L’État d’Israël voit le jour au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Il proclame son indépendance le 14 mai 1948, après l’application du plan de partage de la Palestine britannique de 1947. Dès sa création, Israël est plongé presque continuellement dans des tensions voire des conflits, intérieurs comme extérieurs. A la base de ces tensions, une rivalité ancestrale, identitaire, territoriale et religieuse entre autoproclamés Juifs et Arabes (ici, « Juifs » prend le sens du peuple plutôt que de la religion, et est donc opposé au peuple arabe).
Nous le savons, en Israël où ailleurs, le football est le miroir des sociétés, et cristallise souvent les tensions politiques, religieuses ou identitaires d’un pays ou d’une culture. Le football israélien n’échappe pas à la règle, il est même un acteur phare des fractures israéliennes.
Cet article se veut être un propos introductif à la mosaïque complexe qu’est le football en Israël, entre rares exploits sportifs, symbolisme, identification, division et fracture.
Quelques rares exploits… européens
En 1954, la Fédération d’Israël de Football (IFA) est intégrée à l’Asian Football Confederation (AFC). Près de 20 ans plus tard, en 1973, éclate la guerre du Kippour : les forces combinées de la Syrie et de l’Égypte attaquent l’État d’Israël afin de récupérer les territoires occupés par ce dernier depuis la guerre des Six Jours, six ans auparavant. Cette attaque surprise surprend Israël, qui après des premiers jours de combat difficiles, mobilise toutes ses troupes et contre-attaque, battant les coalisés et traversant le canal de Suez pour entrer en Egypte. Au bout d’environ deux semaines, la communauté internationale intervient diplomatiquement pour pousser les belligérants à respecter un cessez-le-feu. Mais Israël ne respecte pas celui-ci, et profite de l’inaction des forces égypto-syriennes pour les encercler complètement.
Le 14 octobre 1973, la guerre est gagnée par Israël. Géopolitiquement, cette guerre a des conséquences importantes, notamment la crise pétrolière provoquée par les pays membres de l’OPEP. Sur le plan sportif, rien d’aussi grave, mais Israël est exclu de l’AFC en 1974. Le pays passe alors le reste des années 1970, la totalité des années 1980 et le début des années 1990 sans appartenir à aucune confédération sportive. En 1992, l’IFA devient membre associé de l’UEFA, avant d’en devenir membre définitif en 1994. Depuis cette date, les clubs de football d’Israël disputent chaque année les compétitions européennes. Là encore, la date de 1994 n’est pas anodine. Elle correspond à la signature du traité de paix israélo-jordanien dans le cadre des accords de Wadi Araba.
Premier constat donc : la position internationale du football d’Israël est fortement déterminée par les positions de l’État d’Israël sur la scène internationale. Football et géopolitique sont ici fortement associés, et ce n’est qu’en fournissant des efforts pour la paix dans la région qu’Israël a pu intégrer l’UEFA.
Depuis son intégration à l’UEFA, le football israélien n’a connu que peu de succès. En tout et pour tout, deux de ses clubs ont déjà passé la phase de groupes des compétitions européennes : le premier fut le Maccabi Haïfa, qui atteignit les quarts de finale de la coupe d’Europe des vainqueurs de coupes en 1998-99. Le club fut alors lourdement éliminé en deux matchs par le Lokomotiv Moscou, sur un score cumulé de 4-0. Le second club fut l’Hapoël Tel Aviv, qualifié en quarts de finale de la Coupe UEFA 2001-2002. Après avoir disposé de Parme en huitièmes de finale, les joueurs de l’Hapoël battent le Milan 1-0 à Tel Aviv, avant de s’incliner 2-0 à San Siro et de quitter la compétition.
Si le football en Israël ne brille pas par sa qualité, il est en revanche un miroir sociétal essentiel à la compréhension de la fracture socio-religieuse qui touche le pays depuis des décennies.
