Le 20 mars dernier sortait sur la plateforme Netflix le premier film du réalisateur italien Francesco Lettieri : Ultras. Le film décrit la vie mouvementée d’un groupe de supporters napolitains, pris entre rivalités générationnelles, intérêts divergents, interdits de stade et conflits extérieurs. Œuvre de fiction fortement teintée de réalité, production incomplète d’un sujet difficile à traiter, le film fait couler beaucoup d’encre des deux côtés des Alpes. Trois rédacteurs du Corner s’associent pour vous en produire une critique et apporter des éléments parfois manquant lors du visionnage d’Ultras.
De la première à la dernière scène d’Ultras, la passion est l’élément central du film. La passion, sous toutes ses formes et dans tous ses sens. Le film s’ouvre sur la passion amoureuse, avec la scène du mariage à l’église, et finit sur un sens plus étymologique du mot, la passion comme souffrance (du grec passio), dans le même cadre de l’église, mais cette fois-ci pour un enterrement. Cet enterrement, c’est celui de Sandro, dit « Mohicano », un capo (chef) du groupe d’ultras napolitains Apache. Ce groupe d’ultras est fictif, comme chaque personnage du film et leurs histoires personnelles. Pourtant, on ne peut s’empêcher, si l’on connait le monde du supportérisme italien et napolitain, de rapprocher cette histoire à la réalité de ces dernières années, à travers une comparaison et une mise en contexte.
L’un des (nombreux) éléments de tension du film est le déplacement prochain des Apache à Rome, pour le championnat italien. Plus largement, la rivalité entre l’AS Roma et le Napoli est centrale dans le film. Aucune autre rivalité (comme celle avec la Juventus par exemple) n’est évoquée, et les ultras du film scandent à plusieurs reprises un chant intitulé Bruciamo la capitale (« Brûlons la capitale »). Cette rivalité existe belle et bien entre les ultras des deux clubs, mais ce ne fut pas toujours le cas. Jusque dans les années 1980, les ultras napolitains et romains entretenaient une relation amicale : un gemellaggio (jumelage). Chaque année, le match opposant les deux clubs était surnommé il derby del sole, le derby du soleil, surnom qu’il a gardé aujourd’hui. Mais après le développement d’une sérieuse rivalité sportive dans les années 1980 (les années « Maradona » pour Naples, synonyme de zénith sportif), et une tradition non respectée par les ultras romains, celle de l’échange de drapeaux entre les groupes ultras avant le début de la rencontre, napolitains et romains mènent une rivalité féroce, dont le point culminant rappelle fortement les évènements d’Ultras.
Nous sommes le 3 mai 2014. Le Napoli se rend au Stadio Olimpico de Rome, non pas pour y affronter la Roma ou la Lazio mais pour y disputer la finale de la Coppa Italia face à la Fiorentina. A cette occasion, les ultras napolitains se rendent en masse à la capitale italienne, et une bagarre éclate à environ deux kilomètres du stade, avec les ultras de la Roma. Parmi eux, Daniel de Santis, ultra romain et membre de groupes fascistes d’extrême-droite, tire au pistolet sur trois napolitains, dont Ciro Esposito, supporter de 30 ans gravement touché. La tension met énormément de temps à redescendre, la rencontre commence en retard et le capitaine du Napoli, Marek Hamšík, doit lui-même aller demander au capo des ultras napolitains, Gennaro de Tommaso, dit Genny la Carogna (« la charogne »), de laisser le match commencer. La Napoli gagne la coupe en battant la Fiorentina 3-1, mais l’histoire connait finalement une fin tragique puisque Ciro trouve la mort après plusieurs mois d’agonie à l’hôpital. De Santis, quant à lui, fut condamné pour son crime à 26 ans de prison, peine récemment réduite de 10 ans, ce qui a provoqué la colère de toute la ville de Naples.
Dans le film, deux éléments peuvent être comparés à cet épisode de la mort de Ciro Esposito. Le premier est assez évident : à la fin du film, les ultras napolitains se rendent à Rome (pour y affronter la Roma lors du championnat, cette fois-ci), une bagarre éclate et Sandro « Mohicano » est abattu par un policier. Des similitudes donc, mais aussi des différences : ce n’est pas un ultra romain qui assassine le napolitain. Le second élément est plus discret, il n’est que suggéré tout au long du film.
En effet, Mohicano est très proche d’un jeune, Angelo, qu’il prend sous son aile pour l’initier au mouvement ultra. Mais Sandro rappelle plusieurs fois à Angelo que le frère du jeune homme est mort lors d’événements précédant le film. Plus encore, la mort du frère d’Angelo semble être liée cette fois aux ultras de la Roma, puisque plusieurs membres des Apache parlent de vengeance tout au long du film. Cette œuvre de fiction pourrait donc mettre en scène une suite imaginée des événements réels de la mort de Ciro Esposito, dans laquelle celui-ci aurait un frère, Angelo, proche du mouvement ultra et avide de vengeance pour son frère décédé.
