S’il est, sans l’ombre d’un doute, le représentant du football danois, c’est un concept grec qui colle à la peau de Michael Laudrup. Celui de kairos (καιρός). Plus qu’une simple notion de temporalité que le terme exprime, c’est sa définition précise qui incombe au droitier scandinave. Au contraire d’un temps qui se voudrait linéaire, le kairos qualifie le temps du moment opportun. Si l’on pousse la (pseudo) réflexion philosophique, le kairos est presque hors du temps. C’est un « instant » qui aussitôt après être apparu, disparaît. Pour le footballeur qu’était l’aîné Laudrup, le kairos est à la fois l’essence et la finalité de son jeu. Mais à l’inverse du dieu grec qui personnalise cette notion, Michael Laudrup n’était pas dans l’attente de l’autre. Il n’attendait pas que l’on saisisse l’occasion qu’il pouvait proposer mais offrait une opportunité à autrui, tout en le mettant dans les meilleures dispositions. Une obsession pour l’altruisme qui le servira autant qu’il ne le limitera. Récit du plus grec des dieux nordiques.
Michael Laudrup, ça aurait pu être l’histoire d’un humain du Midgard (royaume des hommes dans la mythologie nordique) rejoignant les rangs d’Ásgard (royaume des Ases, les dieux principaux), un endroit qui lui serait invisible en sa qualité d’homme. Mais ce n’est pas un livre d’histoire et Michael Laudrup n’est pas un mythe… enfin presque. Tout comme il y avait Michael avant Miki, il y a eu Copenhague avant Barcelone. Sa légende s’écrit donc d’abord au Danemark. À Frederiksberg, près de Copenhague, où le premier fils de Finn Laudrup (footballeur et international danois) voit le jour un 15 juin de l’année 1964. Ses premiers pas d’enfant sont rapidement suivis de ses premières foulées sur les pelouses du Vanløse IF. Mais en 1973 il rejoint pour la première fois Brøndby IF où son paternel s’est vu offrir le poste de joueur-entraîneur. Finn et Michael y restent trois ans avant de retourner à Copenhague pour servir le Kjøbenhavns Boldklub (devenu FC Copenhague) alors que l’Ajax Amsterdam avait toqué à la porte. L’aîné des fils Laudrup va devoir attendre la saison 1980-1981 pour avoir l’honneur d’enfiler les maillots des A. Une première expérience professionnelle conjuguée d’une première cape chez les moins de 19 ans en février 1981. La suite logique à ses 14 matchs pour trois buts serait de continuer à Copenhague pour s’installer chez les titulaires. Cependant, Miki décide de rétrograder pour mieux progresser. C’est à ce moment-là que se tient le second acte de la relation entre Michael Laudrup et Brøndby IF. Il lui suffira d’un an pour confirmer les espoirs que les Drengene Fra Vestegnen portaient en lui. Michael s’impose comme un des principaux acteurs de la montée du club de Brøndby, lui et ses 15 buts. Une saison charnière qui, en plus d’acter l’intérêt de plusieurs cadors du football européen, va lui permettre de décrocher la distinction du Joueur danois de l’année (1982). S’en suit un accord passé avec Liverpool, qui devait le voir rejoindre Anfield, mais un changement de dernière minute dans le contrat a poussé le jeune danois à prendre la direction de l’Italie.
À la découverte des grands d’Europe
Recommandé à la Juventus par Mario Astorri, un italien ayant entraîné au Danemark, et transféré pour 1,5 million d’euros (un record pour un Danois à l’époque), Michael s’attendait à avoir une place de choix en arrivant chez la Vieille Dame. Que nenni. C’est lui qui va faire les frais de la limite du nombre d’étrangers (dont Platini et Boniek) et qui va devoir faire ses valises pour la capitale italienne. Comme lorsqu’il était retourné à Brøndby, Michelino inscrit un doublé pour sa première sous les couleurs de la Lazio, n’annonçant pas pour autant deux années romaines satisfaisantes. Il faut dire que le Danois arrive chez un promu qui va logiquement lutter pour le maintien. Le premier essai est concluant puisque les Biancocelesti valident, de peu, leur ticket pour une seconde saison dans l’élite. Mais la saison suivante replonge les Romains en Serie B avec un total de seulement 15 points. Si Michael n’a rien pu faire pour maintenir le club où il était prêté, il profite du départ Zbigniew Boniek pour enfin revêtir le maillot à bandes de la Juve.