Une mosaïque sportive, sociale, identitaire et politique
Au sein de l’Israeli Premier League (la D1 du pays), il existe un « Big Four » qui s’est démarqué des autres clubs au fil des années. Ce « top 4 » est composé du Maccabi Tel Aviv (22 titres gagnés), de l’Hapoël Tel Aviv (14 titres), du Maccabi Haïfa (12 titres) et du Beitar Jérusalem (6 titres). Ces quatre clubs sont les plus supportés dans le pays, et en les analysant, on constate qu’ils sont chargés d’une symbolique identitaire forte. Celle-ci s’observe sur les blasons des clubs (voir carte ci-dessus) :
- Sur le logo du Beitar Jérusalem, on voit la Menorah. Ce chandelier à sept branches est un symbole du judaïsme.
- Sur ceux du Maccabi Tel Aviv et du Maccabi Haïfa, on trouve l’étoile de David, un autre symbole connu de la religion juive. Le nom même de Maccabi provient des Maccabées, une famille juive qui mena une révolte contre la politique d’hellénisation des Séleucides lors du IIe siècle avant J.-C.
- Enfin, le symbole de l’Hapoël Tel Aviv (et de l’Hapoël Be’er Sheva, visible sur la carte) est moins religieux et plus politique : il s’agit du logo du mouvement omnisports de l’Hapoël (qui signifie « ouvrier »), proche de la gauche ouvrière. On y observe une faucille et un marteau.
Tous ces clubs revendiquent donc, dans leurs noms comme dans leurs blasons, une appartenance forte, soit à un courant religieux, soit à un mouvement politique et social. Cette identification va plus loin. En Israël, les supporters des clubs du « Big Four » sont extrêmement politisés, et s’étendent d’un pôle à l’autre du spectre politique.
Le club qui illustre le mieux ces propos est sans aucun doute le Beitar Jérusalem. Dès sa fondation en 1936, il est inscrit dans le cadre du mouvement nationaliste israélien. Le nom même de Beitar fait référence au mouvement des jeunesses juives radicales du Betar, fondé en 1923 en Lettonie, et qui aujourd’hui encore possède des branches dans de nombreux pays, comme la France ou la Grande-Bretagne. Aujourd’hui, le Beitar est proche du parti politique de la droite dure israélienne : le Likoud (le parti de l’actuel Premier Ministre Benyamin Netanyahou). Plus encore, les supporters du Beitar se revendiquent suprémacistes, ultranationalistes et racistes. Le club n’a jamais signé un joueur arabe, et privilégie les joueurs de confession juive.
En 2013, le président du club, Moshe Hogeg, dans une tentative de moderniser son équipe, engagea en prêt deux joueurs tchétchènes de confession musulmane : Zaur Sadayev et Dzhabrail Kadiyev. La réaction du principal groupe de supporters du Beitar, « La Familia », ne se fit pas attendre. Ceux-ci harcelèrent les deux joueurs à l’entrainement, scandant le mot « guerre » depuis les tribunes ; ils mirent le feu aux bureaux des représentants du club ; déployèrent une banderole où il était inscrit « Toujours pur » et quittèrent massivement le stade lorsque Sadayev inscrivit son premier but pour le club. L’aventure des deux Tchétchènes à Jérusalem, forcément, ne fut que de courte durée puisque les deux joueurs quittèrent le club en 2014. Plus récemment, le club fit l’acquisition d’Ali Mohamed Al Faz, un joueur nigérien de confession chrétienne. Si les Chrétiens sont tolérés par les membres de la Familia au sein du Beitar, ceux-ci avaient réclamé que le joueur change de nom, Mohamed sonnant « trop musulman » pour eux. Le président du club a répondu par des poursuites judiciaires, et le joueur porte encore à ce jour le maillot du Beitar.
Le Beitar est le symbole extrême d’une société fracturée et profondément endommagée. La haine assumée et même encouragée des supporters du club fait de la Familia l’un des groupes les plus politisés du football mondial, en pleine « ville des trois religions ».
