Dès le début du vingtième siècle, le foot a créé des antagonismes. Les plus durables sont évidemment les rivalités de club puisque ceux-ci sont les seules identités à traverser les époques. Il y eut aussi celles de joueurs comme Messi et CR7 ou celles d’entraineurs comme Mourinho et Guardiola. Mais celles de présidents sont rares. Le foot français en a d’ailleurs accouché d’une seule, mais extrême, celle entre le bordelais Claude Bez et le marseillais Bernard Tapie.
Tapie-Bez, Bez-Tapie. Toute la rivalité OM-Bordeaux des années 80 ou presque a tourné autour de ces deux hommes. Il faut dire que l’opposition entre les deux est tellement caricaturale qu’on pourrait la croire sortie de l’imagination fertile d’un scénariste. Bordeaux la belle endormie contre Marseille la ville enflammée, l’héritier issu de la bonne société bordelaise contre le fils d’ouvrier issu des banlieues franciliennes populaires, le notable discret contre le flambeur, l’homme ventant les valeurs de droite et se qualifiant lui-même de « fasciste éclairé » (sic) contre celui qui s’engagera politiquement à gauche… N’en jetez plus ! Tous les ingrédients sont réunis. Sans compter le principal, la mégalomanie et la soif de réussite des deux protagonistes.
L’histoire débute en 1978, Claude Bez, expert-comptable réputé de la place de Bordeaux est nommé président des Girondins après en avoir été le trésorier pendant quatre ans. Très vite, il affiche ses ambitions : monter sur la plus haute marche du football français et devenir le premier club hexagonal à gagner une coupe d’Europe. Soutenu par Jacques Chaban-Delmas, maire historique de la ville, Bez met son projet en route en recrutant des grands joueurs comme Bernard Lacombe ou Dominique Dropsy et surtout en mettant en figure de proue un petit lutin d’un mètre soixante-deux et enfant chéri du club: Alain Giresse. Le tout sous la houlette d’un entraîneur qui fera reparler de lui plus tard, Aimé Jacquet.
La progression est régulière et, en 1984, Bordeaux touche enfin un de ses buts en devenant champion de France. Surtout que les girondins récidivent en 1985 tout en atteignant les demi-finales de coupe des champions où ils seront éliminés par la Juventus de Platini et Boniek. Bref au milieu des années 80, Bez a fait du club Marine et Blanc le club phare du foot français.
À l’époque, l’OM retrouve tout juste la première division après un séjour de quatre saisons en D2. Le club peine à se maintenir et vit dans le souvenir de son lustre d’Antan où, avec Skoblar et Magnusson en attaque, il terrorisait l’hexagone. Malgré une passion jamais démentie pour son club, le peuple phocéen n’arrive pas à s’enflammer. À cet époque, un jeune golden boy des affaires nommé Bernard Tapie est le chef d’entreprise français le plus en vue. Spécialisé dans le rachat d’entreprises françaises en difficulté comme La vie claire, Terraillon, Look ou Wonder, il s’offre parallèlement quelques coups d’éclat médiatiques dans le sport. Après avoir monté l’équipe cycliste la vie claire qui gagnera deux tours de France en 1985 et 1986, Tapie, qui cherche par ailleurs un fief pour se lancer en politique, se voit proposer de reprendre le chef d’œuvre en péril qu’est l’OM à l’époque. Comprenant tout le parti qu’il peut tirer de cette position dans l’opinion publique, il accepte. Nous sommes en 1986, et Bernard Tapie rentre dans la mêlée du foot business français à sa manière, frontale. Ironie de l’histoire, son premier acte médiatique de président de l’OM consistera à présenter au président de la république les joueurs marseillais lors de la finale de la coupe de France perdue face…aux girondins de Claude Bez.
