10 février 2020. Dans les couloirs du Grand Palais, s’achève une exposition traitant de l’oeuvre du peintre que l’on surnomme « El Greco ». Ce fut la première du genre en France. El Greco, de son vrai nom Domenico Theotokopoulos, est une des figures artistiques du Siècle d’or espagnol – en compagnie de Diego Vélasquez, de Francisco de Zurbarán ou encore de Bartolomé Esteban Murillo. Ce siècle d’or (Siglo de Oro en castillan) est une période de rayonnement culturel sans précédent. Cette période s’étend plus ou moins de la fin de la Reconquista (1492) jusqu’au milieu du XVIIème siècle. Des siècles plus tard, c’est une nouvelle séquence folle qui advient, celle d’un « siècle d’or » footballistique – entre 2008 et 2012 – dans lequel s’exprime une sélection exceptionnelle et victorieuse.
Le Siècle d’or espagnol est largement marqué par les deux monarques que sont Charles Quint et Philippe II. Le premier, père du second, est fait empereur du Saint-Empire romain germanique en 1519. Sa puissance est telle que l’on évoque l’empire « sur lequel le soleil ne se couche jamais ». On lui reproche cependant de vouloir imposer une monarchie universelle. Le fils, Philippe II, suit les projets impérialistes du père. Leurs contemporains voient en eux deux souverains voulant imposer leur domination sur l’Europe entière.
Cependant, cet âge d’or coïncide à l’inexorable déclin de la maison de Hasbourg dont font partie Charles Quint et Philippe II. En 1700 meurt Charles II, dernier représentant de celle que l’on appelle aussi la maison d’Autriche. Cette mort dynastique marque également l’avènement de la maison régnant toujours aujourd’hui en Espagne, la maison de Bourbon (Casa de Borbón en castillan). Cette dynastie est par trois fois rétabli à la suite de chamboulements politiques. Une première fois en 1813, une deuxième en 1874 puis enfin une troisième en 1975 à la mort du dictateur Francisco Franco.
Juan Carlos Ier est le monarque qui monte sur le trône lors de cette troisième restauration. Il y reste jusqu’à son abdication en 2014, en faveur de son fils, l’actuel roi, Felipe VI. Le père de l’actuel chef d’Etat espagnol est un passionné de football et supporter du Real Madrid, tandis que son fils est un fan revendiqué de l’Atlético de Madrid. Les deux monarques vivent à partir de la fin des années 2000 une période difficile pour le pays. L’Espagne subit de plein fouet la Crise de 2008. Ce que l’on avait appelé le « miracle espagnol », en référence aux prouesses économiques du début du siècle, s’écroule. En 2013, le chômage concernait plus de 27% de la population active. Le pays, qui s’imaginait intégrer le G8, est en pleine désillusion.
Dans le même temps, le Royaume vit un âge d’or sportif qui ne connaît pas d’égal dans le passé. Tout d’abord, Rafael Nadal, l’un des sportifs espagnols les plus célèbres au monde, remporte entre 2005 et 2010 pas moins de neuf tournois du Grand Chelem. En cyclisme, c’est Alberto Contador qui se démarque en remportant les éditions 2007 et 2009 du Tour de France. Du côté des sports collectifs, le basket espagnol est champion du monde en 2006 et champion d’Europe en 2009 et 2011.
Néanmoins, le sport le plus populaire en Espagne et dans le monde est celui dont les victoires résonnent le plus, encore aujourd’hui. Il s’agit du football et du triplé historique que La Roja nous gratifie en étant d’abord championne d’Europe en 2008, championne du monde deux années plus tard et une nouvelle fois sur le toit européen en 2012. Des succès qui sont le fruit de longues mais sûres évolutions remontant aux années 1990.
La Genèse des victoires
Au XVIIème siècle, la prééminence de la monarchie impériale espagnole aux Pays-Bas confère nombre d’avantages commerciaux à la première. Ces « Pays-Bas espagnols » comme ils sont parfois désignés par l’historiographie d’aujourd’hui ne sont, officiellement, déjà plus sous tutelle ibérique. Cependant, l’Espagne demeure une puissance « envahissante » et le premier partenaire commercial. En échange, cette dernière investit largement dans la flotte néerlandaise afin qu’elle soit la plus puissante possible. Plusieurs guerres éclatent entre les provinces néerlandaises du nord, majoritairement protestantes, et la puissance impériale espagnole. La paix n’est définitive qu’en 1648.