Si le Beitar surprend par son caractère extrême, il fait cependant figure d’exception au sein du paysage sportif israélien. Si d’autres franges de supporters peuvent s’orienter vers la droite dure, aucune ne propose de démonstrations de haine similaires. Il existe même des clubs dont la mentalité diffère de celle du Beitar Jérusalem. Les deux exemples les plus parlants : l’Hapoël Tel-Aviv, et le Bnei Sakhnin, dans le Nord du pays.
L’Hapoël Tel-Aviv s’oppose en tous points au Beitar Jérusalem. Les supporters du club se réclament du marxisme-léninisme et sont proches de la classe ouvrière. Le club est basé dans la banlieue Sud de Tel Aviv, connue pour sa diversité culturelle et religieuse. L’Hapoël Tel Aviv fut le premier club d’Israël à signer un joueur arabe en la personne de Rifaat Turk, en 1972. Dans ses tribunes, le drapeau israélien est interdit.
Quant au Bnei Sakhnin (évoluant en deuxième division), celui-ci est la seule équipe en Israël à avoir une majorité de joueurs arabes. Moins politisée bien qu’orientée à gauche, la frange supportrice du Bnei Sakhnin fait la promotion d’un football sans tension, où joueurs juifs comme arabes évoluent dans la même équipe. Le club est rapidement devenu un symbole dans la ville de Sakhnin, au Nord du pays, où vivent de nombreux Arabes israéliens de confession musulmane (certains considèrent la ville comme une « ville arabe »). Récemment, de nombreuses polémiques ont enflammé le pays, lorsque le Bnei Sakhnin a reçu un financement en provenance du Qatar. Le stade du club porte même le nom de Doha Stadium (Doha est la capitale du Qatar). Cette présence étrangère de plus en plus présente sur la scène sportive israélienne déplaît au parti du Likoud, qui y voit des manipulations géopolitiques venant de pays rivaux et hostiles à Israël.
Au milieu de tout ça, des clubs choisissent d’adopter une posture plus neutre. C’est le cas du Maccabi Tel Aviv, le club le plus titré du pays. Celui-ci privilégie une politique sportive efficace. Nombre de ces joueurs sont internationaux, et président comme supporters ne font pas de distinctions ethniques ou religieuses au moment de recruter des joueurs de football.
Plus récemment, un club gagne en influence en Israël : l’Hapoël Be’er Sheva. Avec cinq titres de champions gagnés et une fan-base importante, le club pourrait bientôt élargir le « Big Four » israélien à un « Big Five ». Bien qu’appartenant au mouvement ouvrier Hapoël, le club de Be’er Sheva est bien moins politisé que son homonyme de Tel Aviv. Son groupe d’ultras, l’Ultra South, prône l’isolation politique et est proche du mouvement « Ultras No Politica ». Là encore, l’origine ou la religion des joueurs est de peu d’importance aux yeux des fans.
Enfin, le dernier acteur de cette mosaïque politico-sportive est l’équipe nationale d’Israël. Celle-ci est longtemps restée fermée aux Arabes israéliens, mais s’ouvre de plus en plus depuis le début des années 1990 (coïncidant avec l’admission de la fédération israélienne à l’UEFA). Le joueur arabe avec le plus de sélections en équipe d’Israël à ce jour est Walid Badir (74 matches disputés, 12 buts inscrits).
Le football en Israël est à l’image d’une partie de sa société : fracturé et sous tensions. La compétition et le sport semblent relégués au second plan tant les identifications sociales, religieuses et politiques de chaque club semblent fortes. Le plus extrême de ces cas est sans aucun doute le Beitar Jérusalem. Les pratiques supportrices ouvertement racistes et ultranationalistes du club sont uniques dans le pays, mais celui-ci n’est pas mis en marge grâce au soutien qu’il reçoit de la part du Likoud, le parti au pouvoir (même si celui-ci condamne les agressions racistes des membres de la Familia). Dans le reste du pays, le football prend généralement la forme d’un appareil de mixité sociale et religieuse, bien que fortement teinté de politique. Le football est ici un miroir dur mais honnête d’une société politiquement désunie, tendant parfois vers les extrêmes.
Crédit photos : Iconsport
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