Le 10 octobre 2019 est une date à inscrire dans les annales puisqu’après 40 ans d’interdiction, les iraniennes ont pu assister légalement à un match de football officiel. Depuis la révolution islamique de 1979, et l’accession au pouvoir de l’ayatollah Khomeini l’accès au stade leur était en effet défendu. Pourtant, la passion des supportrices, accompagnée d’une détermination sans faille à lutter contre le poids du patriarcat de la République islamique, ont poussé certaines d’entre elles à braver tous les interdits. William Shakespeare avait vu juste en affirmant : « La passion s’accroît en raison des obstacles qu’on lui oppose ». En effet, malgré les risques encourus, nombre d’entre elles, camouflées sous une perruque ou des vêtements masculins bien trop larges, se sont introduites dans les stades pour vivre leur passion au cœur d’une ivresse collective qui ne devrait pas distinguer le genre. La réalité des choses est toutefois bien différente puisque de tragiques événements sont survenus dans cette société avide de changements. Miroir de celle-ci, le sport cristallise l’évolution des mœurs d’un pays, notamment en matière de football, et permet de prendre conscience des mutations et paradoxes qui entourent la société iranienne, marquée par un combat sourd entre modernité et tradition.
Pour les peuples iraniens (Perses, Tadjiks d’Iran, d’Afghanistan et du Tadjikistan mais aussi Kurdes etc), et contrairement aux religions juives et chrétiennes, l’homme et la femme ont été conçus exactement en même temps par le Dieu Ahura Mazda, force créatrice du monde et sont, au même titre, tous deux coupables du péché originel. Ainsi, si dans la mythologie perse, la femme et l’homme sont sur un pied de relative égalité, les changements politiques et religieux de la société modifient le statut de ces premières, passant d’une certaine perte d’indépendance durant l’islamisation de la région, à une volonté, toujours plus marquée, d’émancipation.
Une volonté de modernisation du pays, la révolution constitutionnelle
La conquête musulmane arabo-perse transforme en profondeur la condition de la femme en Iran. Le port du hijab est désormais imposé et toute participation à la vie publique et politique du pays leur est défendue. L’« extérieur » et l’espace public sont désormais uniquement du domaine des hommes. Il faut attendre le 19e siècle pour que les premiers mouvements féministes prennent place dans le pays et ce n’est qu’au début du 20e qu’une lutte contre les règles imposées et une politique de modernisation du pays s’installe. La révolution constitutionnelle (1905 – 1911) est en marche. Durant cette révolution, l’engagement inébranlable des femmes leur fera gagner en considération. Cantonnées à la sphère privée et familiale depuis plus de 1300 ans, elles revendiquent de plus grands droits politiques afin de participer de manière effective aux débats politiques qui animent le pays et dont elles sont écartées.
Ce désir de modernisation du pays s’accompagne du développement du football en Iran. Sous l’impulsion – sans grande surprise – des britanniques, le Tehran Football Association Club est fondé en 1907.
Ainsi, malgré une période en apparence propice à l’acquisition de nouveaux droits et à une liberté d’expression grandissante, la révolution constitutionnelle, qui prend fin en 1911, n’aura pas les effets escomptés puisque l’égalité des droits entre les sexes ne sera pas acquise. Les femmes n’obtiendront même pas le droit de vote.
L’ère Pahlavi (1921-1979) et l’essor du football
L’année 1921 marque le début de l’ère Pahlavi avec l’accession au pouvoir de Reza Shah Pahlavi. Ce dernier a pour ambition de moderniser le pays sur le modèle occidental afin de protéger l’Iran de l’impérialisme européen. On parle de « révolution blanche ». A cet égard, c’est d’ailleurs sous son impulsion que le football se développe dans le pays. Il faut toutefois attendre l’accession au pouvoir de son successeur, Muhammad Reza Shah Pahlavi et la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que l’Iran adhère à la FIFA et prenne son véritable essor. Sport et politique étant intrinsèquement liés, l’effectif des équipes est, dès les années 1920, essentiellement composé de militaires hauts gradés, proches du pouvoir. L’armée devient ainsi un vecteur de diffusion du football en Iran.
Les longues années de règne du Shah d’Iran seront témoin de profonds paradoxes. Si d’un coté la période est plutôt favorable à l’obtention de nouveaux privilèges pour les femmes (octroi du droit de vote et d’éligibilité pour les femmes en 1962), certaines réformes semblent incompatibles avec l’histoire religieuse du pays. En 1932 par exemple, le souverain interdira le port du voile dans les lieux publics pour les femmes, et les hommes seront astreints à porter des vêtements de modèles dits « occidentaux ».
Devenu laïc et influent, l’Iran du Shah est également une dictature qui réprime férocement toute contestation. Pourtant, une opposition d’inspiration religieuse, chiite et populaire, en réaction aux inégalités croissantes que traversent le pays, met à mal cette « révolution blanche ». En 1979, après 53 années de règne des Pahlavi, l’autoproclamé « roi des rois », Muhammad Reza Shah Pahlavi est renversé. A la tête de cette opposition au régime du Shah se trouve l’ayatollah Khomeini.