Les provinces du sud, dominés numériquement par les catholiques, demeurent dans le sillon impérial jusqu’au XVIIIème siècle. La puissance espagnole, d’un point de vue économique et commercial, s’appuyait largement sur ces territoires néerlandais pour asseoir sa grandeur. Des siècles plus tard, c’est de nouveau des Pays-Bas que viendra la richesse qui fera de l’Espagne une puissance, footballistique cette fois-ci.
Le « football total », c’est une expression désormais populaire pour désigner ce que fut le football orange des années 1970 sous la coupe d’un des plus fameux joueurs de l’histoire, Johan Cruijff. Ce dernier fut le héros de l’Ajax Amsterdam, menant le club vers les succès européens en compagnie de l’entraîneur Rinus Michels. L’entraîneur est d’ailleurs celui qui en tant que sélectionneur décrocha le seul titre de l’Equipe des Pays-Bas, celui de champion d’Europe en 1988.
Ce football de l’Ajax consistait en l’accaparement de la balle et à la fluide circulation de celui-ci. En phase défensive le pressing est haut et harassant. L’Ajax s’impose en Coupe d’Europe une première fois en 1971 face au Panathinaïkos puis remporte deux victoires symboliques les deux années suivantes face à l’Inter et à la Juventus, deux équipes adeptes du catenaccio – le terme provient de l’italien et signifie « verrou », cela consiste à asseoir son équipe sur une solide base défensive.
Celui que l’on surnomme le Hollandais volant s’en va ensuite évoluer au FC Barcelone à partir de la saison 1973-74. Le club n’a plus remporté la moindre Liga depuis l’exercice 1960. Rinus Michels est aussi de la partie et bien que Cruijff ne puisse jouer qu’à la fin du mois d’octobre, le Barça est champion d’Espagne. Cette saison est marquée par la cinglante et historique correction 5-0 qu’inflige le Barça au Real Madrid. En terres catalanes, le bilan de celui qui est surnommé El Flaco est dans l’ensemble plutôt maigre (sans mauvais jeu de mots).
Mais le meilleur est à venir. Johan Cruijff revient à Barcelone en tant qu’entraîneur et ce, pour huit saisons (1988-1996). Avec en point d’orgue une victoire en Coupe d’Europe en 1992, la première pour le Barça. Au-delà des victoires, l’ancien joueur influence la philosophie entière de tout un club. Du centre de formation à l’équipe première se développe le style de ce qui va devenir le tiki-taka. Ce style qui s’appuie sur un mouvement perpétuel du ballon et des passes courtes et rapides est par la suite appliqué par Luis Aragonés et Vicente del Bosque en sélection espagnole. Les bases du succès sont nées.
Une dynamique générationnelle et générale
En plus de la période 1988-1996, l’année 2006 compte aussi dans la transition de l’Espagne vers la victoire. En effet, si cette équipe a déjà fière allure, certains joueurs arrivent à la fin de leur histoire internationale. La Coupe du monde 2006 est l’arrivée et l’affirmation d’une toute nouvelle génération de joueurs. Ils sont ceux qui apporteront et porteront l’âge d’or. Certains grands noms du football des années 1990 et 2000 disputent leur dernière grande compétition avec l’Espagne. Les noms aussi grands les uns que les autres ; Santiago Cañizares, gardien du grand Valence, Míchel Salgado, un des représentants espagnols de la première génération des Galactiques du Real, Joaquín, l’inépuisable milieu offensif sévissant toujours sur les terrains du Real Betis et enfin, Raúl, l’un des plus grands joueurs de l’histoire du Real Madrid et de celle de l’Espagne.
Pour la première fois, Xavi et Iniesta sont associés au milieu de terrain au cours d’une grande compétition. En effet, Andres Iniesta joue pour la première fois une grande compétition internationale avec sa sélection, alors que Xavi était déjà présent lors de la Coupe du monde 2002 (et lors de l’Euro 2004). L’Espagne remporte ses trois matchs de poule en ce début de mondial. Elle rejoint l’Equipe de France en 1/8ème de finale, elle qui s’est difficilement qualifiée. Bien que très confiante, l’Espagne est éliminée par un Zinédine Zidane qui marche sur l’eau ainsi que par l’insolente jeunesse de Frank Ribéry. Beaucoup de joueurs reviennent plus fort pour l’Euro deux ans plus tard. D’autres font leurs adieux, La Roja arrive à maturité et change de dimension et de génération. L’un ou même le joueur symbole de cette transition victorieuse est Fernando Torres.