Comme souvent, les premières impressions que laisse il violino sont bonnes. La saison 1985-86 ne déroge pas à cette règle et aux côtés de Michel Platini ou autres Gaetano Scirea ou Aldo Serena, Michael remporte un scudetto, une Coupe intercontinentale et un deuxième titre de Joueur danois de l’année. Malheureusement, les blessures vont l’atteindre et limiter à 20 matchs sa deuxième saison alors que Platini savoure ses derniers instants sur les terrains. À l’été 1987, Michelino doit devenir, à proprement parler, le meneur de la Vieille Dame. Associé au buteur gallois Ian Rush, on savoure déjà les caviars du Danois pour le néo-juventino. Mais c’est une nouvelle déception du côté de la botte pour Laudrup. Il ne fera pas trembler une seule fois les filets et son coéquipier en pointe n’inscrira que huit buts. La Juventus se retrouve à la sixième place et Michael se dirige progressivement vers la sortie. Finalement, à l’issue d’un exercice 1988-89 plus convainquant (quatrième de Serie A), Laudrup est séduit par le légendaire Johan Cruyff.
« Michael avait tout, sauf une chose : il n’était pas assez égoïste… » Michel Platini
Là où la complémentarité n’était pas née entre Rush et Laudrup, celle que le FC Barcelone et Cruyff veulent faire naître va être redoutable. Aux côtés du bulgare Hristo Stoichkov, Miki va exprimer la quasi-totalité de son talent. « Quasi » puisque même si ses cinq années au Camp Nou se soldent par neufs titres, dont une Coupe d’Europe des Clubs Champions en 1992 et quatre titres de champion d’affilé entre 1991 et 1994, son mentor avouera que le numéro 10 n’aura jamais exploité son plein potentiel. « C’est l’un des joueurs les plus compliqués avec lesquels j’ai travaillé. Quand il se donne à 80-90%, il reste de loin de le meilleur. Mais je veux 100% et il ne le fait que rarement. » révélait le technicien hollandais.
C’est peut-être ça qui rend encore plus beau son passage en Catalogne. Pièce maîtresse de la « Dream Team » du Barça, il n’aura jamais fait valoir l’ensemble de ses qualités et l’arrivée de Romario en 1993 va rebattre les cartes. Reprochant à Cruyff de l’accabler après ses performances décevantes sans lui faire part de sa satisfaction quand c’était le contraire, Laudrup se dirige peu à peu vers la sortie. Mais avant ça, il violino conserve la couronne de champion d’Espagne et fait partie de l’équipe qui va infliger une manita au Real Madrid en 1994. Une humiliation que Miki vit et va reproduire un an plus tard, de l’autre côté.