Si Lettieri se défend de s’être inspiré de la tragédie de 2014, la ressemblance est réelle et ne peut être ignorée. Que le film montre une reconstitution quelque peu modifiée de la mort de Ciro à travers celle de Sandro, ou bien une tentative de vengeance de la mort du Napolitain, la passion et la tragédie restent au cœur de cette œuvre, et le sang déjà versé n’en fait que plus couler.
Dans la réalité, la mort de Ciro n’a pas été vengée. Des menaces de représailles ont été lancées par les ultras de Naples, notamment via une banderole qui disait : « Toute parole est vaine : si l’occasion se présente, il n’y aura pas de miséricorde », et le derby del sole est aujourd’hui encore l’un des matchs les plus tendus de la botte en termes de sécurité. Ultras laisse entrevoir une issue fictive à cette rivalité.
Si le film Ultras a dû évoquer à de nombreux napolitains les événements autour de la mort de Ciro Esposito, il est pour beaucoup d’ultras une représentation incomplète de ce monde aux codes et aux traditions précieux et particuliers.
Certaines idées au milieu d’approximations
La relation est sans doute le thème central de ce film. La relation d’un homme avec sa tribune, l’œuvre d’une vie pour le personnage principal, la relation d’un homme plus âgé avec un plus jeune au sein d’un groupe ultra et enfin la relation entre plusieurs générations d’un même groupe.
Une des relations importantes est celle d’un ancien se convertissant en mentor qui inculque les codes de son milieu à un plus jeune. Une idée, hélas, peu exploitée par le film. Ce mentor, c’est Sandro, qui se questionne sur sa vie ; sa vie qui allie l’amour pour un groupe et pour une femme, Terry. Un questionnement pouvant toucher nombre d’ultras fondant une famille et qui pourtant, bien souvent, continuent de tout donner pour leur groupe et leur club. Sandro est très proche d’Angelo, petit frère d’un ancien Apache décédé. Là est l’une des bases d’un groupe ultra : la transmission. Celle qui se fait d’une génération à l’autre, celle qui transmet valeurs, symboles et objectifs d’un groupe. L’amour d’un club, d’un groupe, d’une ville, voire même d’un stade et d’un quartier. Le film met en lumière la relation entre deux générations pouvant voir les choses de manière différente, ce qui peut amener un conflit générationnel entre « Jeune Garde » et « Vieille Garde ».
Ces relations entre générations et les conflits qui peuvent advenir sont illustrés par une scène intéressante du film. Nous sommes sur le port de Naples, un endroit où les protagonistes sont habitués à se réunir. C’est la fin de saison et les supporters se préparent à un déplacement à Rome, qui s’annonce bouillant. Deux générations sont alors représentées. Les leaders du groupe, ceux qui le font vivre et animent la tribune, font peindre une banderole en rapport avec ce déplacement à Rome à des petits jeunes qui gravitent autour du groupe et qui souhaitent en devenir des membres actifs. Gabbia, l’un des membres influents du groupe, impressionnant par son allure et son comportement, encadre l’atelier et invective violemment l’un des jeunes quand celui-ci déborde des lignes pré-tracées sur la banderole. C’est alors qu’arrive celui qui semble être le véritable leader actuel des Apaches, puisqu’il calme Gabbia et rassure le jeune qui vient de se faire réprimander. Mais dans un dernier temps c’est une troisième génération qui débarque et qui remet en question toute la hiérarchie que le spectateur s’était établie. En effet, on voit les anciens qui arrivent, la « Vieille Garde », et contestent l’idée même de la banderole, idée qui n’avait jusqu’ici pas été discutée à l’écran. On comprend alors que ces anciens, fondateurs du groupe, ont un ascendant clair sur ceux qui nous apparaissaient jusqu’ici comme les leaders du groupe. N’ayant pas été consultés préalablement, ils ordonnent purement et simplement de stopper la confection de la banderole, qu’ils arrachent. Au cours d’une seule scène, le réalisateur parvient à nous faire comprendre qu’il existe différents niveaux au sein du groupe, une hiérarchie implicite qui est claire pour les protagonistes. De plus, il introduit un conflit entre Jeune et Vieille Garde qui sera un fil rouge du film.
Ce conflit est mis en avant presque simplement via le biais de la violence. Mais si la violence existe, il est important d’aller au-delà. C’est donc la vraisemblance de cette production qu’il faut maintenant questionner. Une vraisemblance entachée d’oublis et d’un manque de recul certain.