Celui que l’on surnomme El Niño (« le gamin » en castillan) est un homme et un joueur au sommet de son art au moment de débuter la compétition dont l’Espagne est une des favorites. Torres est le nouvel attaquant de Liverpool après des années dans le cocon de son club formateur, l’Atlético. Il achève l’année avec notamment 24 buts et 4 passes décisives en championnat. Il fait le bonheur des Reds, il fera celui de La Roja. Il marque deux buts, dont le plus important, celui donnant la victoire finale à la 33ème minute face à l’Allemagne. Le but le plus important de sa carrière selon lui.
Par la suite, Vicente del Bosque devient le nouveau sélectionneur de l’Equipe d’Espagne. Le travail de Luis Aragonés permet au nouvel arrivant de récupérer une équipe largement favorite pour la Coupe de du Monde 2010. Bien que défaite face à la Suisse pour son premier match, l’Espagne répond aux attentes, non sans trembler parfois, et devient championne du monde pour la première fois de son histoire. Face aux Pays-Bas, comme un symbole. Celle qui remporte ensuite l’Euro 2012, parachevant alors cette domination inédite sur le football mondial, profite également d’un football de club flamboyant. Les victoires du Barça en Ligue des Champions sur la période (2006-2015) ne doivent pas faire oublier toutes les autres victoires et bons parcours en Europa League de clubs comme le FC Séville, l’Atlético de Madrid ou encore l’Athletic Bilbao.
Souvent spectaculaire, l’équipe d’Espagne a également su démontrer sa solidité défensive. Pour atteindre le graal elle se contenta bien souvent de gagner ses matchs par la plus petite des avances et s’en remettait souvent au génie de David Villa qui termina la compétition avec 5 buts au compteur (Il est encore aujourd’hui le meilleur buteur de la sélection). L’Espagne écrit la plus belle page de son histoire. Mais en évoquant ces victoires, devons-nous parler de l’Espagne ou « des Espagnes » ?
La réussite de tout un pays ?
En 2015, au cours d’une conférence de presse, Eric Cantona déclare que selon lui c’est « La Catalogne (qui) a gagné le Mondial, pas l’Espagne ». Bien sûr, Cantoche est un habitué des saillies piquantes et provocatrices. Mais au-delà du simple cliché, que cache la domination footballistique de l’Espagne ? Tout d’abord tâchons de minimiser une telle croyance. Bien entendu, le jeu déployé par le FC Barcelone ainsi que les joueurs internationaux en son sein sont des artisans primordiaux des victoires de la sélection. Mais certains joueurs sont-ils le fruit d’une image tronquée ? Andres Iniesta est un joueur symbole du Barcelone du XXIème siècle. Il forme une paire légendaire en compagnie de son compère. Parfois, certains considèrent que l’un ne pourrait évoluer sans l’autre et inversement. L’autre, c’est Xavi, un pur produit catalan. Ce que n’est pas Iniesta. Ce dernier est un pur produit de la Masia, certes, mais il n’est point catalan de naissance.
Durant la compétition mondiale de 2010, un point fut relevé en Espagne. Les lieux de naissance des tout nouveaux champions du monde furent avancés comme une preuve de la diversité de la sélection. En effet, les plus grandes régions d’Espagne étaient représentés par au moins un joueur, la Catalogne et les régions de Castille du centre du pays ne furent pas les seules pourvoyeuses de joueurs. Nous pouvons citer Juan Mata dont le lieu de naissance est Burgos dans le Nord de l’Espagne. Pedro, bien que révélé au FC Barcelone, est né à Santra Cruz de Tenerife, la capitale des Îles Canaries. Xabi Alonso, lui, est d’origine basque. David Villa, le meilleur buteur de l’histoire de la sélection, est originaire des Asturies et fut toujours très attaché à sa région natale. Chose qu’il démontra plusieurs fois au cours des années 2010 – durant l’année 2012 une très grande grève secoue les mines d’Asturies, le joueur barcelonais se rend à un rassemblement de soutien, étant lui-même fils de mineur.
De plus, sur le plan symbolique, c’est à cette époque que se répand en Espagne un nouveau drapeau populaire ; trois bandes classiques (rouge, or et rouge) comme celles du drapeau national mais orné d’un taureau, symbole de la tauromachie, pratique répandu dans le pays. Ce drapeau s’inspire du taureau Osborne. Ce dernier, simple silhouette, est au départ une opération publicitaire – pour promouvoir le brandy veterano du groupe Osborne. Celle-ci se retrouva sur les plus grandes routes d’Espagne et en est aujourd’hui un symbole. Ce drapeau fut un temps utilisé par un grand nombre d’espagnols afin de gommer les symboles politiques et royaux de la maison de Bourbon (famille régnante d’Espagne). Ainsi, ce taureau fut utilisé pour communier derrière un seul et même étendard, malgré les différences entre les territoires et les opinions.