« Quand j’arrive dans le foot français, y’a deux tauliers : Campora à Monaco et Bez à Bordeaux. Et qu’est ce que je fais pour m’imposer ? Je pique Papin à Monaco et Giresse à Bordeaux. » Cette phrase issue du documentaire C’est l’histoire d’un but montre très bien à quel point Tapie ne vient pas pour jouer les seconds rôles. Au sortir du mondial 1986, outre le légendaire stoppeur ouest-Allemand Karl-Heinz Forster, il recrute Jean-pierre Papin, l’attaquant français le plus prometteur de l’époque et initialement promis à l’ASM, au FC Bruges. Et surtout, séisme, il offre un rôle de premier plan à Alain Giresse, trente-quatre ans à l’époque, et à qui Bordeaux n’offrait qu’une fin en pente douce. Giresse, plus de vingt-cinq saisons en marine et blanc des catégories de jeunes jusqu’aux pros qui quitte les girondins provoquant la fureur de Bez. Ce même Bez qui, quelques mois plus tôt, n’avait pas caché son aversion pour le nouveau venu des présidents de clubs: « Charlatan, charognard, ce Tapie n’est pas un homme d’affaires mais uniquement un homme de médias. Je vais le démystifier cet homme là. » Lors du retour de Giresse au parc Lescure la saison suivante, son nom est d’ailleurs remplacé par un point d’interrogation dans le programme du match. Et Gernot Rohr multipliera tellement les fautes sur lui qu’il verra rouge avant la mi-temps.
La première saison, excepté quelques les quelques piques liées au départ de Giresse, la rivalité reste relativement calme. Bordeaux va chercher un troisième titre de champion (le dernier de l’ère Bez, même si on ne le sait pas encore) qu’il va en sus agrémenter de la coupe de France, réalisant le seul doublé de l’histoire du club. L’OM sera certes dauphin des girondins dans les deux compétitions mais encore trop loin pour que la rivalité s’envenime vraiment. Tapie commence à faire monter en puissance l’image médiatique de l’OM en organisant des animations et en facilitant celles organisées par les premiers groupes ultras marseillais. Pendant que Bez n’hésite pas à menacer les ultras bordelais d’une « chasse impitoyable ». Encore une divergence de vues entre les deux.
La saison 1987-1988 voit l’AS Monaco sacrée championne. Si Bordeaux confirme encore son rôle de place forte du foot hexagonal en atteignant la deuxième place, l’OM recule à la sixième position synonyme d’absence des compétitions européennes la saison suivante. Certes, l’OM s’offre un parcours exceptionnel en coupe des coupes avec sa première demi-finale européenne. Mais la montée en puissance tarde à se concrétiser.
De plus, en octobre 1988, après un match nul à Chypre qui obère fortement les chances de qualification françaises pour le mondial 1990, le sélectionneur Henri Michel est débarqué. Suite à un putsch fédéral dont il est l’un des leaders, Bez est nommé surintendant des bleus avec Platini comme sélectionneur. Ce qui confirme encore un peu sa position de boss officieux du foot français. Avec un Tapie bien décidé à être calife à la place du calife.
La saison 1988-1989 démarre avec un OM qui, privé de joutes européennes, va pouvoir reporter toute sa concentration sur les compétitions domestiques. Et cela paie. L’OM réalise le deuxième doublé de son histoire (et le dernier à ce jour). Pour la première fois, l’OM de Tapie finit la saison devant le Bordeaux de Bez. Un FCGB qui échoue à la treizième place, à 24 points de l’OM de Tapie (avec encore une victoire à deux points) ce qui accroît encore le ressentiment de Bez face à celui qu’il considère comme un parvenu sans scrupule.
La saison 1989-1990 va alors pousser la rivalité à son paroxysme. Champion en titre et pour la première fois qualifié en coupe des champions, l’OM de Tapie réalise un recrutement de haut vol : Enzo Francescoli, artiste uruguayen à la technique léchée, Carlos Mozer, libero de la selecao et surtout, Chris Waddle, attaquant anglais aussi génial que fantasque, débarquent sur la Canebière.
En face, Bez mise toujours sur son ossature habituelle qui, malgré le couac de la saison précédente, a fait ses preuves.
Et c’est le choix des girondins qui semble d’abord payant. Les marines et blancs font la course en tête en début de saison. Ils battent notamment l’OM sur le score sans appel de 3-0 lors du match aller au parc Lescure le 21 octobre. Bez jubile et se permet au début 1990 de tenir des propos orduriers sur Tapie: « Monsieur Tapie est un cancer pour le football. Cet homme, tout ce qu’il touche, il le pourrit. Avant lui c’était propre. » Allusion à peine voilée aux rumeurs de matchs truqués et de dopage qui circulent au sujet de l’OM.