D’un point de vue footablistique, c’est en 1978, tout juste une année avant la révolution islamique, que l’Iran se qualifie pour la première fois à la Coupe du Monde, terminant en tête et invaincu de son groupe. Toutefois, les tumultes et bouleversements politiques et sociaux que rencontre alors le pays minimisent l’importance de sa qualification, pouvant pourtant être considérée comme un événement notable. Si le niveau de l’équipe nationale est plutôt médiocre, cette dernière a tout de même remporté la Coupe d’Asie des Nations à trois reprises sous le règne du Shah, en 1968, 1972 et 1976.
Révolution islamique et inégalités sportives
Bien que les femmes prennent part massivement au renversement du régime, elles vont tristement en être les principales victimes puisque leur participation à la vie politique et sociale du pays devient inconciliable avec la politique de durcissement des mœurs imposée par Khomeini. Pas moins d’une semaine après la prise du pouvoir par le dignitaire musulman, des lois de discrimination sexuelle sont promulguées. Le port du voile est à nouveau obligatoire, et en vertu de l’article 102 de la loi répressive ratifiée en 1983, les femmes apparaissant en public sans le voile religieux sont passibles de 74 coups de fouet.
« Chaque fois que dans un autobus un corps féminin frôle un corps masculin, une secousse fait vaciller l’édifice de notre révolution » – Ayatollah Khomeini
Dès le 28 février 1979, la ségrégation sexuelle est étendue au domaine sportif. Dans un premier temps, la plupart, si ce n’est la quasi totalité des compétitions féminines sont annulées puisque la tenue islamique ne s’y accommode pas. Les pratiques sportives deviennent des « fiefs de la virilité », comme définis par Norbert Elias et Eric Dunning.
Ces lois de ségrégation sexuelle ont donné lieu à des contestations. A cet égard, la militante activiste des droits de la femme, vice présidente du comité olympique iranien, promotrice des Jeux sportifs des femmes des pays musulmans mais également fille de l’ex président de la République islamique d’Iran, Faezeh Rafsandjani, encourage néanmoins les femmes à faire du sport malgré les interdits. Le réalisateur iranien Jafar Panahi, lui aussi opposé aux lois de discrimination sexuelle dans le milieu sportif, notamment parce que sa fille s’est vu refuser le droit d’assister à un match de football, a dénoncé dans son film Hors Jeu les inégalités de traitement entre hommes et femmes.
Sous le régime de Khomeini, la gestion du football ne change pas puisque les dirigeants des fédérations ne sont toujours pas choisis en raison de leurs compétences mais uniquement en fonction de leur proximité avec le pouvoir en place. Toutefois, de nouveaux clubs privés dirigés par de riches alliés du régime font progressivement leur apparition. La création de ces nouvelles entités privées cristallise une fois de plus les tensions entre tradition et modernité culturelle.
l’Iran et l’Arabie Saoudite seraient les deux seuls pays au monde où les femmes ne sont pas autorisées à pénétrer dans l’enceinte d’un stade de football. Dans ce système rigide et sclérosé, la mixité sportive semble inaccessible. Pourtant, aucune interdiction ne semble être formellement inscrite dans une fatvâ (décret religieux) concernant la participation des femmes en tant que simples spectatrices. Certaines d’entre elles vont toutefois s’y aventurer.
En 1989, le dignitaire musulman meurt et progressivement des voix féminines et féministes s’élèvent pour contester le système en place.
Prémices d’un changement
Les stades de football sont un observatoire d’une société iranienne où le genre féminin est exclu de l’espace public, tout aussi bien qu’un « théâtre de contestations et des paradoxes » selon les termes de Christian Bromberger, ethnologue et professeur émérite à l’université d’Aix-Marseille. Dans un pays où l’ordre et la discipline font foi, les stades dévoilent un double visage, entre recherche de modernité (slogans parfois vulgaires apparaissant au bord des tribunes) et conservatisme religieux (inscriptions religieuses rappelant aux fidèles que la prière est la clé de la rédemption et du paradis). Les dignitaires musulmans les plus conservateurs clament la « chute culturelle ». C’est d’ailleurs ainsi que les autorités religieuses justifient l’absence des femmes dans les stades : protéger la pureté du corps féminin de la grossièreté masculine.
A cet égard, le 8 azar 1376 (29 novembre 1997) marque un tournant dans l’histoire du football du pays puisque cette deuxième qualification (suite à un match nul face à l’Australie) au mondial révèle à quel point le sport et sa pratique sont un enjeu essentiel de la division sexuelle des espaces. Lors de la rencontre, une seule femme a été autorisée à entrer dans l’enceinte sacrée, une correspondante italienne venue photographier l’événement. Il s’agit là d’une brèche significative dans une société iranienne encore bien trop autoritaire. Ces interdictions dépassent même le cadre du stade puisqu’en 2014 il était formellement interdit qu’une femme et un homme suivent ensemble les matchs télévisés. Pourtant, en 2006, le président Mahmoud Ahmadinejad s’était montré plutôt favorable à ce que les femmes assistent aux matchs de football. Toutefois, les religieux chiites musulmans s’étaient indignés d’une telle possibilité. Aucun changement n’a donc eu lieu.
