s’évanouisse”. Si l’on ne saura sans doute jamais si cela s’est vraiment produit, la tournée a permis à l’attaquant de Colo Colo de s’engager avec Boca Juniors sur le chemin du retour.
Comme David Arellano en 1927, Luis de Souza aurait pu ne pas survivre à sa tournée européenne. En effet, l’attaquant péruvien de l’Universitario a très mal vécu la traversée de l’Océan Atlantique. Durant les 11 derniers jours de voyage en bateau, le péruvien souffre de l’appendicite et est dans un état critique. Mais fort heureusement, il arrive à résister aux dernières vagues avant son arrivée à Liverpool où il sera pris en charge. Une opération urgente qui sauvera la vie au premier buteur péruvien en Coupe du monde.
Décrit par les observateurs européens de “jeune prometteur”, Teodoro Fernández Meyzán ou “Lolo” Fernandez a impressionné en Europe. Celui qui sera par la suite considéré comme l’un des plus grands joueurs de l’histoire du Pérou aura inscrit 48 buts, à seulement 20 ans. Son passage en Europe ne fait que confirmer les attentes qui pèsent déjà sur lui au pays. Adoré par les supporters de l’Universitario de Deportes, il finira adulé, sept titres de meilleurs buteurs du championnat plus tard.
Une symbolique historique et politique
L’histoire du “Combinado del Pacifico” n’est pas qu’un récit qui conte les aventures de footballeurs sud-américains voulant se frotter aux références européennes du ballon rond. Il est aussi ici question de symbole. Cette équipe est d’autant plus importante qu’elle a représenté une trêve relative entre le Pérou et le Chili. Les deux pays étant en conflit depuis la fin du XIXe siècle. Tout part d’un désaccord territorial entre Boliviens et Chiliens. Indépendante depuis 1825, la Bolivie défend que le territoire de Charcas, représentant le seul accès à la mer, lui appartient, quand le Chili conteste. Le pays nommé en hommage à Simon Bolivar va finalement régner sur la région, mais l’exploitation économique est largement contrôlée par les investisseurs chiliens. La région étant de plus en plus attractive depuis la découverte de gisement de guano (un engrais) et de salpêtre, la Bolivie décide de revenir sur les avantages économiques accordés à son voisin. En essayant d’augmenter les impôts, les deux pays plongent dans une crise diplomatique. Le Chili, convaincu que l’issue du contentieux passera par la guerre, envahit le port d’Antofagasta lorsque le gouvernement bolivien décide de se débarrasser des entreprises chiliennes qui refusent de payer le nouvel impôt. Le 1er mars 1879, la Bolivie déclare la guerre au Chili et entraîne le Pérou, en raison d’un accord de traité de défense réciproque. S’en suit une guerre navale et terrestre qui prend fin en octobre 1883. Suite au traité d’Ancon, la province de Tarapaca ainsi que le contrôle provisoire des villes d’Arica et Tacna sont accordés au Chili. Cependant, le référendum sur cette souveraineté provisoire est repoussé pendant des années par les Chiliens et seul l’intervention du président américain Herbert Hoover permettra au Pérou de récupérer Tacna en 1929. La Bolivie, elle, signe un traité de paix avec son voisin chilien en 1904. Des conditions économiques avantageuses pour le commerce extérieur des Boliviens leurs sont accordées mais le pays ne renonce toujours à un accès au Pacifique. La dernière décision de la Cour internationale de justice en octobre 2018 indique que le Chili n’est pas tenu de négocier un accès souverain au Pacifique avec la Bolivie. Et pour ce qui est du Pérou, cette même instance leur avait accordé, en 2014, la souveraineté sur une zone maritime convoitée par les deux pays en conflit. Aujourd’hui, le débat autour de ces territoires est toujours houleux, et le seul moment de réconciliation entre le Chili et le Pérou semble avoir été lors du “Combinado del Pacifico”.
Plus qu’une simple tournée européenne d’envergure, l’histoire du “Combinado del Pacifico” illustre un certain pouvoir fédérateur que peut avoir le football. Entre anecdotes insolites, découverte du jeu sud-américain par l’Europe et “trêve provisoire”, l’histoire du “Combinado del Pacifico” est celle d’une sélection péruvio-chilienne courte, mais fortement symbolique.
Sources :
- Jean-Claude Rongeras, « Bolivie-Chili: l’accès à la mer, un différend vieux de plus de 130 ans« , France Info, 2016.
- José Vargas Sifuentes, « El Combinado del Pacífico« , El Peruano, 2017
- El Grafico, « La historia de All Pacific, la selección de Chile y Perú en 1933« , 2015
- Camila Muñoz Gonzalez, « « Combinado del Pacífico »: el día que Chile y Perú jugaron juntos y formaron una sola Selección« , BioBioChile, 2018
- Nicolas Cougot, « Chili-Pérou-Bolivie : l’autre bataille du Pacifique« , Lucarne Opposée, 2018
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