La situation du football en Bosnie-Herzégovine est complexe tout comme sa situation politique. D’un point de vue extérieur, on apprécie les ambiances bouillantes mais parfois, la réalité est plus dramatique et les tensions communautaires ressurgissent. En 2009 c’est le jeune supporter du FK Sarajevo, Vedran Puljić, qui en fait les frais.
Une histoire récente mouvementée
Avant d’évoquer ce drame, il est important d’avoir une vue d’ensemble de l’histoire de ce pays. La Bosnie-Herzégovine est unique en son genre. Son indépendance vis-à-vis de la Yougoslavie est proclamée en 1992 entrainant une guerre longue de trois ans entre les communautés bosniaque (tradition musulmane), croate (tradition catholique) et serbe (tradition orthodoxe). Ce conflit fait plus de 100 000 morts et plus de 2 millions de réfugiés. Il s’inscrit dans une série de conflits appelée « guerres de Yougoslavie » qui s’étendent de 1991 à 2001. Les pires horreurs qu’on ait pu observer en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale y sont commises et ce conflit se termine par les accords de Dayton le 14 décembre 1995. Ces accords négociés avec l’aide des Etats-Unis prévoient la division de ce nouvel état entre la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine majoritairement peuplée de Bosniaques et de Croates, la République serbe de Bosnie majoritairement peuplée de Serbes et un territoire neutre aujourd’hui appelé District de Brčko. Cette division met à mal les stratégies croates et serbes qui voulaient à l’origine scinder le territoire en deux pour rattacher ces deux morceaux à leurs territoires respectifs. Trois groupes ethniques majoritaires vivent donc en Bosnie-Herzégovine : 50,1% de Bosniaques, 30,8% de Serbes et 15,4% de Croates. Chacun possède des représentants politiques mais les tensions communautaires persistent et les stigmates de cette guerre sont toujours présents alors même que d’autres refusent de se définir selon une ethnie. Le principal problème réside dans le fait que pour être un représentant politique, il faut se réclamer d’une des trois ethnies. Il est par conséquent très difficile de gouverner ce pays et les accords de Dayton ont en réalité ancré ces divisions ethniques.
Être un ultra est un acte politique
Au niveau du football, c’est également chaotique. Après la guerre, chaque entité possède son championnat, refusant de jouer avec les autres. Il faut attendre la saison 1997-1998 pour avoir un championnat à moitié unifié. Les Croates et les Bosniaques organisent des play-offs à la fin de leurs championnats respectifs pour déterminer un champion commun. En 2000, ils fusionnent totalement leurs championnats et il faut attendre 2002 pour voir les Serbes les rejoindre. Cette unification était la condition posée par l’UEFA pour que les clubs puissent jouer les compétitions européennes. Du point de vue des tribunes, la polarisation ethnique revient en force dans ces années. Supporter un club c’est aussi représenter une ethnie ou bien refuser les divisions ethniques. Être supporter du NK Široki Brijeg ou du Žrijnski Mostar, c’est revendiquer un nationalisme croate ; être supporter du FK Borac Banja Luka c’est revendiquer un nationalisme serbe ; être supporter du Velež Mostar c’est revendiquer un nationalisme bosniaque ; et enfin, être un supporter des clubs de Sarajevo, Zenica ou Tuzla c’est être libre de revendiquer son nationalisme bosniaque ou bien de refuser les divisions ethniques. Cette explication très schématique, il faut l’avouer, permet de comprendre les divisions au sein du football bosnien. Par conséquent, le répertoire visuel et sonore de chaque groupe de supporters joue sur son identité et ces tensions communautaires surtout dans les clubs croates et serbes. Au Žrijnski Mostar et au NK Široki Brijeg, il n’est pas rare de voir des symboles nazis et d’entendre des chants à la gloire des Oustachis, militants nationalistes croates ayant collaborés avec l’Allemagne nazie lors de la Seconde Guerre mondiale. Du côté serbe, le groupe de supporter du FK Borac Banja Luka, les Lešinari (les vautours), jouent la carte de la provocation macabre notamment contre les clubs à majorité bosniaque. Leur chant « Nož, žica, Srebrenica » (couteau, barbelés, Srebrenica) fait ainsi référence au massacre de 8000 Bosniaques dans un camp à l’est du pays, perpétré par l’Armée de la République serbe de Bosnie au mois de juillet 1995. D’autres rivalités, géographiques cette fois-ci, s’expriment dans le football bosnien. Après la guerre, Sarajevo fut désignée capitale de la Bosnie-Herzégovine captant ainsi beaucoup de richesses et notamment les investissements étrangers. Depuis, les autres villes se sentent lésées et par conséquent, des affrontements ont parfois lieux entre les fans des clubs de villes périphériques et ceux des deux clubs de Sarajevo. Pour finir, le derby de la capitale est le match le plus regardé du pays. Cette rivalité joue entre autres sur un certain imaginaire collectif. Le FK Sarajevo serait le club des élites de la ville et leurs ultras seraient des nationalistes bosniaques du fait qu’ils aient envoyé certains des leurs dans l’Armée de la République de Bosnie-Herzégovine pendant la guerre. Le Željezničar Sarajevo serait quant à lui le club des pauvres soutenu par les Croates et les Serbes. Ce sont deux des trois clubs les plus titrés (avec le Žrijnski Mostar) du pays et aujourd’hui, cet imaginaire collectif laisse place à une rivalité purement sportive.
