C’est l’histoire d’un rêve, griffonné en catimini sur la dernière page d’un cahier rempli de calculs mathématiques. Un rêve qui justifie d’arriver en cours avec les yeux gonflés par la fatigue et de quitter la classe avec les pensées déjà détournées. Un rêve qui ne s’expose pas trop, car tous ne sauraient comprendre que ce rêve est important, qu’il est réalisable, qu’il est conciliable avec une vie normale pour un jeune de cet âge. Tous ne comprendraient pas à quel point ce rêve est important : le rêve de faire rêver.
Comme il l’a toujours lu, il pratique afin d’améliorer sa technique, stakhanoviste impassible devant la folie de sa jeunesse. Conscient qu’il n’a pas la science infuse, il recherche constamment de nouveaux repères, d’inouï modèles, des allemands et leur style direct aux anglais, fidèles à eux-mêmes, les plus rugueux mais aussi les plus romantiques. Curnonsky du ballon rond, il voue ses nuits à la critique de ceux qui pratiquent, dégustant sans pour autant oublier la caresse du regard.
Lassé d’œuvrer seul, il se joint à d’autres fanatiques de son genre, diversité unie par une passion dévorante. Ensemble, ils échangent et forgent chacun le style de l’autre, créant ainsi une phalange au but commun. Point de conquête pour ces braves qui ne jurent alors que par l’amour de leur combat et l’expression de leurs passions. Honte alors à ceux qui préfèreront le choix de la gloire au péril du travestissement de la sincérité de l’œuvre.
À l’image de ceux dont il admire la gymnastique, notre acrobate des lettres veut se forger un style, une audience, une réputation. Il s’imagine sa carrière comme celle d’un talentueux dribbleur, amené à gravir les échelons, coup d’éclat par coup d’éclat. C’est avec la satisfaction d’un artilleur qui voit son nom grimper au classement des buteurs qu’il rafraîchit son écran, prenant note de lecteurs plus nombreux, de suiveurs plus assidus, d’encouragements plus sincères.
Il faut lire plus, regarder plus, écrire plus. Avoir un avis plus tranché, une ligne éditoriale plus claire, une marque de fabrique, un domaine d’expertise. Il faut imaginer ce qui viendra après, quand le professionnalisme sera conquis et qu’il faudra y transposer les valeurs qu’il chérissait bénévolement. Aller à l’encontre des regards modérateurs, voire désapprobateur, de proches délaissés, incommodés par cette impression d’avoir glissé au second plan, au détriment d’une cause grandiose qu’ils ne saisissent pas vraiment.
Les joies sont nombreuses : le retour positif d’un modèle du genre, sous forme de timide like précédant un véritable commentaire encourageant. L’impression de voir s’ouvrir les portes, à travers quelques réponses monosyllabiques sur un réseau social, d’un monde qui apparaissait fermé. Les idées d’articles germent comme les fleurs d’un arbre fruitier, tentant de se faire un chemin vers la lumière malgré un agenda qui s’assombrit.
La difficulté vient avec les abandons. La variété des destins qui unissent leurs plumes fait de cette étape un véritable paradoxe : ceux qui abandonnent leur premier foyer pour partir à la conquête d’un autre, plus prestigieux, sont généralement suivis par ceux qui abandonnent leur rêve, purement et simplement. Faut-il se laisser décourager par la réussite d’un semblable ? Faut-il se laisser décourager par l’échec d’un semblable ? Notre rêveur entend en profiter pour se convaincre qu’il est unique, plus loyal que l’un et plus obstiné que l’autre. Mais avec cette fin de cycle viennent les conflits, la page blanche et un insurmontable doute. L’envie d’écrire toujours plus se confronte avec l’impression d’écrire toujours la même chose, d’être lu par les mêmes personnes. Le rêve d’ascension s’est transformé en un songe où il patine, malgré tous les efforts déployés, sans jamais rattraper ce qui semble lui tendre la main.
Et au fil des années, il apprend. Il apprend à se réjouir pour ses semblables qui réussissent un saut qu’il ne réussira jamais. Il apprend à tendre la main à celui qui, parti par frustration, est rongé par le manque. Il apprend à laisser mourir des projets laissés à l’abandon par des bénévoles qui n’y trouvent plus leur compte.
Il apprend que son rêve n’était pas un rêve de réussite mais un rêve de passion. Ce n’était pas un rêve à vivre, mais un rêve vécu. C’est un rêve qui continue à se vivre, autant que possible, en parallèle d’un boulot dont il n’avait pas rêvé mais qui lui plaît, en parallèle d’une famille qu’il a fondée, mais qui ne saisit pas bien la cause glorieuse qui occupe ses nuits.
Au travail, il abandonne un instant ses calculs de comptabilité pour griffonner sur un post-it une idée d’article. Les heures de travail passées et les enfants couchés, il retrouve dans ce monde singulier des jeunes rêveurs, à peine plus âgés que les siens, qui espèrent projeter leur passion débordante à la face du monde entier ou de quelques lecteurs derrière leurs écrans. Peu d’entre eux parviendront à en faire leur métier, mais cette étiquette n’a pas la portée de conférer ou non le plaisir d’écrire. Tous ressentiront le plaisir d’une passion qui brûle sans se consumer, avec l’honnête espoir que cette flamme trouve un écho chez un lointain semblable, le rêve de faire rêver.
Par Jonathan Tunik & Thomas Rodriguez