Tragiques histoires d’une société avide de changement
Certaines ferventes supportrices, surnommées « les indociles », s’insurgent contre les dictats du patriarcat de la société iranienne et en bravent tous les interdits. Un bandage cachant leur poitrine, une perruque dissimulant leur chevelure « sacrée » ou encore de fausses barbes ou moustaches dans une optique de desexualisation de leur corps, ces dernières regorgent d’inventivité pour entrer dans l’enceinte défendue « undercover ».
Ces tristes pratiques sont révélatrices d’une passion et d’une fidélité sans faille qu’elles portent à leur club ainsi qu’un profond désir de liberté auquel elles veulent donner une voix. A titre d’exemple, durant l’année 2018, lors d’une visite en Iran du président la FIFA Gianni Infantino, 35 femmes furent arrêtées aux abords du stade accueillant un match entre Persepolis et Esteghlal.
Symbole d’un genre en mal de reconnaissance et de la lutte contre la discrimination, Sahar Khodayari va payer les frais de ce système autoritaire et inégalitaire. Tristement surnommée « la fille en bleu » en raison de la couleur de l’équipe qu’elle soutenait, le Esteghlal FC de Téhéran, la jeune trentenaire s’était déguisée en homme afin d’assister au match opposant les Iraniens aux Emiratis d’Al-Ain Club, dans le cadre de la Ligue des champions d’Asie. Démasquée à l’entrée du stade alors qu’elle endossait un costume d’homme, Sahar est arrêtée par les autorités et détenue trois jours en prison. Une fois libérée sous caution, une rumeur lui parvient aux oreilles : celle qu’elle sera condamnée à 6 mois de prison. En réaction à cette sentence profondément injuste, la jeune femme s’immolera par le feu devant le tribunal de Téhéran le 2 septembre 2019 et succombera à ses blessures quelques jours plus tard. Pourtant, le ministère de la Justice maintient la version selon laquelle aucune sentence n’a été prononcée puisqu’aucun procès n’était en cours. Cet exemple dépeint une fois de plus la dangereuse mise à l’écart des femmes de la Justice et de leurs droits.
La mort tragique de « la fille en bleu » éveillera les consciences. Des joueurs, tels que la légende du football iranien, Ali Karimi, ont réagit au terrible événement en appelant les supporters à boycotter les stades iraniens jusqu’à ce que des mesures concrètes soient prises. Certaines associations ont également interpelé la FIFA afin qu’elle mette en place des sanctions contre les autorités iraniennes et de bannir le pays des compétitions internationales.
« Les femmes de notre terre sont meilleures que les hommes » – Ali Karimi, footballeur iranien
Si l’événement est en lui même dramatique, il aura un impact concret sur l’accès des femmes aux matchs de football. En effet, pas moins d’un mois après cette sombre histoire, en octobre 2019, sous la pression de la FIFA, les femmes, après 40 ans d’interdiction, ont pu assister légalement à un match officiel de l’équipe nationale face au Cambodge en match éliminatoire pour le Mondial 2022. C’est ainsi, dans l’enceinte du stade Azadi, signifiant ironiquement « liberté », qu’assistèrent environ 3500 femmes iraniennes à l’événement sportif.
Suite à un communiqué de septembre 2019, une délégation de la FIFA a été envoyée à Téhéran afin « d’évaluer les préparatifs » visant à permettre l’accès aux femmes « pour tous les matches » et sans restriction du nombre de places mises à leur disposition, sous peine de sanction. Si le gouvernement iranien a assuré à la délégation que certains changements avaient été effectués, mis à part le match de qualification pour le Mondial 2022, aucune mesure concrète ne semble avoir été mise en place.
Le sport, sa pratique et son accessibilité dessinent les enjeux essentiels d’une société, et davantage dans un pays tel que l’Iran où ils sont fragmentés entre les genres. Ce pays, historiquement tiraillé entre tradition et modernité, semble toutefois être en quête d’aspiration à de nouveaux modes de vie, essentiellement pour les femmes en proie à une plus grande reconnaissance dans la société. Le football, parmi d’autres sports, devient dès lors un vecteur d’émancipation et de modernisation de la société dont les femmes ne veulent plus être exclues. Malgré les interdictions dont elles ont pu être victimes, leur passion s’est accrue en raison des obstacles qu’on leur a opposé. Ainsi, malgré moultes péripéties et revendications, des changements effectifs semblent être en marche. Reste un point d’interrogation : celui de voir si l’Iran tiendra ses promesses.
Sources :
- Christian Bromberger, Le football en Iran, Éditions de la Sorbonne | « Sociétés & Représentations »
1998/2 N° 7 | pages 101 à 115 - Khosrokhavar, Farhad, « Le mouvement des femmes en Iran », Cahiers du Genre, vol. 33, no. 2, 2002, pp. 137-154.
- Forough Alaei, « Undercover: female football fans in Iran », The Guardian