Les ultras, l’identité et la solidarité
Ce qui fait un groupe c’est tout d’abord le match de football et surtout sa bâche, représentation de son identité et de sa fierté. Pourtant, encore une fois, ces deux éléments ne sont que survolés et apparaissent via des scènes de désolation, lorsque la banderole est brûlée, et de violence dans une rapide scène au stade montrant l’attaque contre les supporters de Brescia. Quelle ironie pour un film s’intitulant « Ultras » que d’oublier le lieu de naissance même de ce mot, la tribune, et de ne point la traiter. Un non initié aux thématiques du supportérisme pourrait facilement ressortir de cette expérience avec une mauvaise image de ce monde et des gens qui évoluent dans celui-ci. Rajoutons à cela le manque d’éléments concernant les interdictions de stade et de l’importance du Napoli dans la fierté locale. Quelle est l’importance d’une bâche ? Quels sont les enjeux de ces différents éléments précédemment cités ? Peu ou point de réponses en 1h30.
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Ces erreurs et cette production arrivent dans un moment grave et particulier, celui d’une crise sanitaire pour la botte. Une pandémie sans précédent dans laquelle les groupes ultras italiens jouent un grand rôle de solidarité, comme l’a démontré l’historien Sébastien Louis dans un récent et riche article. La solidarité ultra, au sein même du mouvement mais aussi envers la société lors de catastrophes est un fait largement méconnu, une philosophie pourtant ancrée dans l’histoire de ce mouvement. Les ultras de la Curva Nord de Bergame ont par exemple lancé une initiative en faveur de l’hôpital de leur ville. Alors que leur club, l’Atalanta, vit la meilleure saison sportive de son histoire en atteignant les 1/4 de finale de la Ligue des Champions, la pandémie actuelle oblige d’abord le football à se priver des supporters, avant de s’arrêter complètement.
En effet, alors que le 1/8ème de finale aller les opposant au FC Valence se joue avec public à San Siro, le match retour s’est joué à huis clos en Espagne. Les 1200 italiens qui devaient se rendre à Valence sont privés d’une qualification historique de leur équipe. Une fois les billets remboursés, les ultras ainsi que les autres organisations de supporters décident de faire don de cet argent. Ce sont alors 40 000 euros qui atterrissent dans les finances de l’hôpital de Bergame, une somme énorme. Un geste que se sont empressés de reprendre les ultras napolitains, eux aussi privés de déplacement au Camp Nou pour le match retour face à Barcelone, et qui ont reversé l’argent de leurs billets aux hôpitaux de Campanie. Une solidarité et une mobilisation que l’on constate également au sein du mouvement ultra français, au travers de banderoles aux abords des hôpitaux et de cagnottes de soutien destinées aux personnels soignants.
Alors oui, « Ultras » est une fiction et pas un documentaire, mais celle-ci semble largement s’inspirer de l’histoire de Ciro Esposito (même si le réalisateur, Lettieri, s’en défend), et par extension de tout un mouvement qui a désormais un demi-siècle d’existence. Un mouvement né au cours des Années de plomb en Italie et qui fut la création d’une jeunesse voulant s’extirper des carcans sociaux et religieux de la société d’alors. Un mouvement contre-culturel se retrouvant ironiquement sur l’autel de la pop culture qu’est Netflix. Un milieu aux aspirations underground qui refuse de se transformer en produit marketing, et qui plus est, fantasmé. Là est sans doute une grande partie du problème. Traiter un tel sujet est par ailleurs très difficile car ce qui fait l’identité ultra peut largement différer en fonction des groupes, des contextes et des zones géographiques. Le réalisateur a essayé de prouver sa bonne foi en déclarant avoir suivi les recommandations des ultras napolitains en ce qui concerne notamment les chants et le nom du film. En vain.
Au final, le grand public peut s’y retrouver, voyant la chose comme un simple divertissement alliant relation amoureuse et destin tragique, appréciant certaines scènes comme celle du mariage, typique des groupes ultras. Ces derniers, en revanche, auront bien plus de mal à s’y sentir représentés. L’ultra n’est pas un simple supporter de football, c’est une personne intégrée au sein de sa communauté, agissant socialement pour celle-ci, plus encore lors de périodes de crise. Il mérite mieux que le portrait tissé dans cette production Netflix. Les principaux concernés, ultras du Napoli, l’ont d’ailleurs fait savoir par une banderole déployée devant leur stade : « Ultras, un film plus nul que celui de Noël ».
Ultras est donc la représentation malheureusement incomplète d’un monde complexe et passionné. Des éléments et des problématiques très justes du mouvement ultra y sont soulevés, quand d’autres, essentiels, sont ignorés ou oubliés. Un spectateur mal informé ne peut faire le lien entre les événements fictifs du film et la réalité (notamment autour de la mort de Ciro Esposito), et peut mal interpréter ce qu’est réellement un groupe d’ultras, celui du film étant quasiment absent du cadre sportif et du stade. Un premier jet pour Francesco Lettieri où tout n’est pas à jeter, loin de là, mais où la tentative d’exposition au grand public d’un mouvement peu enclin à s’ouvrir à ce point, aurait mérité plus de profondeur.
- Par Lucas Alves Murillo, Guillaume Moisy & Rémi d’Arco
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