Mais la saison continue et l’OM grignote son retard. Quand les girondins se présentent dans la cité phocéenne le 24 avril 1990 pour le match retour, l’OM peut leur reprendre le commandement du championnat. À cette occasion, Claude Bez va s’autoriser une provocation quasiment jamais vue à l’époque pour un président de club français (et jamais vue depuis non plus, d’ailleurs): il se présente au stade vélodrome dans sa limousine Cadillac et descend de la voiture en costume croisé de mafieux, à la fois pour illustrer ses accusations de magouilles contre Tapie et railler l’étiquette de ville de voyous qui colle à Marseille. Le tout sous les insultes nourries des ultras marseillais qui lui ont consacré un chant plutôt gratiné.
Mais la provocation ne gagne pas les matchs. Sur le terrain, les marseillais s’imposent sans trembler et reprennent la tête du championnat pour ne plus la quitter.
Ce même mois d’avril 1990, l’OM est éliminé de la C1 par Benfica après un but de la main de l’attaquant lisboète Vata. Tapie, qui sait lui aussi manier la provocation, déclarera après le match: « J’ai tout compris. Ce sont les dirigeants portugais qui m’ont eu. Mais je ne suis pas plus con qu’eux. J’apprends vite. Et la prochaine fois, l’arbitre n’accordera pas le but de la main. »
Cette saison est, on ne le sait pas encore, le chant du cygne des girondins version Bez. À l’automne 90, des affaires de fraude à la surfacturation au sujet de la rénovation du centre d’entraînement sont mises à jour. Et le fisc réclame plusieurs millions d’impayés au FCGB. Trop heureux d’enfoncer Bez, Tapie, qui en 1989, a été élu député au sein de la majorité présidentielle socialiste (et deviendra ministre de la ville dans le gouvernement de Pierre Bérégovoy en 1992), ne se prive pas de claironner qu’il a d’ailleurs « des choses à dire à [son] ami [Michel] Charasse », le ministre du budget de l’époque. Partant du principe que la meilleure défense reste toujours l’attaque, Bez se répand en déclarations tapageuses. Il se vante notamment d’avoir payé des prostituées aux arbitres pour des matchs de coupe d’Europe dans une interview donnée à l’équipe. Mais le ressort est cassé. Cerné par la justice et poussé de toutes parts, Bez quitte la présidence des girondins en novembre 1990.
Tapie jubile. Il est le nouveau boss du foot pro français. Même s’il reconnaîtra implicitement les talents de son adversaire en déclarant un jour: « Je dois reconnaître que si je touche des droits TV sonnants et trébuchants, je le dois en grande partie à ce gros ours mal léché. »
La suite on la connait. Champion et finaliste de C1 en 1991, champion en 1992 et enfin vainqueur de la ligue des champions en 1993, l’OM de Tapie monte là où le Bordeaux de Bez n’avait pas réussi à arriver. Mais l’affaire OM-VA va tout faire capoter et le dénouement de cette rivalité se situera donc dans les prétoires.
Et là encore, Bez va tirer le premier. En Janvier 1994, alors que Tapie se débat dans l’instruction de l’affaire OM-VA, Claude Bez comparaît devant le tribunal correctionnel de Bordeaux pour l’affaire des surfacturations dans le cadre de la rénovation du centre d’entraînement des girondins. Il est condamné à deux ans de prison dont une année ferme. Seule l’année de prison ferme sera confirmée en appel en janvier 1995. Avant de laisser la place médiatique à son meilleur ennemi…
Car si le procès Bez n’avait intéressé que les amateurs de foot, le milieu des notables bordelais et les chroniqueurs judiciaires, celui de Tapie est d’un autre acabit. Député, député européen, ancien ministre voire potentiel présidentiable… Tapie est l’un des hommes les plus en vue de France dans les années 80 et 90. Le procès fait la une du 20 heures et est suivi dans la France entière. Pour, au final, être condamné…à la même peine que Bez, deux ans dont un an ferme (ramené à deux ans dont huit mois fermes en appel).
La condamnation de Tapie met définitivement fin à ce qui a donc été la rivalité la plus tendue entre deux présidents de clubs en France. En 1999, quelques jours après son décès d’une crise cardiaque, ses girondins rendront à Bez l’hommage qu’il aurait sûrement souhaité en gagnant le match qui suivit son décès contre… l’OM.
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