Néanmoins, lors du premier match de la CDM 2010, nous retrouvons cinq joueurs du FC Barcelone face à la Suisse – six, si l’on compte David Villa, transféré durant l’été. Ce qui pourrait aller dans le sens des mots de Cantona. Même si tous ne sont pas d’origine catalane, l’apport barcelonais est indéniable.
Une anecdote en particulier, qui semble pourtant anodine au premier abord, est représentative des interrogations autour de cette sélection espagnole. Lors du sacre final face aux Pays-Bas, Carles Puyol et Xavi déambulent sur le terrain pour exclamer leur joie. Mais les deux joueurs agitent un drapeau, en plus de leurs médailles. Il s’agit de la senyera, le drapeau de la Catalogne. Les deux hommes tenaient à mettre en avant leur attachement à leur région natale au moment même ou c’est toute l’Espagne qui devenait championne du monde grâce à eux. Ce fut un geste discret mais saisissant au vu de l’actuelle situation politique.
En 2012, avec la victoire à l’Euro s’achevait un cycle dantesque. La fin de cette séquence dorée pour le football espagnol coïncide avec les premières secousses politiques en Catalogne. En effet lors de la Diada (fête de la nation catalane) en septembre de la même année, se sont plus de deux millions de personnes qui se pressent dans les rues barcelonaises. Slogans et drapeaux indépendantistes rythment la journée. Cette année semble marquer un changement d’époque pour le football espagnol et pour l’Espagne en règle générale.
L’incarnation de ce changement de paradigme est sans aucun doute Gerard Piqué. Le défenseur du Barça est un ardent défenseur de la Catalogne et de son « droit à décider ». Par ces mots entendons la tenue légale d’un référendum d’auto-détermination pour cette riche et historique région du Nord-Est de l’Espagne. En septembre 2017, le défenseur s’affichait à la Diada qui se tenait dans un contexte d’opposition politique tendue entre Barcelone et le gouvernement central madrilène. Cette présence semblait indiquer qu’il n’était pas seulement en faveur d’un référendum mais aussi d’un résultat positif qui pousserait sa région vers le chemin de l’indépendance. Ce vif débat et la tension qui entoura la sélection poussèrent la Fédération espagnole à annuler les derniers matchs amicaux devant se jouer en Espagne avant le mondial russe de l’été 2018. On souhaitait éviter les sifflets qui allaient sans doute accompagner chaque prise de balle du défenseur central du FC Barcelone.
Des anciens joueurs du club blaugrana expriment des opinions similaires à celles de Piqué. En premier, Pep Guardiola, joueur sous l’ère Johan Cruijff et à la tête du grand Barça de 2009, qui s’est plusieurs fois exprimé concernant son attachement à ce qu’il dit être son pays. Lors de son passage en Bavière – il entraîna durant trois saisons le Bayern Munich – il passa des paroles aux actes en apparaissant dans la liste de la coalition indépendantiste Junts pel si (« Ensemble pour le oui » en catalan) lors des élections régionales de 2015 – en position non éligible. Celui qui compte 47 sélections en Equipe d’Espagne continue de clamer ses idées indépendantistes depuis son banc à Manchester, d’ou il dirige actuellement City. Xavi, précédemment évoqué a, depuis son exil sportif au Qatar, sèchement critiqué l’attitude de l’Etat central espagnol dans la gestion de ce que l’on appelle communément « la question catalane ». Il poussa le trait en opposant l’Espagne et le Qatar via une comparaison qui affirmait que « le système ici (au Qatar) fonctionne mieux ». Les hommes évoluent, tout comme leur football.
En 2008, l’Espagne amorçait l’une des plus belles séquences de l’histoire du football. Ces quatre années de victoires et d’un jeu clairement identifié à sa sélection permirent de réparer une injustice concernant la place de ce pays dans le palmarès mondial. Désormais, La Roja dispose de l’une des plus belles vitrines du sport et une identité de style propre. Cette équipe fut aussi l’incarnation d’un football de club tout aussi victorieux et spectaculaire. Enfin, son image fut celle de l’unité et de toutes les Espagnes. Néanmoins, et comme toujours, toute image possède ses parts d’ombres et d’imperfections, qui, ici, se révélèrent dans le sillage du déclin d’une génération exceptionnelle.
Sources :
- Joseph Pérez, Histoire de l’Espagne, Joseph Pérez, Fayard, 1996
- Paul Dietschy, Histoire du football, Perrin, 2010
- Paul Dietschy, « Les guerres du foot », L’Histoire, Collections n°79, 2018
Crédits photos : Icon Sport