Un drame bien trouble
Revenons-en au drame. Nous sommes le 4 octobre 2009 et en prévision du match du lendemain, 500 membres de la Horde Zla (horde des diables), groupe ultra du FK Sarajevo, se déplacent dans la petite ville de Široki Brijeg, 6000 habitants. Dans le même temps, la police de la région est trop occupée avec le derby entre le Žrijnski et le Velež Mostar, symbole des antagonismes communautaires entre Croates et Bosniaques. Široki Brijeg est donc quasiment dépourvue de police (à peu près 30 policiers sont restés dans la ville) et de violents affrontements éclatent entre la Horde Zla et les Škripari (nom des guérilleros croates qui luttaient contre les communistes), le groupe ultra local. Ces affrontements s’étalent à l’ensemble de la ville et certains habitants, policiers et miliciens y prennent part. Des bus flambent et des boutiques sont saccagées. C’est dans cette cacophonie générale que des coups de feu sont tirés faisant plusieurs blessés mais surtout un mort, d’une balle d’AK-47 dans la tête : Vedran Puljić, alors âgé de 24 ans. Rapidement, un suspect est arrêté et mis en garde à vue grâce à des témoignages. Il s’agit d’Oliver Knezović, un ancien membre du Conseil de défense croate (HVO), une force paramilitaire ayant servie pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine. Cependant, le 6 octobre, il arrive à s’enfuir aidé par deux policiers locaux et rejoint la Croatie, d’où il ne peut pas être extradé, faute d’accords entre les deux pays. Il est finalement arrêté à Zagreb à la fin du mois d’octobre 2009 sur la base d’un mandat d’arrêt international.
Un procès joué d’avance ?
Le procès d’Oliver Knezović possède plusieurs ramifications. En 2014, les deux policiers suspectés de l’avoir aidé à s’enfuir, Marinko Barbarić et Ivan Barić, sont condamnés à 5 mois de prison par le tribunal municipal de Livno. Ils font appel devant le tribunal cantonal qui demande un réexamen par le tribunal municipal. Les deux suspects ont plus tard fait appel une deuxième fois annulant le verdict. Oliver Knezović est quant à lui jugé en Croatie car il a la nationalité croate et réside à Zagreb. En février 2015, l’acte d’accusation indique que le suspect a volé une arme à un policier : Dragan Vujević accusé d’être complice de ce meurtre. Knezović aurait alors tiré 10 balles à une distance de 50 mètres tuant Vedran Puljić et faisant d’autres blessés dont deux à la cuisse et à la poitrine, mettant gravement leur vie en danger. En avril 2015, le tribunal de Zagreb confirme qu’en plus du meurtre du jeune supporter, Oliver Knezović est accusé de 6 autres tentatives de meurtre. En mars 2016, le procès est déplacé par la Cour suprême de la République de Croatie et débute à Split. Deux témoins et victimes ont pu témoigner. Le fan du FK Sarajevo, Eldar Saphić, déclare avoir vu des policiers tirer : « Certains ont tiré dans les airs et d’autres sur les fans » sans distinction entre les fans de Sarajevo et ceux de Široki Brijeg. Ses propos sont ensuite confirmés par le deuxième témoin Arnes Šabeta blessé le même jour. Lors de ce procès, Oliver Knezović aurait alors déclaré qu’il ne se sentait pas responsable du meurtre de Vedran Puljić. Le 15 septembre 2017, il est libéré par la Cour de justice du comté de Split.
Aujourd’hui, les circonstances de ce drame sont encore floues. Certains estiment que ces coups de feu étaient prémédités, d’autres estiment qu’Oliver Knezović n’est qu’un bouc émissaire et que c’est la police qui a tué le jeune supporter de Sarajevo. Bref, chacun rejette la faute sur l’autre, les Škripari et la Horde Zla s’accusent mutuellement d’avoir déclenché ces troubles. En Bosnie-Herzégovine, peu de personnes croient que justice sera rendue. Ce drame fait date dans l’histoire du football balkanique mais n’est malheureusement pas le premier ni le dernier (d’autres ont suivi). Il aurait pu déclencher de nouveaux conflits. Aujourd’hui le nom et le visage de Vedran Puljić sont gravés dans les murs du stade Olympique Koševo de Sarajevo puis accompagnent les chants de la Horde Zla qui demande que justice soit faite lors de chaque rencontre. Dans les Balkans, le football s’imbrique dans l’histoire récente de ces jeunes pays. La violence en fait partie mais ne reflète pas la diversité et la beauté de celui-ci. De vrais passionnés, des stades champêtres, et des jeunes joueurs talentueux qui ne demandent qu’à être regardés. Un conseil : gardez un œil sur ce football !
Sources :
– Gazzetta Ultra n°3
– Trégourès Loïc, Le football dans le chaos yougoslave, Paris, Non Lieu, 2019
– Damien F, « Au cœur des rivalités bosniennes », Footballski, 2016
– Damien F, « Siroki Brijeg, le club gouverné 20 ans par un criminel de guerre », Footballski, 2019