Du Camp Nou au Bernabéu, il n’y a qu’un pas
Nombreux sont ceux qui sont passés du Barça au Real, mais peu sont ceux qui ont conservé le respect de leur ancien public. Qualifié de traître, Laudrup réfute l’argumentation qui parle de « vengeance » et explique son choix par une volonté de trouver un projet qui l’animait plus. Et sa décision est une réussite. Il remporte son cinquième championnat consécutif et va s’attirer tout l’amour du Bernabéu. Si bien qu’il figure à la 12e place des joueurs préférés des socios du sondage réalisé par Marca pour les 100 ans du club en 2002. Il n’étoffera que d’une unité son palmarès sous les couleurs madrilènes mais va marquer les esprits. Notamment celui de son acolyte en attaque, le chilien Ivan Zamorano : « Je dis toujours que Laudrup avait trois yeux. En tant qu’attaquant, je devais être constamment attentif parce qu’il pouvait créer une occasion à partir de rien. » Ce sont ces deux mêmes hommes qui vont venger la manita de 1994. Un an après et du côté adverse, Laudrup va s’illustrer dès les premiers instants et mettre son buteur dans les meilleures conditions pour qu’il puisse inscrire le premier des cinq buts madrilènes. Laudrup sort à nouveau vainqueur d’un Clasico et cumule un 10-0 sur les deux rencontres. Son impact est tel que Zamorano réalise sa meilleure saison en termes de buts (28) et est sacré « Pichichi ». Il surprend avec ses passes aveugles et ses piqués au-dessus des défenses ébahies mais encore plus lorsqu’il décide de quitter Madrid pour Kobe.
La fin des années 90 : les derniers instants
Il n’a que 32 ans lorsqu’il entame sa fin de carrière. Ce n’est pas faire offense au Vissel Kobe et à l’Ajax que de dire que Michael réalisait son tour d’honneur entre 1996 et 1998. Un peu plus de 35 matchs en deux ans qui se terminent de la meilleure des manières. Un titre de champion des Pays Bas sous les ordres de Morten Olsen avec le club qui avait voulu l’enrôler dès son plus jeune âge.
L’éclosion internationale des De Rød-Hvide au milieu des années 80 correspond aux premières capes du jeune Michael Laudrup. Il portera son pays en tant que capitaine pendant 28 matchs entre 1994 et 1998 mais ses 104 sélections illustrent parfaitement la carrière du numéro 10. Meneur d’une sélection qui participe régulièrement à l’Euro (en 1984, 1988 et 1996), qui joue les Coupes du monde 1986 et 1998 et une Coupe des confédérations en 1995 (qu’il remporte), il sera absent de l’exploit de 1992. Michelino s’exprimait pour les autres et ses efforts avec la sélection danoise ont porté leurs fruits sans lui (à cause d’un désaccord avec le sélectionneur), à l’Euro 92. En éliminant les trois derniers vainqueurs (l’Allemagne, la France et les Pays Bas), le Danemark est emmené à la victoire finale par un autre Laudrup, dénommé Brian. Michael est rattaché au Danemark autant par le maillot que par son style de jeu. Et s’il y a bien un geste qu’il faut retenir des centaines d’adversaires passés par Miki, c’est la « croqueta ». Magnifiquement repris par Iniesta par la suite, il était devenu un réflexe pour le Danois. Passer le cuir d’un pied à l’autre pour perdre son adversaire direct, telle était la signature de Michael Laudrup. Il pourrait aussi être le porte-étendard du hygge, un terme qui désigne un sentiment de bien être mais qui signifiait « penser » ou « mûrement réfléchi » au Moyen Age. Cette définition décrit à la perfection quel footballeur était Michael Laudrup. Il pensait avant d’agir mais n’était jamais en retard. Une sorte de mélange du hygge et du kairos (comme évoqué plus haut) qui fait de lui un joueur intelligent et précis. Mais cela ne suffit pas pour être le meilleur. Il faut cette once d’égoïsme et cette pensée qui vous pousse à tirer plutôt qu’à décaler un de vos coéquipiers. Michael Laudrup ne l’aura jamais, il ne dépassera pas la 5e place du Ballon d’Or et ne sera pas couronné d’or en 1992. Même si, au Danemark, il reste le roi.
Finalement, Michael Laudrup c’était de la poésie, de passes à l’aveugle, de « croquetas » ravageuses et surtout beaucoup de classe. Il a su devenir l’un des meneurs les plus influents de l’Histoire en ayant seulement en tête de mettre en lumière ses coéquipiers. Une générosité poussée à l’extrême qui a fait de lui un « Ultimo Diez ».